Mandat d’arrêt contre Benyamin Netanyahou : confusionnisme et relativisme
Les thuriféraires du premier ministre israélien inversent le sens des mots
Benyamin Netanyahou a qualifié ceux qui sont à l'origine du mandat d'arrêt de la CPI à son encontre d'antisémitisme. Parmi ceux-ci, il y a un survivant de la Shoah. Comment a-t-on pu en arriver là et quelles sont les conséquences de cette défaite pour la pensée ?
Il y a une forte dépendance entre le langage et la pensée… et inversement. La pensée précède le langage, dit-on. Si le langage commun entre humains permet d’exprimer une pensée, celle-ci dépend du langage pour être comprise par ceux à qui elle est destinée. Il est donc primordial que le langage soit, en règle générale, commun, que tous, nous donnions le même sens à chaque mot. Or une partie de l’humanité fait sécession. Pour elle, le sens des mots s’inverse ou se modifie en profondeur. Si cette partie de l’humanité se comprend avec son nouveau langage, elle provoque une irritation profonde du reste des humains qui y voit une victoire du confusionnisme et du relativisme. Tous deux minent les capacités d’analyse et donc de pensée.
Bien entendu, ce mouvement n’est pas nouveau. Les nazis avaient affiché « le travail rend libre » au-dessus du portail d’entrée des camps de concentration et d’extermination. Le travail forcé et ces camps étant des moyens d’exploitation et de massacres de masse, cette inscription était donc particulièrement odieuse.
George Orwell a de son côté théorisé les effets d’une « novlangue » qui modifierait sensiblement le sens des mots. Décrite dans le roman 1984, entend « éviter toute formulation de critique de l’État », leurs utilisateurs étant peu à peu incapables de formuler la pensée nécessaire à la critique. Le roman 1984 énonce également des inversions de sens désormais célèbres : « La guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force ».
Les récentes déclarations de Benjamin Netanyahou après l’émission par la Cour pénale internationale de mandats d’arrêt contre lui-même et son ancien ministre de la défense Yoav Gallant sont empreints de relativisme et de confusionnisme. « La décision antisémite de la Cour pénale internationale est comparable à un procès Dreyfus d’aujourd’hui qui se terminera de la même façon » a lancé le premier ministre israélien. Ajoutant qu’« Israël rejette avec dégoût les actions absurdes et les accusations mensongères qui le visent de la part de la CPI », dont les juges « sont animés par une haine antisémite à l’égard d’Israël ».
Le brouhaha médiatique des personnalités d’extrême-droite et de son gouvernement sont évidemment bien davantage relayées par la presse que les déclarations de quelques personnalités d’origine juive qui n’ont pas, elles, basculé dans le confusionnisme et le relativisme.
Lorsque le procureur de la CPI (de l’époque) Karim Kahn a souhaité savoir s’il existait des preuves suffisantes pour accuser les dirigeants d’Israël et du Hamas de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, il a constitué un panel d’experts en droit international pour l’épauler dans cette tâche. Ce groupe a rendu son rapport qui est consultable ici. Parmi les membres du panel, on trouve je juge de la CPI Théodor Meron. Il est un survivant de l’holocauste et ancien diplomate israélien. Difficile de l’imaginer antisémite.
Le journal Forward remet en avant quelques interviews du juge Meron. « À l'âge de neuf ans, je n'allais plus à l'école. Les ghettos et les camps de travail ont suivi, et la plupart des membres de ma famille ont été victimes de l'Holocauste ». Théodor Meron, comme tous les autres membres du panel, a recommandé que soient émis des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien et des membres du Hamas. « L'empreinte de la guerre m'a particulièrement intéressé à travailler dans des domaines qui pourraient contribuer à rendre les atrocités impossibles et à éliminer l'horrible chaos, l'impuissance et la perte d'autonomie dont je me souvenais si bien », précisait-il en 2008. Il a par ailleurs été le président du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie.
Dans une tribune donnée au Financial Times les membres du panel avaient détaillé le raisonnement qui les avait amené à recommander l’émission de mandats d’arrêts.
« Pendant des mois, nous nous sommes engagés dans un vaste processus d'examen et d'analyse. Nous avons examiné attentivement chacune des demandes de mandats d'arrêt, ainsi que les documents produits par l'équipe de l'accusation à l'appui de ces demandes. Il s'agit notamment de déclarations de témoins, de témoignages d'experts, de communications officielles, de vidéos et de photographies. Dans notre rapport juridique publié aujourd'hui, nous convenons à l'unanimité que le travail du procureur a été rigoureux, équitable et fondé sur le droit et les faits. Et nous convenons à l'unanimité qu'il existe des motifs raisonnables de croire que les suspects qu'il a identifiés ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité relevant de la compétence de la CPI. »
Peut-on en 2024, insinuer qu’un survivant de l’holocauste est antisémite ? Oui, quand on est un premier-ministre d’extrême-droite israélien. Est-ce que cela fait sursauter toute la presse et la communauté internationale ? Non. C’est une défaite collective terrible pour la pensée.
René Lichtman est un autre survivant de l’holocauste. C’est un « enfant caché ». Après avoir manifesté à Detroit avec une pancarte « Les Juifs et leurs alliés disent "plus jamais ça" pour personne », un musée de l’holocauste (The Zekelman Holocaust Center) dans le Michigan a annulé son intervention en tant que survivant. Il ne mâche pas ses mots : « Ce qui se passe aujourd'hui dans les musées, dans les universités, c'est du maccarthysme - du maccarthysme juif. Les voix pro-palestiniennes seront détruites. Vous perdrez votre gagne-pain. Les enseignants seront mis à la porte. C'est le monde dans lequel nous vivons ».
interview e René Lichtman par le World Socialist Web Site (wsws.org)
Peut-on, en 2024, annuler le témoignage d’un survivant de l’holocauste dans un musée sur la Shoah parce qu’il a manifesté pour les victimes palestiniennes ? Visiblement oui. Et c’est là aussi une défaite terrible pour la pensée.
Le mouvement « La paix maintenant » rapportait dans sa newsletter du 12 novembre les paroles de Liad Mudrik, professeure de neurosciences : « La diaspora ne saurait rester inerte car l'onde de choc ne l'épargnera pas. Les Israéliens n'ont pas quant à eux l'intention de s'adonner au désespoir comme l'a rappelé récemment lors d'une des manifestations de la société civile, Liad Mudrik, professeure de neurosciences à l'université de Tel Aviv (choisie parmi les 50 femmes les plus influentes d'Israël pour l'année 2017 par le magazine Forbes) : "... Contre un gouvernement qui attise la haine, nous nous unirons. Contre le rabaissement du savoir, nous continuerons à rechercher et à promouvoir l'excellence. Parce qu'il ne faut pas céder, parce que nous n'avons pas d'autre pays, parce qu'une merveilleuse société civile a été créée ici qui unit des hommes et des femmes de tout le pays, Juifs, Druzes, Musulmans, Chrétiens. Ils refusent de désespérer parce que le désespoir nous empêchera de résister et qu’il n’y a pas de plus grand devoir moral et historique que de résister en ce moment..." ».
Mais comment résister à ce rouleau compresseur de la pensée d’extrême-droite qui impose partout son confusionnisme et son relativisme ? Comment faire face à ce que produisent les chaînes de télévision d’information en continu qui tentent à chaque instant de transformer des faits divers en faits de société ? Tentant ainsi de remplacer la raison, la pensée, par les plus noires émotions ? C’est un sacerdoce.