Le salut de Kühnen : l’extrême droite radicale se nazifie
Un geste interdit en Allemagne
Des nationalistes révolutionnaires tatoués de runes et de soleils noirs aux fascistes identitaires bourgeois, en passant par les royalistes, la symbolique nazie se diffuse. Parmi ces signes, on retrouve notamment le geste à trois doigts, appelé le salut de Kühnen, conçu par le néonazi allemand Michael Kühnen pour remplacer le salut hitlérien.
Dans un article récemment publié, Le délégué national du mouvement étudiant UNI a le salut néonazi facile, Mediapart revient sur l’origine et la symbolique du salut de Kühnen, adopté dans les années 1970 pour remplacer le salut hitlérien en Allemagne. Utilisé par des néonazis et des suprémacistes blancs, ce geste a été repris par Mathis Gachon, délégué de l’Union nationale interuniversitaire (UNI). Bien qu’il trouve ses racines dans le salut à trois doigts – parfois associé au christianisme – ce signe était déjà employé, occasionnellement, sous le IIIᵉ Reich.

Comme de nombreux symboles issus du fascisme espagnol ou italien récupérés par l’extrême droite radicale française, la symbolique nazie semble vouloir franchir certains plafonds de verre et se normaliser dans l’espace public. Si les symboles nazis les plus couramment utilisés par les militants d’extrême droite sont les Totenkopfs, les soleils noirs, les croix gammées, les « SS » ou encore les « 14/88 », ceux-ci apparaissent principalement sous forme de graffitis ou de tatouages et sont rarement visibles sur les réseaux sociaux de ces groupes. En revanche, certains gestes cryptiques, comme l’index pointé vers le ciel, les bras croisés, le geste « OK » ou, plus récemment, le salut de Kühnen, sont plus fréquemment affichés dans les photos de groupe publiées en ligne. Ce dernier, en particulier, a été clairement réapproprié par les militants d’extrême droite, non seulement comme un geste de ralliement haineux, mais aussi comme un puissant dog whistle.
Aux origines du salut de Kühnen
Le salut de Kühnen, parfois appelé Widerstandsgruß (« salut de la résistance »), est un geste employé par certains groupes d’extrême droite pour contourner les lois interdisant les symboles nazis en Allemagne. Ce salut trouve son origine dans les années 1970 avec l’activiste allemand Michael Kühnen, figure majeure du mouvement néonazi en Allemagne de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale.
Le salut de Kühnen constitue une variante du salut hitlérien et se caractérise par un bras droit tendu ou pointé vers le bas avec le pouce, l’index et le majeur écartés, tandis que les autres doigts restent pliés, formant ainsi la lettre « W », symbole de Widerstand (« Résistance »). Ce geste est apparu pour la première fois dans les années 1970 sous le nom de « Salut de la Résistance », vraisemblablement utilisé par le groupe Aktion Widerstand, puis popularisé par Kühnen. C'est pourquoi il est souvent considéré comme le créateur de ce geste. Sur le terrain, cette variation permettait aux militants néonazis d’éviter les poursuites judiciaires tout en maintenant un signe de reconnaissance au sein de l’extrême droite. En 1992, le “Salut de la Résistance” est rebaptisé _"Kühnengruß" _ en hommage à Michael Kühnen, décédé en 1991.

En 1977 Kühnen fonde l’Aktionsfront Nationaler Sozialisten / Nationale Aktivisten (Front d'action national-socialiste / Activistes nationaux - ANS/NA) qui se fait connaître pour ses actions provocatrices, attirant particulièrement l'attention en 1978 lors d’une manifestation intitulée « Justice pour Hitler ». Entre 1977 et 1978, plusieurs membres du groupe ont perpétré des braquages et volé des armes sur des bases militaires. Accusés de projeter des attentats contre des installations de l’OTAN et un mémorial dédié aux victimes du camp de concentration de Bergen-Belsen, ainsi que de vouloir organiser l’évasion de Rudolf Hess, ancien dignitaire nazi emprisonné, six militants ont été arrêtés et condamnés à onze ans de prison.

Michael Kühnen lui-même a été incarcéré en 1979 pour incitation à la haine raciale et à la violence, après avoir été inculpé pour avoir fondé une organisation terroriste. Durant son emprisonnement, il a rédigé Die zweite Revolution (La Seconde Révolution), un manifeste destiné à l’ANS, dont le titre faisait référence aux ambitions d’Ernst Röhm, chef des SA en 1934. Dans son livre, Kühnen définit le “Salut de la Résistance” comme un signe de continuité idéologique avec le Troisième Reich. Il cherche ainsi à maintenir un symbole de ralliement pour les militants nazis dans un contexte où les lois de la République fédérale allemande criminalisent toute apologie du nazisme.
Peu à peu, ce geste finit par disparaître de la scène néonazie, d'une part en raison de son interdiction, et d'autre part parce que, dans les dernières années de sa vie, Michael Kühnen, après l'assassinat du militant néonazi Johannes Bügner en 1981 par d'autres néonazis, rédige un texte dans lequel il reconnaît son homosexualité et décide de quitter le mouvement néonazi, qui considérait les homosexuels comme des « traîtres au peuple ». Dans sa lettre de démission, il écrit : « Il n'est pas facile pour moi de quitter ce mouvement après plus de neuf ans de lutte pour notre communauté, dont plus de six ans d'emprisonnement (…) Des pans entiers de notre peuple et, de surcroît, des camarades éprouvés sont insultés et exclus simplement parce que les gens n’aiment pas leurs habitudes de lit. »
Résurgences du salut de Kühnen
Fin janvier 2007, c’est la pagaille au siège du parti Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ). La raison en est la Une du journal à sensation « Österreich » . Il s'agit d'une photo de Heinz-Christian Strache effectuant le soi-disant « salut de Kühnen » lors d'un événement organisé par la Corporation Ring de Vienne à la fin des années 1980. Selon le journal, Strache aurait salué par ce geste « un dirigeant nazi bien connu », ce qu’il réfute en disant : « j’ai commandé que trois bières ».
En 2009, rebelote le FPÖ republie une photo où, on peut voir certains chanteurs de Gstanzl «lever les mains faisant le salut de Kühnen ». À l’époque, le secrétaire général du FPÖ, Herbert Kickl, avait déclaré à l'agence de presse autrichienne qu'ils avaient terminé une chanson par ces mots : "Grüß Gott Lutz Weinzinger. Wir flehen zu Dir, stehen da wie der Strache. Geh zahl uns sechs Bier. (Bonjour, Lutz Weinzinger. On t'en supplie, debout comme Strache. Va nous acheter six bières.) »
Plus tard, lors des premières manifestations de Pegida en Autriche – à Vienne le 2 février 2015 et à Graz le 29 mars 2015 – le site antifasciste Linkswende a constaté que certains participants avaient effectué le salut hitlérien ou le salut de Kühnen. L’un des militants à Graz a été identifié grâce à un enregistrement vidéo et condamné à une peine de 18 mois de prison avec sursis.

Le 30 août 2020, lors de la « Marche contre l'impunité » à Ostende, en Belgique, un militant d’extrême droite a été identifié en train d’effectuer le salut hitlérien alternatif ; le salut de Kühnen. En 2022, pour la première fois en Belgique, ce geste a été condamné pour incitation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe.
L'extrême droite française et le salut de Kühnen
Il est établi que Michael Kühnen s’est enfui à Paris au début de l’année 1984, cherchant refuge auprès du groupe néonazi Fédération d'action nationale et européenne (FANE), avec lequel il entretenait déjà des contacts. Toutefois, ce passage en France ne semble pas être la raison de l’usage actuel du salut de Kühnen par des militants fascistes et membres des clubs de combat en Lorraine, Provence, Normandie, Bretagne, ou encore en région parisienne.

De nombreux militants issus des groupuscules d’extrême droite radicale ont fondé, depuis 2022, dans leurs régions respectives, des clubs d’entraînement aux arts martiaux, appelés Active Clubs. Ce mouvement, qui encourage l’apprentissage du MMA (Mixed Martial Arts), s’inscrit dans la continuité des Active Clubs américains, créés par le suprémaciste blanc et néonazi Robert Rundo.

Depuis ce geste est de plus en plus visible sur les photographies de militants fascistes et néonazis participant aux Active Clubs, mais aussi dans l'extrême droite radical. Il est ainsi répertorié par des sites comme Indextrême, mais aussi analysé dans divers articles de presse. Début mars 2024, les militants de l’Active Club France ont publié un message sur Telegram visant à justifier, selon eux, l’origine de ce geste : « Symbole souvent incompris et mal interprété, fréquemment l’objet de calomnies. Historiquement, les différentes variantes du salut à trois doigts se veulent un signe de reconnaissance entre jeunes chrétiens. »

Cependant, ces prétendus « jeunes chrétiens » demeurent des militants néonazis, arborant ouvertement des symboles explicitement racistes et suprémacistes blancs. Nombre d’entre eux n’hésitent pas à effectuer des saluts nazis, à porter des t-shirts affichant des slogans néonazis tels que « The White Race », « Misanthropic Division » ou « White Pride », ainsi qu’à exhiber des tatouages nazis. Parmi les symboles des Actives Clubs, la croix celtique occupe une place centrale : emblème privilégié de l’extrême droite occidentale, elle est couramment utilisée pour exprimer l’idéologie de la suprématie blanche et l’exaltation de la prétendue « race aryenne ».

Pour appuyer leurs propos, les militants des Active Clubs France ajoutent que : « C’est en Serbie que le salut à trois doigts prend souche dans les groupes nationalistes européens modernes, comme affirmation identitaire forte : celle d’une Europe fière de la foi de ses ancêtres, en lutte contre les barbares islamistes. »
Cette affirmation est toutefois hautement discutable. En effet, si Robert Rundo s’est bien rendu en Serbie entre 2020 et 2021, où il a tissé des liens avec des néonazis de l’Action serbe (Србска акција), qui lui a apporté son soutien lors de son arrestation en Roumanie en 2023 — cela ne prouve en rien l’origine prétendument serbe du geste. En effet, sur une photo prise en Serbie fin 2021, Rundo adopte bien ce qui semble être « salut serbe ». Pourtant, un examen du canal Telegram de l’Action serbe révèle que, sur plus de 2 000 images publiées, seule une contient ce fameux « salut serbe », alors que les symboles nazis et religieux ne manquent pas. Cela suggère que l’argument avancé par les Active Clubs France relève davantage d’une tentative de légitimation idéologique que d’un véritable ancrage historique du geste.
Le salut serbe est effectivement utilisé lors de certaines manifestations et par des nationalistes. Néanmoins, dans sa version employée par l’extrême droite radicale serbe, accompagnée de son iconographie orthodoxe, le geste présente une légère différence.

Les fascistes français ont simplement repris ce geste des militants néonazis allemands affiliés aux Active Clubs et les groupes néonazis de MMA. Et bien que ce salut soit aujourd’hui banalisé majoritairement par les Active Clubs en France, son usage s’est progressivement étendu à nombreux mouvements d’extrême droite - l’UNI, La Cocarde étudiante, l’Action française, Novelum Carcassonne, Bloc Montpelliérain, la Bastide Bordelaise, Lions des Flandres, etc.
En décembre 2021, soit avant même la création des Active Clubs en France à partir de mi-2022, les militants du groupe Les Zouaves Paris, qui avaient assuré le service d’ordre d’Éric Zemmour lors de l’un de ses meetings, faisaient déjà usage de ce geste.

Issu de la rencontre de Robert Rundo avec des néonazis serbes ou des groupes néonazis allemands, qu’il soit appelé “salut de Kühnen” _ou “salut à trois doigts”_, de la résistance ou de la suprématie blanche, ce geste demeure largement utilisé par une extrême droite radicale française désormais très ouverte à l’idéologie néonazie et à l’arsenal symbolique qui l’accompagne. Dans une photo prise début 2025 à Bordeaux, quelques militants d’extrême droite posent avec Édouard Philippe, qui, sans doute, déclarera ne pas être au courant de la signification de ce geste.
