Quand l’extrême-droite se fabrique des martyrs pour les exploiter
Plongée statistique dans les boucles de discussions fascisantes du réseau social Telegram
Nous poursuivons notre exploration des posts dans les boucles Telegram de l’extrême droite la plus violente. On peut y discerner des thématiques et des méthodes de communication dont la plus visible est la « création » de martyrs servant leur cause.
Le premier volet de cette enquête montrait comment il a été possible de télécharger l’intégralité de plus de 200 fils de discussions apparentés en grande majorité à l’extrême droite. Armés d’outils statistiques, la question des liens entre l'extrême droite extra-parlementaire et les boucles complotistes a été posée. L’analyse montre une forte imbrication des deux tendances sur les liens discernables entre canaux : ré-émission de messages, sources web externes et utilisateurs impliqués.
Dans ce deuxième volet, une liste de mots clefs « marqueurs » a été constituée et classée en thématiques. Le système, même imparfait, permet de marquer les messages et d’observer les tendances. Faisons donc un premier tour d’horizon avant de s’attaquer aux buzzs préférés l’extrême droite : la mise en exergue des violences commises, parfois par des étrangers sous OQTF, parfois simplement par des Français ne correspondant pas aux critères « raciaux » de l’extrême droite. Des tragédies que celle-ci sait exploiter à la perfection pour nourrir sa bataille culturelle.
Balayage des fréquences
Pour faire chauffer la machine, lançons une première analyse sur la proportion des thèmes de société abordés dans les boucles d’extrême droite. En pôle position on retrouve « immigration », « justice » et « covid ». En bons derniers, on note les « vpolice-media » (affaires de violences policières médiatisées) et les « vss-media » (affaires de violences sexistes et sexuelles médiatisées). On observe également l’irruption de la question agricole en janvier 2024, à l’occasion du mouvement des agriculteurs. Une récupération à la fois réactionnaire et anti-écologiste, heureusement vite résorbée.

Quand on se penche sur la mouvance « complotiste », on retrouve, sans surprise, une thématique « Covid » extrêmement développée. Passé ce premier constat, et dans la période post-2023, on remarque que les courbes du complotisme et de l’extrême droite deviennent relativement semblables, une similarité qui se constate dans l’ordre des thématiques dans l’échelle. Cette « similarité » ne sort pas de nulle part. En 2022, alors que les réseaux complotistes sont encore en pleine puissance, beaucoup de leurs acteurs appellent à voter pour Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle. Le collectif L’Extracteur avait, à l’époque, minutieusement tracé leurs réseaux et leurs alliances.

Et quand, à titre de comparaison, on tente d’analyser les thématiques sur les boucles de gauche, les courbes et l’échelle prennent des tours quelques peu différents. On notera que les « mots-clés » utilisés pour générer ces graphiques et ensembles de données portent en elles-mêmes deux polarités inhérentes aux camps politiques qu’ils caractérisent. Évidemment, des termes comme « justice », « féminisme » ou « migrants » n’auront pas du tout la même signification selon les mouvances, mettant en avant la bataille sémiologique menée par l’extrême droite, en quête d'appropriation des thématiques sociales et de dé-diabolisation.

En comparant les courbes de l’extrême droite et du complotisme, mais cette fois-ci sur les thématiques internationales, le phénomène se reproduit : les courbes et la prévalence des thématiques semblent pratiquement identiques. En pôle position, la guerre en Ukraine puis l'importation, à la mi-2024, de thématiques nord-américaines liés à l'essor de Trump.


Une fois de plus, à gauche, on se concentre sur d’autres priorités. Les thématiques internationales semblent peu prioritaires jusqu'à l'automne 2023 où apparaissent les boucles média de soutien à la Palestine.

Mais au fond, est-ce vraiment une surprise ? Pas vraiment, si l’on prend en compte les réalités historiques : les grands récits complotistes antisémites ont toujours été une composante inhérente – voire la base idéologique – des milieux d’extrême droite. Les réseaux complotistes ne font que recycler ces narratifs, notamment pendant la période du Covid, en les réactivant autour du fantasme du « Nouvel Ordre Mondial », avec des figures comme QAnon qui voient en Trump un chevalier menant la bataille contre un prétendu « satanisme mondial ». L’antisémitisme, depuis longtemps, reste le moteur central de cette haine.
Contrôle au faciès
Pour mieux décortiquer les mécaniques des stratégies de communication de l’extrême-droite, il fallait en choisir un. Un « buzz », un coup de « com », une de leur spécialités avec la gueule de l’emploi. Et, à choisir, quoi de plus typique que ces drames montés en épingle au fil des années. Ces jeunes violentés, ayant eu la malchance de tomber sur un « étranger » plutôt que sur un directeur d’école catholique privée.
Le meurtre de « Lola » survient le 14 octobre 2022. Dahbia Benkired est mise en examen pour meurtre sur mineur, actes de torture et viol. Sous le coup d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF), elle devient immédiatement une cible pour l'extrême droite, qui voit dans ce drame une occasion non seulement de dénoncer l’inefficacité des OQTF, mais surtout d’établir un amalgame entre immigration et violence. « Lola » devient ainsi la première d’une série de récupérations politiques malsaines, érigée au rang de « martyre » dans un discours idéologisé. Un vocabulaire retravaillé, propre à l’extrême droite, qui s’articule de plus en plus clairement avec le suprémacisme blanc et un racisme systémique.

La vague commence le lendemain de l’évènement par un message du fil « néofasciste » « fdesoucheofficiel ». Le lendemain, l’information commence a être reprise et les fils politiques sont au cœur de la danse avec plus la moitié des reprises par « EricZemmourOfficiel », « dupontaignan », « MarionMarechal », « reconquete_off » et l’influenceur d’extrême droite « DamienRieu ».
L’affaire se reproduit de façon similaire le 19 avril 2023. Dans la soirée qui a précédé, une bagarre violente à eu lieu à Crépol où un adolescent, « Thomas », est tué d’un coup de couteau. Le premier à communiquer sur l’affaire est « fdesoucheofficiel » à 10h40 du matin. Comme pour « Lola », la vague dure un quinzaine de jours.

Pour l’affaire « Philippine » on observe encore les mêmes symptômes avec un premier message de « fdesoucheofficiel » le 22 septembre 2024 à 12:42. Dans la journée, puis le lendemain l’affaire commence à être reprise par la boucle QAnon « reveuseeveillee », le « Parti de la France » et son président « Thomas Joly ». Le surlendemain la mèche est allumée et tourne dans les fils néofascistes avec une reprise par « MarionMarechal » et « DamienRieu ».

Le buzz ne prendra pas pour « Kylian », mort au petit matin en sortant de boite. « fdesoucheofficel » tentera un message à midi le 29 septembre mais il sera peu repris. Trop près de l’affaire « Philippine » ? Pour « Louise », les choses ne vont pas non plus se passer comme prévu. L’affaire semble bien partie, mais quatre jours plus tard, le 12, il est révélé que l’assassin a un nom à connotation française. Sur CNEWS, Pascal Praud se prend les pieds dans le plat : « Le présentateur de CNews a suggéré pendant des heures et à tort que le meurtrier de Louise, 11 ans, serait un étranger ». Sur Telegram, les boucles des mouvances « complotistes » et « extrême droite » choisissent elles aussi d’en rester là : Owen L., l’assassin de Louise, est un « blanc ». Circulez, il n'y a rien à voir.

Et il faut savoir que même si ces vagues s’apaisent, elles n’ont jamais vraiment disparu. Sur l’image suivante, seul le nom « Lola » est détecté dans les messages. Et à la manière d’une litanie, le nom est rappelé à chaque nouveau fait divers.

Mais avant de poursuivre, il fallait valider la méthode. Et nous assurer que nous sommes bien sur les traces de ces fumeux « coups de com ».
Le graphique suivant montre plusieurs courbes. Certaines sont les noms des « martyrs » répétés comme une litanie. Dans les autres catégories nous avons positionné les noms suivants :
Dans « vss-media », 11 noms d’hommes médiatiques auteurs de violences sexuelles.
Dans « vpolice-media », 10 prénoms de victimes médiatiques de violences policières
Dans « grands-patrons », 12 noms de milliardaires / patrons français.
Dans « feminicide-media », 24 prénoms de victimes de féminicides.
Et à ceci, nous avons ajoutés 2 catégories « Mazan » et « Betharram ».

À part quelques coups de com axés sur leurs « martyrs », rien de très notable n’est détecté.
Discours et imagerie mortifère

À cause de l’extrême droite et de son écosystème médiatique toxique, les visages de ces enfants finissent par être utilisés par des néonazis, au mépris du deuil des familles ayant perdu leurs enfants. L’utilisation du terme « martyrs » est multiple, mais quand il est utilisé par l’extrême droite il renvoie à une guerre idéologique qui n'est paradoxalement pas sans rappeler celle de l'islamisme intégriste de l'État Islamique. Memoria Natio, qui a diffusé ces images, est un canal néonazi sur Telegram qui prône la guerre civile, le racisme et la haine sous toutes ses formes. La police de caractères utilisée dans leur imagerie est celle du canal néonazi le plus connu en France, voire en Europe : Ouest Casual.
Un gang et une mécanique de la haine
Tout cela commence à être prometteur mais, pour mettre à jour l’ensemble du réseau il faudra aller un pas plus loin. Pour l’ensemble des prochains graphiques, ces faits médiatiques « iconiques » de l’extrême droite ont tous été ramenés à une même échelle de temps, le point zéro étant l’évènement violent déclencheur. Ainsi, les métadonnées significatives devraient s’additionner pour être rendues plus visibles. Et, munis de ce nouvel outil, l’enquête se poursuit.
Le premier graphique montre les thématiques associées aux messages concernant ces morts « iconiques ». Ce dont parlent les boucles quand elles abordent le sujet. Nous y trouvons « immigration », « justice », « racisme », « insécurité ». L’accent est mis sur la localité représentée par la thématique « villes », représentant les villes françaises.

Pour l’analyse, le graphique suivant représente les thématiques abordées dans l’ensemble des messages durant la même période. On y observe une augmentation générale des courbes portée par la montée en puissance des thématiques « villes », « immigration », « justice », « racisme ».

Tout commence toujours de la même façon. Le jour zéro, c’est le compte « fdesoucheofficiel » qui lance l’affaire. Dans la foulée, les relais habituels prennent la suite : « Damienrieu » et « livrenoir » sont presque toujours les premiers à embrayer, souvent accompagnés de « thomasjoly » avec son « partidelafrance ».
Dès le deuxième jour, la mécanique s’emballe : plusieurs boucles aux accents néofascistes ou affiliées à la sphère QAnon entrent en scène. On voit alors apparaître des comptes comme « reveuseveillee », « Zentropa451 », « LeCourrierDeLindien » ou encore « retourauvivant ». C’est aussi à ce moment-là que les grosses boucles comme « CanalNatio », « occidentisfr », « quoi2news » ou « Golemsklub » viennent injecter leur audience dans la machine.

Le troisième jour marque un tournant : les figures politiques majeures entrent en jeu. « MarionMarechal », « EricZemmourOfficiel » et le compte de campagne « reconquete_off » reprennent l’affaire, lui offrant une visibilité démultipliée.
Au total, ces 16 comptes concentrent à eux seuls plus de 90 % des messages diffusés et de l’audience générée autour de ces faits divers instrumentalisés. Parmi eux, cinq comptes se distinguent par leur constance et leur poids dans l’écosystème : « Damienrieu », « fdesoucheofficiel », « golemsklub », « occidentisfr » et « livrenoir (aujourd’hui Frontières) ». À eux seuls, ils assurent plus de 60 % de l’audience durant les deux semaines que dure en général ce type de « coup de com’ ».

Les comptes les plus réactifs – ceux qui propagent dès le jour même ou le lendemain – sont bien identifiés : « reveuseveillee », « LeCourrierDeLindien », « livrenoir », « Damienrieu », « thomasjoly », « sauverlafrance » et « Zentropa451 ».
Et qu’ont-ils à y gagner ? Le graphique suivant montre les évolutions de l'audience des principaux membres du « gang ». Ceux qui en tirent les plus grands bénéfices sont « CanalNatio », « MarionMarechal », « Zentropa451 », « golemsklub », « EricZemmourOfficiel » et « occidentisfr ». Autrement dit, les plus visibles deviennent encore plus visibles.

L’écosystème d’extrême droite vit de la haine, et des comptes comme celui de Marion Maréchal, avec 15.000 abonnés sur Telegram, ou celui de Damien Rieu, avec 24.000, sont de véritables générateurs de « buzz ». Ces comptes ont leurs équivalents sur Twitter (devenu X) — Marion Maréchal y compte 671.000 abonnés, Damien Rieu 298.000 — et disposent d’une puissance considérable, parvenant, pour ainsi dire, à forcer l’algorithme.
Nous assistons à l’émergence d’un discours, autrefois réservé à l’extrême droite radicale, dans le discours mainstream, qui récupère les faits divers pour faire croire que la France « blanche » ou de « souche » est en danger. La haine gagne du terrain, et, comme sur d’autres réseaux sociaux, Telegram devient un espace où cette haine se regroupe et s’organise, comme nous l’avons vu lors de la descente raciste à Romans-sur-Isère.
Au-delà d’être largement mis en avant par le système Bolloré, c’est à travers les réseaux sociaux comme Telegram et X que l’extrême droite, qu’elle soit parlementaire ou extra-parlementaire, réussit à imposer ses paniques morales, ses amalgames, son racisme.