Bordeaux : quand un contrôle d'identité dérape
Violences policières et patch nationaliste
Contrôlé par les forces de l’ordre le 21 octobre 2024 à Bordeaux, en marge d’une manifestation pro-palestinienne, Joseph-Alix B. a été placé en garde à vue pendant 44 heures après une interpellation violente. Accusé d’outrage, de rébellion et de violences sur personne dépositaire de l’autorité publique par les agents - dont deux portaient des patchs non réglementaires - il a finalement été relaxé par le tribunal judiciaire de Bordeaux le 10 avril 2025.
Ce 21 octobre, en fin d’après-midi, Joseph-Alix B., 19 ans, circule à vélo sur le quai des Chartrons lorsqu’il passe à proximité d’une manifestation pro-palestinienne, devant le consulat américain, encadrée par un équipage de la compagnie d’intervention départementale (CDI) de la Gironde. Contrôlé pour avoir roulé en vélo sur le trottoir « à vive allure », en quelques minutes, la situation dégénère : tentant de récupérer son téléphone, saisi par l’un des agents, il reçoit plusieurs coups de tonfa avant d’être maîtrisé au sol par trois policiers. Son t-shirt est déchiré et ses lunettes, tombées au sol, cassées. S’ensuivent 44 heures de garde à vue et des plaintes déposées par les agents, qui ont donné lieu à un procès.
La version policière vacille face à l’analyse des magistrats
Damien B., seul des trois policiers plaignants à s’être présenté à l’audience, patiente dans la salle depuis le début de l’après-midi. Au moment de prendre la parole, le quadragénaire ôte son manteau et comparaît affublé de son uniforme de police. « Vous étiez en service aujourd’hui ? » demande Maître Bruno Bouyer, l’avocat de Joseph-Alix B. « Les faits jugés ont été commis en service, donc je viens comme ça », rétorque-t-il. Pendant près de 4 heures, les magistrats tentent d’établir la chronologie des événements ayant conduit à l’interpellation du prévenu.
Durant le procès, la cour, présidée par le juge Ancelin Nouaille, se concentre sur une « rupture » dans le comportement du prévenu au moment où son téléphone est pris par les policiers. Damien B. parle de « résistance », de « rébellion » et de « violence envers la police ». Joseph-Alix B. témoigne quant à lui : « Je ne comprenais pas du tout ce qu’il se passait », en indiquant avoir « eu peur pour sa vie » au moment où un fonctionnaire a comprimé sa nuque avec son genou. « J’avais mal. Je lui ai dit “je vais mourir” au moins dix fois. Il m’a répondu “ta gueule”, et là, j’ai compris qu’il n’allait pas s’arrêter ».
À propos du contrôle et de sa garde à vue, il rapporte :
« Un des policiers m’a demandé si je venais des Aubiers. […] Après mon interpellation, au moment où j’avais le t-shirt déchiré, un autre, que je n’avais pas vu jusqu’ici, m’a dit : “J’ai envie de lécher ton téton, il est sexy.” Il a répété ça pendant au moins deux minutes, sans qu’aucun de ses collègues ne réagisse. Un autre policier m’a dit que j’avais de la chance, car c’était en pleine journée, et que si cela avait été la nuit, il m’aurait tabassé. »
La cour souligne alors la présence d’autres cyclistes circulant à proximité, l’occasion pour le jeune homme d’exprimer son sentiment d’avoir été contrôlé en raison de sa couleur de peau, même si, concède-t-il, « rien ne l’atteste ». « Pourquoi deux femmes de type européen qui passent au même moment ne sont-elles pas arrêtées ? » surenchérit Maître Bruno Bouyer. « Difficile de gérer deux situations en même temps », rétorque le policier.
« Je respecte la fonction des forces de l’ordre, mais au regard des éléments vidéo et de nos échanges, je ne peux pas apporter la preuve d’une matérialisation claire des infractions reprochées à Joseph-Alix B. », riposte alors la vice-procureure Lydie Reiss dans ses réquisitions, en demandant l’abandon total des poursuites.
Des réquisitions qui seront entendues et suivies quelques semaines plus tard, lors de la décision du 10 avril. La cour relaxe entièrement Joseph-Alix B. pour les infractions qui lui étaient reprochés, déboutant les trois policiers plaignants, ainsi que leurs demandes d'indemnisation pour préjudice moral. Une décision rarissime dans ce type d’affaire, où l'analyse des nombreuses séquences vidéos aura permis de faire toute la lumière sur le déroulé des faits, comme sur les angles morts de la version policière.
Racisme systémique et symbole utilisé par des néonazis
Reflets a contacté le sociologue Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS et auteur de La nation inachevée : La jeunesse face à l’école et la police (2020), afin d’analyser les pratiques policières et les contrôles d’identité discriminatoires. À la lumière de cette affaire, son analyse croise celle de Me Bruno Bouyer, l’avocat de Joseph-Alix B., qui dénonçait dans sa plaidoirie « un racisme systémique » à l’œuvre dans la société, « dont la police ne serait qu’une des manifestations ».
« Il y a une réalité factuelle : le surcontrôle des minorités, des personnes non blanches », analyse Sébastian Roché. « En sociologie, on appelle cela un biais, en l’occurrence défavorable, à l’encontre de ces populations. » Pour le chercheur, ce racisme prend une dimension systémique au sein de l’institution policière, qui se traduit soit par des instructions ciblant certains groupes, lieux ou quartiers, soit par la culture professionnelle des agents, lorsque celle-ci véhicule et normalise des attitudes discriminatoires.
Une normalisation qui se traduit aussi par l’exhibition de certains symboles. Lors de l’interpellation violente de Joseph-Alix B., un policier arborait un patch non réglementaire représentant le drapeau français. Si ce type d’insigne peut avoir une certaine légitimité dans le cadre de missions à l’international — notamment dans les forces armées —, son usage sur le territoire national, en dehors de tout cadre institutionnel, relève davantage d’un affichage chauviniste. Ce type de manifestation identitaire est incompatible avec le devoir de neutralité et d’impartialité qui incombe aux forces de l’ordre.

Un second policier portait un patch représentant le Kyokujitsu, ou « drapeau du Soleil levant ». Symbole historiquement lié à l’expansionnisme militaire de l’Empire japonais, il fut adopté comme drapeau de guerre par l’armée impériale en 1870 et utilisé jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945. Aujourd’hui encore, ce drapeau est arboré par certains groupes nationalistes japonais et, plus largement, par des mouvances d’extrême droite, y compris néonazies. Des courants idéologiques établissent souvent un lien entre l’idéalisation de la figure du samouraï et l’alliance du Japon impérial avec le IIIe Reich durant la Seconde Guerre mondiale.

En France, le Kyokujitsuki est parfois visible dans les réseaux néonazis, associé à des contenus de propagande explicitement nazis. Le mythe du samouraï est particulièrement valorisé dans les milieux de la Nouvelle Droite, qui y voient l’archétype d’un guerrier hiérarchisé et porteur d’une éthique viriliste. De leur côté, les mouvances identitaires et nationalistes révolutionnaires mobilisent fréquemment l’esthétique du Kyokujitsuki pour concevoir leurs propres symboles et étendards.

Questionné sur ce point, Sébastian Roché rappelle que ces symboles sont formellement interdits, les policiers étant soumis au devoir de neutralité. En pratique, leur présence récurrente démontre une forme de « tolérance implicite de la hiérarchie, faute de sanctions systématiques ». Il revient également sur le numéro RIO, dont les policiers justifient parfois l’absence par un manque de place sur l’uniforme. Mais la réalité est tout autre, poursuit Roché : « Sans ce numéro, il est très difficile de retrouver les agents, et donc encore plus compliqué de les tenir redevables de leurs actes. Or, la redevabilité est un élément central du bon fonctionnement de n’importe quelle organisation. En ne portant pas leur numéro RIO, les agents ne respectent pas le règlement et deviennent légalement irresponsables. »
La décision du tribunal, rendue possible par les vidéos filmées par les manifestants, met en lumière l’importance cruciale des séquences vidéo dans le traitement judiciaire des affaires de violences policières. Sans ces images, le dossier se serait résumé à la version des policiers face à celle de Joseph-Alix B. : parole assermentée contre simple honnêteté. À ce jour, la victime n’a déposé aucun signalement auprès de l’IGPN, ni déposé de plainte contre les policiers ayant procédé à son interpellation. Des pratiques qui laissent malgré tout des séquelles à l’échelle sociétale :
« Statistiquement, au-delà d’une diminution de confiance dans la police, c’est l’adhésion à la République et à l’idée même de nation qui est attaquée. Quand on est exposé à des comportements policiers illégaux, on ne croit plus aux fonctions essentielles remplies par le gouvernement. Cela dépasse la question des agents : ce phénomène a un caractère corrosif sur les institutions publiques et sur le vivre-ensemble. L’enjeu dépasse ici celui de l’image de la police et concerne la cohésion sociétale et le bon fonctionnement de l’État. » conclut Sébastian Roché.
Making of :
Contacté le service de presse de la DGPN (Direction générale de la Police nationale) ne nous a pas répondu. Par ailleurs, vous pouvez également lire cet article de StreetPress sur l'appartenance du fils du directeur de la police nationale à un groupuscule d'extrême droite ultra-violent.