Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jacques Duplessy

« Il y a une victoire politique et culturelle de l'extrême droite »

Stéphane Gatignon, l'ancien maire de Sevran appelle à un sursaut de la gauche

Alors que la ministre de l'Enseignement supérieur veut faire la guerre à « l'islamo-gauchisme » à l'université, nous avons demandé à l'ancien maire de Sevran qui avait démissionné de son mandat pour protester contre l’insuffisance des politiques publiques en banlieue, comment il analysait les crispations et la crise que nous traversons.

File:Stéphane Gatignon (2013) - Claude Truong-Ngoc - Wikipedia - CC BY-SA 3.0

La ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, s'obstine à vouloir demander une « enquête du CNRS » sur l’islamo-gauchisme dans l’université « afin de distinguer ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme ». Comment réagissez-vous ?

Stéphane Gatignon : C’est un anathème qui empêche les chercheurs de travailler sereinement. Elle choisit de cliver pour empêcher les analyse de la crise que nous traversons. Le but des recherches en sciences-sociales est d’analyser la société telle qu’elle est. Point. Ceux qui tiennent l’appareil d’État aujourd’hui ont peu de formation politique. Mais ils ont le pouvoir...

Comment analysez-vous la crise que nous traversons ?

Entre Paris et les banlieues, on est dans des mondes différents.

Géographiquement très proches, mais en fait très éloignés. J’ai habité à Sevran, maintenant je loge à Paris. Vu de Paris, c’est flagrant. Les déclassés sont aujourd’hui dans les banlieues et ils n’ont pas voix au chapitre dans la société. Le périphérique marque cette rupture.

Concernant la province, les habitants ne se sentent pas appartenir au même groupe social que les parisiens. Il y a un centre unique aujourd’hui : Paris. Le mouvement des Gilets Jaunes est parti d’une simple augmentation du prix du carburant. En province, pour les plus pauvres, l’essence représente une part importante du budget. Sans voiture, on ne peut rien faire.

Le monde du travail se reconstitue. Comme le statut des jeunes et des moins jeunes qui travaillent pour Uber, le statut d’auto-entrepreneur pose question. Ces travailleurs ont une assurance sociale faible, une retraite très faible. Ils sont payés à la journée ou à l’heure comme les tacherons du 19ème siècle. Le capitalisme est très fort, il s’adapte à toutes les situations.

Avec quelles conséquences ?

La politique du gouvernement crée de la frustration et de la violence. Ils ne se rendent pas compte mais il y a un ressentiment et une violence qui s’accumulent dans les banlieues. Je le sentais déjà avant, mais la rupture réelle est très récente.

Et pourtant, il n’y a pas eu de jonction entre les Gilets Jaunes et les banlieues ?

Les Gilets Jaunes sont un mouvement venus de la province. C’est un mouvement très contrasté avec beaucoup de violences anti-parisiennes. Les gens sont remontés contre ce centre parisien. Les gens allaient à Paris comme pour la Révolution de 1789 pour faire tomber le roi Macron. Aujourd’hui, les provinciaux ne vont plus manifester devant les préfectures car ça ne sert plus à rien. Ils savent que si tu ne tapes pas du poing sur la table, ça ne sert à rien. On ne peut pas leur en vouloir de mettre le bordel car toutes les autres formes de lutte ont échoué. Regardez les manifestations des salariés des hôpitaux depuis des années : ils n’ont rien obtenu. La lutte contre la réforme des retraites n’a rien donné. Il a fallu le Covid pour qu’elle soit enterrée. Dans un cadre normal, on t’écoute. Sans écoute, sans réelle discussion et recherche d'un consensus, on crée de la frustration.

Gilets Jaunes, ressentiment dans les banlieues, comment en est-on arrivé là ?

Tout s’est effondré, les corps intermédiaires sont dans un état catastrophique. Prenez le syndicalisme, il est encore une puissance structurée mais il est toujours dans d’anciennes grilles d’analyse. Les nouveaux prolétaires ne sont pas syndiqués, tous les uberisés, ça ne leur vient même pas à l’idée de rejoindre un syndicat. Quand ils font une action pour protester contre leurs conditions de travail, c’est avec les copains de cité, leurs potes du foot, les familles et les réseaux sociaux.

Les habitants des banlieues ne croient plus dans le politique dans leur grande majorité. Très jeune, j’étais dans les Jeunesses communistes. Aujourd’hui, c’est un modèle qui a quasiment disparu. Le plus dur, ce n’est pas de manquer d’argent, c’est de ne pas exister aux yeux de la société, de ne pas choisir sa vie. Alors les gens, pour exister reconstruisent, recréent des liens sociaux, par exemple par le foot. Je suis engagé dans le foot dans le 93, je vois bien que certains liens humains et sociaux se retissent à travers le foot. Pareil pour la religion qui donne un sentiment d’appartenance et d’existence. A Sevran, les églises étaient pleine dans les années 2000. J’ai vu une explosion des églises évangéliques. C’est la même chose pour l’islam politique. C’est le contre-pouvoir qui permet d’exister à nouveau.

Autre phénomène inquiétant, il n’y a plus de partis politiques à gauche pour travailler sur le fond ce que nous traversons. Certains à l'extrême gauche, comme Lutte Ouvrière par exemple, essaient, mais ils sont sur des grilles d’analyse archaïques. C’est ça dont la gauche soufre le plus, ce vide de la réflexion. Les seuls aujourd’hui qui sont audibles et qui ont un discours construit, c’est l’extrême droite !

Donc il y a une victoire idéologique de l’extrême droite ?

Oui, il y a une victoire politique et culturelle de l’extrême droite. C’est parce qu’ils ont travaillé depuis des années. Leurs militants du moment ne savent peut-être pas que l’idée du grand remplacement était évoquée par le Grece (Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne, NDLR) il y a 25 ans. Ils avaient déjà posé la question des migrations en raison du changement climatique. Je suivais leurs publications. Contrairement à la gauche, ils ont toujours travaillé et ça paie aujourd’hui. Leurs porte-voix sont dans tous les médias. Ils y a même des gens venus de la gauche parmi eux ! Zemmour s’est imposé sur CNews. Cette chaîne n’est plus une chaîne d’info, c’est le café du commerce post-facho. Et ils ont aussi créé leurs médias : Causeur, Front Populaire… Ça commence à Paris et ça fini à Vichy.

Comment la contrer ?

En travaillant. La gauche ne fait plus d’effort pour penser. C’est ça qui est inquiétant, car elle ne construit pas l’avenir. Ce qui me fait le plus peur est qu’il n’y a plus de structures politiques crédibles.

Il y a aussi un autre lieu où l’on réfléchit : au Vatican ! Ça travaille, y compris dans la contradiction, mais ils bossent. L’Église, avec sa dimension universelle, sait écouter la voix des plus pauvres car ils ont des remontées du terrain, d’Afrique, d’Asie… Après le pape, qui vient d’Amérique du Sud, qui a connu une société pauvre et la dictature, peut écrire des textes comme « Tous frères » ou « Laudato Si ». Ils ont une pensée écologique et une critique du capitalisme, ils ont une vision du monde. Qu’on soit d’accord ou pas avec eux, il faut leur reconnaître ça.

Vous êtes passé par le Parti communiste et Europe écologie. Quel est votre regard sur ces engagements ?

Le problème des Verts est que leur bureaucratisation tue tout. 2000 personnes tiennent tout et ne veulent pas lâcher. Et pire, ils ne veulent pas penser. Ce cocktail est mortel pour les appareils. Pourtant tout le monde voit bien que la question de l’écologie est centrale. Le communisme tel qu’on l’a connu au niveau organique est mort.

Mais l’idée communiste a-t-elle encore quelque chose à nous dire ?

La question d’un monde égalitaire, d’un en-commun partagé, d’un monde où chacun a sa place est vraiment d’actualité. Et le partage des richesses est lié à l’en-commun. Ensuite, une forme de rapport de classes est toujours actuelle. Il a juste évolué. Le monde ouvrier a disparu mais on a les nouveaux prolétaires. Le problème avec le capitalisme financier est que la masse des capitalistes, c’est moi, c’est vous. Avec les différents fonds pour la santé ou le vieillissement, avec la masse des produits financiers, chacun est son auto-esclave. Il faut comprendre ce qui nous exploite, même si c’est nous-mêmes. Il est urgent de travailler pour redéfinir une République écologique et sociale.

5 Commentaires
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée