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Édito
par Antoine Champagne - kitetoa

Presse et démocratie : l'effondrement

L'une se meurt doucement, l'autre mute dangereusement

Que conclure quand un quotidien national comme Libération ne tire plus qu'à 41.245 exemplaires ? Que penser d'un régime qui envoie des grenades sur des jeunes souhaitant organiser une rave party, mutilant à vie l'un d'entre eux ? La presse et la démocratie ont besoin l'une de l'autre.

Emmanuel Berthier, préfet de Bretagne, pour qui une intervention avec une main arrachée s'est déroulée "sans anicroche" - © Préfecture de Bretagne

Quel est le rôle de la presse dans une dictature ou un état policier ? Celui d'un outil de propagande. Que serait une démocratie sans presse indépendante ? Un régime qui se transformerait beaucoup plus vite en oligarchie, ou pire. On parle beaucoup, et à juste titre, d'effondrement pour évoquer une forme de fin du monde telle que nous la connaissons en raison des problématiques climatiques et économiques. Le capitalisme courant vers sa fin tout en dévorant aveuglément tout ce que la planète peut produire, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Mais une démocratie sans presse ou une presse sans démocratie, conduiraient aussi assurément vers l'effondrement. Or, clairement, on assiste lentement mais très sûrement à l'effondrement des deux et nous restons pétrifiés, inactifs.

Les chiffres de la presse papier sont franchement pathétiques. Libération, par exemple a tiré en moyenne à 41.245 numéros au mois d'avril 2021 selon l'ACPM. En 2020, Libé avait 34.464 abonnés numériques. Dans les kiosques le journal se vendait à 10.937 exemplaires. Quelque 6.610 personnes étaient des abonnés individuels auxquels il faut ajouter 8.390 en portage. Le Monde, quotidien de référence ne va pas beaucoup mieux. En avril, le tirage quotidien moyen était de 135.871 exemplaires. Sur l'année 2020, la diffusion totale, y compris en accès numérique atteignait 393.109. Sur 67 millions de personnes en France...

Il faut dire que la presse a tout fait pour se saborder. Coût des exemplaires papier inabordables (2 euros pour Libé, 3 euros pour Le Figaro ou Le Monde), réduction systématique de la place des contenus et donc de la pagination (plus c'est cher, moins on en a pour son argent), nouvelles formules permanentes et extrêmement coûteuses, destruction systématiques des métiers annexes au journalisme comme la documentation, le secrétariat de rédaction ou la relecture-correction, réduction du nombre de journalistes, remplacement des journalistes par des "stagiaires" ou des "producteurs de contenu", recours au desk plutôt qu'à l'enquête ou au reportage, rachat de toute la presse par des milliardaires dont le métier et de faire toutes sortes de choses sauf de la presse. Et ces nouveaux propriétaires utilisent la presse pour faire passer un message. Leur message. C'est le principe, vieux comme la presse d'ailleurs, de l'achat d'une danseuse.

Rapport sénatorial sur les aides à la presse
Rapport sénatorial sur les aides à la presse

Cette dernière problématique est particulièrement claire dans le cas de CNews, une chaîne qui engrange désormais une part d'audience sur la journée de 2,2% avec un positionnement clairement affiché à l'extrême-droite et populiste. Comme Berlusconi l'avait fait en son temps, la chaîne a fait le pari de transformer l'information en spectacle permanent par des clashs qui vident de sa substance la marche du monde. On ne réfléchit plus sur les événements, on s'affronte, on réagit, on recherche la punchline qui fera le plus le buzz, aussi stupide soit-elle. On enterre l'intelligence et la pensée critique au profit d'idées rances et du profit. Vincent Bolloré, le propriétaire de la chaîne, est en train de dévorer la presse française en festoyant sur les décombres du groupe Lagardère. Europe 1 qui vit une grève inédite, le JDD, Paris Match, toutes les rédactions paniquent, certains journalistes envisagent de partir, d'autres s'apprêtent à collaborer à ce grand cirque Zavaglione qui remplace peu à peu la presse, pour conserver un maigre salaire.

Cette nouvelle presse, de moins en moins critique, qui joue de moins en moins son rôle sociétal -donner à penser, à réfléchir- contribue au contraire à abêtir les citoyens qui, en retour, se tournent de plus en plus vers les extrêmes. Nul doute que dans un avenir plus ou moins proche, le Rassemblement national ou un pantin extrémiste quelconque sera aux commandes de ce pays. Nous ne serions pas les premiers.

Tous contre tous

On comprend le lien qui unit la presse et la démocratie. Chacune façonne l'autre. Plus l'une glisse, plus l'autre plonge. Que devient une presse dans un régime qui évolue ? La démocratie française n'est-elle pas en train de muter vers un État policier ? La question se pose depuis de nombreuses années, mais de manière de plus en plus prégnante. Que la démocratie se soit transformée en oligarchie, n'est pas une nouveauté. Cela a toujours été. Mais que l'on bascule vers un État policier, c'est plus récent. Ceux qui ont connu l'équipement des forces de l'ordre dans les années 1980-1990 savent que l'on est passé de forces de maintien de l'ordre à des Robocops qui sont désormais là pour en découdre. Ceux qui ont connu l'Espagne de Franco, pour parler d'un pays proche du notre, savent également ce que c'est que ce sentiment de crainte de la police.

En découdre. Justement... Que disent du régime des forces de l'ordre qui partent du principe que tous les manifestants sont des ennemis à mater ou terrasser ? Des forces de l'ordre qui pensent être la cible de meurtres de plus en plus fréquents alors que la réalité des chiffres dit l'inverse ? S'interroge-t-on sur l'état d'esprit d'une personne qui part pour une confrontation en étant persuadée que l'on risque de la tuer / blesser ? Toute personne qui a pratiqué un art de combat sait qu'il y a grosso modo trois formes principales de combat. Le sport, avec des règles pour éviter de se blesser, le combat de coqs (tout le monde fait des grands gestes et donne de coups de menton en criant très fort) et le combat de survie. Dans ce dernier, il s'agit de rester en vie et l'état d'esprit est très différent. C'est lui ou moi. Donc plutôt moi. C'est exactement ce que traduit le discours du préfet Lallement lorsqu'il croise une dame revêtue d'un gilet jaune et qu'il lui assène « Nous ne sommes pas dans le même camp madame ».

Le mouvement des Gilets jaunes a montré une accélération terrible du niveau de violence déployé par l'État, après les manifestation contre la loi Travail. Comme si les forces de l'ordre étaient désormais persuadées qu'elles partaient à chaque manifestation pour un combat de survie. Mais pour que cela soit possible, que la violence déployée ne soit pas stoppée, il faut que l'exécutif soit en accord avec cette violence. Et les messages se sont multipliés pour valider cette violence. La marque d'un État policier. Le Syndicat de la magistrature s'interrogeait le 19 mai dernier :

La concurrence est rude, pour obtenir le label de premier flic de France mais le nouvel horizon que dessinent nos ministres et élus en participant à cette manifestation et en s’associant ainsi aux revendications policières, est celui d’une société dans laquelle la police devient une puissance autonome au lieu d’être une force publique au service des citoyens, dictant à l’exécutif la définition de la politique pénale, au parlement le contenu des lois, et revendiquant une indispensable impunité pour elle-même - puisqu’elle est la seule à pouvoir sauver la collectivité de l’anarchie.

Quel est le nom d’un tel régime?

La période étant à la radicalisation des positions, on n'entend plus qu'un seul brouhaha : celui des invectives entre extrêmes de tous bords. On est pour ou on est contre. Mais au milieu, la réflexion, la discussion, tout cela a disparu. Nous sommes entrés dans une période de lutte de tous contre tous, encouragée par l'exécutif qui a un intérêt évident à faire table rase de tout (sauf de lui), par la presse et par la télévision qui courent après le buzz dans une immédiateté qui ne laisse aucune place à l'analyse.

Le discours d'Emmanuel Berthier, préfet de Bretagne après les violences lors de l'évacuation d'une free party à Redon est particulièrement révélateur d'une banalisation complète de la violence et des dérapages des forces de l'ordre après un usage disproportionné de la force : il a salué « la très grande maîtrise de la force ». La première nuit, un jeune homme a perdu la main. Mais le préfet inverse volontiers la réalité. Selon lui, la violence venait des jeunes :« Cette nuit on a eu très peur ».

Cette question de la peur, justement, il conviendrait que nous nous la posions tous. Si vous commencez à avoir peur lorsque vos enfants se rendent à un événement que l'État pourrait désapprouver pour des raisons qui lui sont propres (souvent politiques), comme une manifestation ou une free party, si vous craignez qu'ils ne reviennent avec un oeil ou une main en moins, est-ce le signe que vous vivez désormais dans un État policier ? Et si oui, que faire ?

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