Journal d'investigation en ligne
Dossier
par Ricardo Parreira, Sam Han

Extrême droite et complotisme, l’épreuve des chiffres

Plongée statistique dans les fils de discussions d'extrême-droite du réseau social Telegram

Armé de quelques compétences techniques, il est possible de récupérer l’intégralité des conversations sur des boucles publiques du réseau social. Résultat : une enquête quantitative sur plus de 200 boucles de discussions, prédigérées et présentées, pour le plaisir des yeux, sous forme de graphiques.

La ré-émission de messages entre les boucles Telegram observées, depuis leurs création. Et l'occasion d'introduire leurs couleurs : en bleu la mouvance d'extrême droite, en vert celle du complotisme, en rouge la gauche. Et quelques gilets jaunes. - Pôle OSINT de Reflets
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Depuis un certain nombre d’année, le réseau social Telegram a acquis la réputation sulfureuse de bastion de l’extrême droite. Reflets a déjà publié de nombreuses enquêtes à ce sujet. Les affaires médiatisées de « FRDeter » au printemps 2023 ou de la « Division Aryenne Française » à l’été 2024 n’ont pas arrangé les choses, aboutissant à la fermeture de boucles de discussions par le gouvernement. Mais l'application demeure un puissant outil de propagande et de recrutement. Plus encore, il est l’une des bases arrières du vote en faveur du Rassemblement National.

Le réseau social a une autre caractéristique intéressante. Alors qu’en 2023, la plupart de ses concurrents restreignaient les possibilités d’accès à leurs données par des moyens programmatiques, cassant au passage de nombreux outils d’investigation numérique, Telegram est resté sur ce point-là exemplaire. Il suffit de rejoindre un fil pour être en mesure de télécharger l’intégralité des messages non effacés, depuis sa création, avec toutes les métadonnées associées. Une opportunité en or pour enquêter sur la communication et la sociologie de l’extrême droite.

Après un gros travail d’exploration et de cartographie, plus de 230 boucles ont été téléchargées dans un but : faire parler cette donnée. Pour ce premier volet, nous posons la question des liens entre complotisme et extrême droite. Suivez le guide.

La grande migration

La grande migration vers Telegram débute à l’orée 2021. À l’époque, la France est en plein COVID, tout juste sortie du deuxième confinement. Début janvier, les partisans de Donald Trump, perdant de l’élection, ont envahi le capitole à Washington, démontrant l’activisme de la sphère « Alt-Right » et « QAnon ». En réaction, leurs principales plateformes numériques aux États-Unis ont été piratées par des hacktivistes de gauche. Il était temps de se trouver un nouveau rade.

 La somme des moyennes de vues tente de déterminer l'audience effective de chaque mouvance -  Pôle OSINT
La somme des moyennes de vues tente de déterminer l'audience effective de chaque mouvance - Pôle OSINT

On observe que les boucles de l’extrême droite gagnent très vite de l’audience, suivies de près par un « complotisme » à l’ascension constante. Les canaux des autres couleurs politiques piétinent. À la fin de la période, au moment de la guerre en Ukraine et de l’élection présidentielle française, l’audience des boucles conspis et complotistes a même dépassé celle de l’extrême droite.

Par la suite, les canaux dits « de gauche » vont gagner en ampleur au début de l’année 2023, principalement dans la foulée des mouvements contre les bassines et contre l’A69. Les boucles d’extrême droite et complotistes vont se rejoindre, par le haut, très fortes sur toute la période. Il faudra attendre l’arrestation médiatisée de Pavel Durov le 24 août 2024 pour observer un tassement notable de leur audience.

 Les affaires FRDETER et de la DAF vont aussi ébranler la galaxie brune sur Telegram. Une nouvelle migration se prépare ? - Pôle OSINT
Les affaires FRDETER et de la DAF vont aussi ébranler la galaxie brune sur Telegram. Une nouvelle migration se prépare ? - Pôle OSINT

Mais n’allons pas si vite, il est facile de montrer quelques courbes et d’en faire l’interprétation. Alors de quoi parle-t-on exactement ? Il est temps maintenant de prendre un peu de recul et des petites précautions de lecture. Et de regarder en détail comment est constitué l’échantillon.

 Les moyennes de vues et de réaction sur 2023 donnent une meilleure idée de l'audience réelle des boucles - Pôle OSINT
Les moyennes de vues et de réaction sur 2023 donnent une meilleure idée de l'audience réelle des boucles - Pôle OSINT

Depuis 2021, l’extrême droite, sous ses diverses identités idéologiques, a largement investi Telegram. Les mouvances de gauche, plus réticentes—comme pour de nombreux autres outils numériques—y sont arrivées plus tard. À l'origine, Telegram est perçu par les militants comme un outil d'organisation « sécurisé ». Cependant, face à des formes de censure et aux réglementations du Digital Services Act (DSA) sur les réseaux sociaux dominés par les géants du numérique, de nouvelles boucles d'information émergent sur cette plateforme. On observe ainsi l'apparition de boucles « miroir » sur Telegram, reproduisant un flux médiatique similaire à celui de Cerveaux Non Disponibles ou Contra Attaque. Lorsque les grands canaux écologistes émergent au printemps 2023, ils atteignent très rapidement des audiences comparables à celles des principales boucles d’extrême droite.

Ces mouvances d’extrême droite génèrent une quantité massive de contenu, parfois des milliers de messages par jour. Ces données permettent non seulement de mesurer le niveau d’influence que l’extrême droite cherche à établir sur la plateforme, mais aussi d’analyser les idéologies spécifiques qui y circulent. Il est donc essentiel de les classifier avec la plus grande précision possible, malgré le confusionnisme véhiculé par certaines boucles. Car ces identités fascisantes ont, sans aucun doute, instauré un puissant écosystème sur Telegram.

Un écosystème fascisant

L’extrême droite radicale, également appelée extra-parlementaire, se caractérise par une pluralité de courants idéologiques qui, bien que partageant des référentiels communs (nationalisme, rejet de la modernité, conservatisme, etc.), diffèrent en termes de stratégies et de modes d’action. Cette diversité se structure autour de plusieurs grandes tendances : les identitaires, les nationaux-révolutionnaires, les catholiques intégristes et les royalistes/monarchistes, qui, loin d’avoir ignoré la « modernité numérique », ont largement investi Telegram.

À ces mouvances s’ajoutent des réseaux complotistes qui, bien qu’ayant leurs propres spécificités, entretiennent des liens étroits avec l’extrême droite. Ces connexions se manifestent soit dans la continuité des théories conspirationnistes antisémites historiques, soit à travers des discours anti-système qui relèvent d’une vision ouvertement conspirationniste du monde.

 Pour cette classification, Reflets s'est appuyé sur les classifications existantes et notre connaissance de cet écosystème - Pôle OSINT
Pour cette classification, Reflets s'est appuyé sur les classifications existantes et notre connaissance de cet écosystème - Pôle OSINT

Dans l’écosystème des groupes d’extrême droite radicale, on identifie le courant identitaire, qui trouve son origine dans la Nouvelle Droite des années 1970. Influencés par les thèses d’Alain de Benoist et du GRECE (Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne), les identitaires rejettent l’universalisme républicain et défendent une vision racialiste et ethno-différentialiste du monde. Ils ont notamment popularisé le concept de « remigration », c'est-à-dire la « déportation » des personnes perçues comme allogènes, en lien direct avec le mythe du « grand remplacement », qui constitue leur principal cheval de bataille. Parmi les groupes les plus connus figurent Les Natifs, Aurora Lorraine, l’Institut Iliade, la Ligue du Midi, Némésis, Les Braves et Patria Albiges.

Coté national-révolutionnaire (NR) – Tenesoun, Novelum Carcassonne, le Gud, Lyon Populaire, Luminis Paris, Oriflamme Rennes, etc. - se caractérise par une tentative de synthèse entre un nationalisme radical et des références issues du socialisme ou du tiers-mondisme. Selon Nicolas Lebourg, les NR mêlent une propagande « maoïste à celle de la Révolution Conservatrice allemande » et se présentent comme les « Nouveaux Résistants » engagés dans une lutte contre un « Système » perçu comme un « totalitarisme » libéral cherchant à imposer un matérialisme cosmopolite, avec la complicité de « collabos » favorisant l’immigration.

Ce courant s’est déployé selon des dynamiques contrastées. D’un côté, une partie des NR a largement investi des réseaux pro-russes et conspirationnistes, contribuant à la diffusion d’une rhétorique confusionniste qui attire certains militants anti-système. De l’autre, certains segments de cette mouvance se sont positionnés en faveur de l’Ukraine, au point que plusieurs militants français néonazis ont intégré les rangs de l'armée ukrainienne.

Des figures comme Alain Soral et des organisations telles qu’Égalité & Réconciliation illustrent cette tendance. Par ailleurs, un noyau structurant de cette mouvance se retrouve dans Les Nationalistes d’Yvan Benedetti, qui incarnent une extrême droite radicale revendiquant une filiation pétainiste et fasciste.

Dans les boucles Telegram de l’extrême droite radicale, on retrouve également des catholiques intégristes, représentés par des organisations telles qu’Academia Christiana et Civitas. Ces groupes s’inscrivent dans un traditionalisme religieux profondément hostile à la modernité, rejetant la laïcité républicaine ainsi que les droits des personnes LGBTQ+ et le féminisme. Ce traditionalisme réactionnaire englobe également les royalistes et les monarchistes qui, bien que minoritaires, occupent toujours une place au sein de l’extrême droite française.

Depuis la pandémie de COVID-19, les mouvances complotistes ont connu une expansion significative et s’articulent fréquemment avec l’extrême droite. Parmi ces tendances, on retrouve les antivax et la méfiance envers les élites médicales, portées par des figures telles que Christian Perronne ou Louis Fouché, et exploitées par l’extrême droite pour alimenter un rejet global des institutions. D’autres théories conspirationnistes, comme celles sur la 5G, les chemtrails, le Nouvel Ordre Mondial ou encore le concept d’« État profond », postulent l’existence d’une élite secrète exerçant un contrôle sur le monde. Par ailleurs, les boucles de réinformation dites « pro-russes » relaient un narratif géopolitique aligné sur les intérêts du Kremlin, à l'image des médias comme Russia Today (RT) ou Sputnik, contribuant ainsi à la diffusion d’une rhétorique souverainiste et anti-occidentale au sein de l’extrême droite française.

 La sphère complotiste a été classifiée selon notre propres critères. Ces problématiques de classification feront l'objet d'un prochain volet, aidé d'algorithmes de « clusterisation ». - Pôle OSINT
La sphère complotiste a été classifiée selon notre propres critères. Ces problématiques de classification feront l'objet d'un prochain volet, aidé d'algorithmes de « clusterisation ». - Pôle OSINT

Et de tirer les fils, un à un

L’opportunité qui s’offre ici est celle d’analyser sans biais les données. D’extraire directement des schémas les métadonnées (données structurelles), sans y appliquer d’interprétation humaine. Et de laisser à tous la possibilité de juger par soi même.

La première piste nous amène aux « forward », cette fonctionnalité de Telegram permettant de ré-émettre sur son canal un message apprécié provenant d’une autre boucle. Cette donnée structurelle montre les échanges entre fils de discussions. Sur l’image qui suit, chaque point (boucle) va émettre un lien de sa propre couleur vers les boucles dont il ré-émet les message. Plus il y a eu de « forward » de cette boucle, plus le lien est gros. L’outil de visualisation va automatiquement rapprocher les boucles fortement liées entre elles. En bleu, les canaux d’extrême droite, en vert ceux du complotisme, en rouge ceux de la gauche. Et nos quelques gilets jaunes.

Ici, les données de « forward », déjà utilisées pour l'image de Une, ont été présentées avec un autre algorithme de visualisation  - Pôle OSINT
Ici, les données de « forward », déjà utilisées pour l'image de Une, ont été présentées avec un autre algorithme de visualisation - Pôle OSINT

À première vue, le graphe laisse apparaître une forte imbrications entre les canaux bleus et verts. En périphérie bleue, les « forwards » se font majoritairement entre bleus mais plus on s’approche du centre de gravité et plus les messages fusent entre canaux complotistes et d’extrême droite. On note aussi l’étanchéité des rouges avec très peu de liens rouges se dirigeant vers le magma complotiste. Quelques canaux complotistes, eux, pratiquent les rouges de temps en temps.

Cette image se renforce avec le prochain graphe, où sont résumés, les « forward » des six derniers mois entre les différentes tendances. Le groupe « Néofasciste » a été mis en surbrillance pour souligner sa centralité dans les échanges, en forte collaboration avec les boucles « QAnon ».

À gauche, les néo-fascistes sont en interaction avec les différents tendances d’extrême droite. Ils échangent fortement avec la tendance « QAnon » (à droite), elle-même en forte interaction avec les différentes sphères complotistes. - Pôle OSINT
À gauche, les néo-fascistes sont en interaction avec les différents tendances d’extrême droite. Ils échangent fortement avec la tendance « QAnon » (à droite), elle-même en forte interaction avec les différentes sphères complotistes. - Pôle OSINT

Il est temps de suivre la piste d’une seconde « métadonnée ». Cette fois-ci, ce sont les liens externes (médias, blogs, site webs, …) postés par les boucles observées. Pour simplifier les choses, ne sont représentées ici que les différents tendances, identifiées par leur couleurs familières. Les ronds noirs sont les sites externes postés dans les boucles Telegram et ils sont filtrés pour ne garder que ceux en communs aux différentes tendances.

Une fois encore, les grandes familles de l’extrême droite et du complotisme rentrent sagement dans leurs cases et se rapprochent du fait de l’intensité de leurs liens en communs. - Pôle OSINT
Une fois encore, les grandes familles de l’extrême droite et du complotisme rentrent sagement dans leurs cases et se rapprochent du fait de l’intensité de leurs liens en communs. - Pôle OSINT

Il est une troisième métadonnée qui peut laisser entrevoir les liens entre ces deux grandes familles, les utilisateurs eux-mêmes. Sur ce point, il faut savoir que nous ne pouvons observer que les utilisateurs réalisant des commentaires, donc les plus motivés, et cela uniquement lorsque la boucle l’autorise. Voici, depuis 2024, les utilisateurs communs entre les différentes boucles. La taille des cercle est représentative du nombre d’utilisateurs en commun.

Encore une fois, qui se ressemble s’assemble et nous observons nos boucles bien connues, et les couleurs vertes et bleues, s’entremêler laissant nos rouges de coté. - Pôle OSINT
Encore une fois, qui se ressemble s’assemble et nous observons nos boucles bien connues, et les couleurs vertes et bleues, s’entremêler laissant nos rouges de coté. - Pôle OSINT

Et les effets de cette imbrication s’observent dans le temps. Les graphiques suivants montrent la répartition des utilisateurs entre les deux grandes couleurs. Si le nombre d’utilisateurs est variable par année, il y a deux constantes : la croissance en nombre et en proportion des utilisateurs communs aux deux tendances et celle des utilisateurs « exclusifs » de l’extrême-droite.

À gauche, les utilisateurs observés chaque année, avec leur répartition par couleurs. A droite, le profil d'abonnements des utilisateurs dans les différentes boucles. - Pôle OSINT
À gauche, les utilisateurs observés chaque année, avec leur répartition par couleurs. A droite, le profil d'abonnements des utilisateurs dans les différentes boucles. - Pôle OSINT

Bien sûr les tendances observées ici, montrant une forte imbrication de complotisme et de l’extrême droite, ne sont représentatives que de la plateforme Telegram. Les médias sociaux sont un monde bien plus vaste. Et derrière ces plateformes se déploie la toile de la communication politique.

L’intérêt de cette analyse est de pouvoir en observer des effets dans les chiffres, la donnée. Et les différentes « metadonnées structurelles » montrent des liens forts entre les couleurs « complotisme » et « extrême droite ». Une proximité qui se démontre d’elle-même, par la magie des algorithmes de visualisation.

Pour les curieux et les chercheurs, nous publions sur le dépôt de code « Reflets.info » une sauvegarde du projet utilisé pour générer les graphes. Libre à vous d’aller jeter un coup d’œil aux données pour vous faire votre propre idée. À utiliser avec l’outil « Gephi ».

Et pour les autres, ne vous éloignez pas. Les données sont encore vastes et un prochain volet de l’enquête est un préparation. En attendant, quelques derniers chiffres pour la route. Selon des moyennes de vues et de la répartition des utilisateurs sur les multiples canaux, l’audience 2023 - 2024 de l’extrême droite sur Telegram s’établirait autour de 430.000 personnes, dont 30.000 personnes fortement impliquées.

Making of

Cette enquête a débuté avec l'aide de Streetpress et a été poursuivie par le pôle OSINT de Reflets ainsi que par notre journaliste spécialiste de l'extrême-droite Ricardo Parreira

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