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Dossier
par Moran Kerinec, Clara Monnoyeur

Le yacht de Patrick Drahi navigue loin des impôts et du droit du travail

Un bateau à 32 millions d’euros

Patrick Drahi était, jusqu’en 2022, propriétaire d’un superyacht acheté presque 32 millions d’euros. Mais même quand il est question de son budget vacances, l’homme d’affaires met en place des montages pour éviter les impôts et autres droits sociaux.

Le Quite Essential, un petit bateau, en toute simplicité - © Caroline Varon

Que faire lorsqu’on est milliardaire et que l’on possède déjà plusieurs résidences à travers la planète - chalets en Suisse, villa aux Caraïbes et appartement géant à New-York ? À la tête du groupe Altice (SFR, BFM...) et 13ème fortune de France, Patrick Drahi s’est d’abord offert son jet privé, comme il se doit. Après avoir conquis les airs, il a voulu la mer. Il a donc investi dans un superyacht.

Mais jouir d’un yacht revient à jeter l’argent par le hublot : équipages, assurances, carburant, entretien, etc., tout se facture et l’addition gonfle vite. Problème, l’homme aime autant les opérations juteuses que les économies. Heureusement, le patron de SFR est un fin navigateur fiscal. Un art dans lequel il excelle, les révélations des DrahiLeaks l’ont documenté.

Le Quite Essential en ballade... - Copie d'écran sur un site de promotion des superyachts
Le Quite Essential en ballade... - Copie d'écran sur un site de promotion des superyachts

Un luxe essentiel

Patrick Drahi a usé de toutes les astuces pour réduire les coûts de son somptueux yacht, conservé pendant une petite décennie, de 2013 à 2021. Originellement appelé Quinta Essentia – traduction latine du « 5e élément » – le bateau géant a été rebaptisé Quite Essential quand il l’a racheté en 2013.

Classé dans la catégorie des superyachts, c'est un palace flottant qui porte bien son nom : « tout à fait indispensable », en français. En réalité, il a bien plus que le nécessaire. Ses 55 mètres de long peuvent accueillir jusqu’à 12 passagers et 13 membres d’équipage. À bord, rien n’est trop beau pour se prélasser : sauna, hammam, salle de massage, salle de gym, un jacuzzi sur le pont, une piscine avec une cascade à la poupe… Six salons et deux salles à manger desservies par un ascenseur en verre accueillent dignement les invités. Les cinq salles de bain disposent toutes d’un sol chauffant en onyx. Indispensable pour éviter d’attraper froid aux pieds, en sortant de la douche.

Bienvenue sur le Quite Essential... - Copie d'écran d'un site présentant les superyachts
Bienvenue sur le Quite Essential... - Copie d'écran d'un site présentant les superyachts

Modelé sur mesure par les chantiers hollandais Heesen pour l’oligarque russe Valentin Zavadnikov, le yacht a été mis à l’eau en mars 2011. Malgré quelques voyages fastueux, le joujou luxueux perd les faveurs de l’homme d’affaires slave, qui le met en vente pour 100 millions de dollars en octobre 2011. Patrick Drahi l’achète finalement pour 31,850 millions d’euros avec Armando Pereira, son ami et fidèle bras droit récemment mis en cause par la justice portugaise pour malversations.

Vidéo pub liée par Fraser Yachts sur Youtube pour faire la promotion du Quite Essential

Exigence et propreté

Dans ces fourchettes de prix, les ultras-riches ont bien souvent à leur service, en plus d’un cadre somptueux, tout un personnel dévoué pour anticiper chaque besoin.

A bord du Quite Essential, le propriétaire d’Altice disposait de ses propres masseuses, d’un chef cuisinier et de femmes de chambre. De quoi adoucir encore l’air marin et se détendre. Enfin, presque : si Patrick Drahi aime que son personnel soit aux petits soins, par exemple pour se faire masser les pieds ou le corps, il déteste être dérangé par ses domestiques. Pour l’éviter, des manuels de bonne conduite décrivent les habitudes des membres de la famille, leurs préférences et surtout les erreurs à ne pas commettre sur le bateau.

Le ménage et le rangement sont des priorités pour « Mr D » - les initiales réservées au maître, dans ces fiches. « Mr D et sa famille sont très exigeants sur la façon dont les choses fonctionnent et sont disposées sur le bateau », rappelle l’indispensable document. Il faut par exemple des fleurs fraîches dans les salles de bain qui ne bénéficient pas de la lumière du jour, mais des orchidées pour celles avec lumière naturelle. Et attention : interdiction de toucher à la trousse de toilette bleue que « Mr D » possède depuis plus 20 ans, « car il n’aime pas chercher ses affaires ». Mieux vaut le savoir. Cette autre recommandation, également : « Attention n’abusez pas de l’attention ou de tout type de service direct [...] concentrez-vous sur le bien-être de la famille ou des amis ».

Tout doit être propre, tout le temps. « M. D était dans l’armée donc il connaît le nettoyage. Il est très important de s’assurer que le bateau est bien nettoyé tous les matins. Il voit tout et remarque tout », résume son manuel de bord. Il voit tout mais il ne veut surtout pas voir celles qui font le travail : « Il n’aime pas voir les filles faire le ménage dans les cabines », est-on prévenu. La mission est claire pour les préposées : rester discrètes et attendre les heures de repas ou les excursions pour nettoyer derrière « Mr D ». Sinon, les membres de la famille « se sentent mal à l’aise lorsqu’ils entrent et qu’il y a une fille dans la cabine ». On les comprend.

Un yacht au paradis fiscal

Tout ce luxe a un prix. En 2019, Quite Essential a englouti la bagatelle de 2,68 millions d’euros. Heureusement, pour profiter de vacances optimisées, le patron d’Altice connaît les astuces qui réduisent ses charges.

Dépenses liées au Quite Essential en 2019 - Copie d'écran - © Reflets
Dépenses liées au Quite Essential en 2019 - Copie d'écran - © Reflets

Sur le papier, Patrick Drahi n’était en réalité pas le propriétaire direct du navire. Celui-ci appartenait à QE Yachting Limited, société domiciliée en 2013 dans le paradis fiscal de Guernesey, puis à Malte en 2017, où elle était gérée par le cabinet TCV Management and Trust Services Limited.

Ce nouveau mouillage n’est pas un hasard. L’île méditerranéenne est réputée pour sa fiscalité très avantageuse pour les yachts. Ce montage, qui a permis au tycoon des télécoms de régenter la vie à bord du Quite Essential, sans en être officiellement propriétaire, a été orchestré par Luxembourg Marine Service. Spécialiste du yachting, la société se vante de fournir « un support de qualité tout en optimisant les dépenses ».

La structure qui permet à Patrick Drahi de contrôler le Quite Essential - Copie d'écran - © Reflets
La structure qui permet à Patrick Drahi de contrôler le Quite Essential - Copie d'écran - © Reflets

Avec Patrick Drahi, sa famille et ses amis, le Quite Essential a quasi-exclusivement navigué en Méditerranée. Pourtant, l’occupant en chef a choisi d’enregistrer le yacht aux îles Caïmans. Ce stratagème - l’immatriculation aux Caraïbes – a permis au navire d’échapper à l’impôt. Ce qu’on sait moins, c’est que le recours à ce qu’on appelle habituellement un pavillon de complaisance permet aussi de contourner le droit du travail, puisqu’on s’enregistre dans des pays aux lois fiscales et sociales plus souples que celles des eaux territoriales où le bien est exploité.

Des travailleurs à moindre coût

Alors que Patrick Drahi prenait son petit déjeuner matinal au soleil - jus de carotte frais, café latte et deux tranches de brioche - en lisant son journal, son personnel s’activait sûrement depuis plusieurs heures, dans l’ombre. Pendant sa baignade de fin de matinée, il fallait encore - et déjà - préparer des amuse-bouche pour prévenir sa sortie de l’eau – c’est connu, ça creuse. Et toujours penser à lui proposer un verre de pastis pour l’apéro. Avec cet avertissement inscrit dans la bible (le manuel) de bord : « Ne faites pas le pastis trop fort, il vous le renvoie si c’est le cas. »

Pourtant, si le patron d’Altice aime avoir autour de lui tout un personnel sur le qui-vive, il tient aussi à réduire « les coûts » induits par ce déploiement à son service. Pour Corine Archambaud, secrétaire nationale de l'Union fédérale maritime CFDT, spécialiste des yachts et inspectrice de la Fédération internationale des ouvriers du transport (l’ITF), le montage alambiqué qui formalisait les obligations déclaratives du bateau favorise clairement une « dérégulation sociale ».

L'une des chambres du Quite Essential - Copie d'écran sur un site de promotion des superyachts
L'une des chambres du Quite Essential - Copie d'écran sur un site de promotion des superyachts

L’examen des contrats de travail du Quite Essential le prouve. Les salaires ? Forfaitisés, ils ne sont pas indexés sur le nombre d’heures travaillées. Le temps de travail ? Pas de limite hebdomadaire, l’équipage pouvant enchaîner jusqu’à 14 heures consécutives. Les heures supplémentaires ? Elles ne sont donc pas mieux rémunérées, pas plus que les week-ends travaillés. Les préavis de licenciement ? Réduits au minimum, à 7 jours. L’indemnité de licenciement ? Pas prévue par les contrats de travail...

Pour prévenir les accidents de travail, le personnel naviguant du Quite Essential, les DrahiLeaks le révèlent, étaient couverts par une assurance privée : en cas de handicap permanent consécutif à accident à bord, elle leur assurait une prise en charge jusqu’à 300 % du salaire annuel. Une couverture nettement moins protectrice en réalité que celle garantie aux travailleurs en France par l’État. « Si vous finissez en fauteuil roulant, vous n’êtes plus pris en charge au bout de trois ans, pointe Corine Archambaud, alors qu’en France vous avez une pension. »

Ce n’est pas tout. Sur les contrats, les cotisations sociales relèvent de la responsabilité des employés. « Vous êtes tenu de respecter vos propres obligations fiscales et de sécurité sociale ou similaires dans la juridiction où ces obligations peuvent survenir », relève la syndicaliste interrogée par Blast. Une manière efficace de rogner sur les retraites, le chômage et la sécurité sociale de l’équipage, constate Corine Archambaud. « Ce devrait être l'employeur qui paie les contributions sociales. Le pavillon de complaisance sert ici à l’exempter. »

Après expertise, le jugement de l’inspectrice est sévère : « Ils sont à ras-les-pâquerettes sur la convention du travail maritime international de 2006. C’est le minimum décent avant l’esclavage. »

Location et pollution

Ce rabotage en règle des droits sociaux (de ses employés) n'a pas empêché Patrick Drahi de savourer le temps passé sur son yacht. Entre 2013 et 2019, il l’a ainsi réservé et utilisé en son nom propre sur près d’une centaine de jours. Presque autant que son bras droit Armando Peirera, l’homme soupçonné de corruption, blanchiment d’argent et fraude fiscale par la justice portugaise.

Le reste du temps, le milliardaire donnait régulièrement son bateau à la location, équipage compris. De 2013 à 2019, le Quite Essential a reçu des hommes d’affaires russes, hongrois, indien, israéliens, un multimillionnaire norvégien, un prince saoudien, un ancien ambassadeur qatari en France, un prince allemand… À des tarifs variés : de 88.334 euros pour deux jours à un champion de racing chinois à 1.060.000 euros les 28 jours pour un joueur de foot espagnol. En 2017, la location d’une semaine à bord était estimée à 295.000 euros.

Selon nos calculs, l’ensemble de ces prestations ont été facturées plus de 13 millions d’euros.

Le palace flottant du fondateur d’Altice se révèle également être une machine à polluer : selon l’analyse du collectif écologiste YachtCO²Tracker, ses deux moteurs MTU 20V 4000 M93L consomment chacun environ 1.103 litres de gasoil par heure. Pour un « simple » aller-retour entre La Ciotat et Monaco, les ports où le bateau était respectivement mis en maintenance et exploité, l’empreinte carbone est démesurée : à lui seul, ce court trajet a produit environ 72 tonnes de CO², brûlant 27.000 litres de gasoil. En un voyage, Patrick Drahi consommait ainsi neuf fois plus de CO2 que la moyenne d’un Français sur un an. (1)

La piscine du Quite Essential et la chute d'eau - Copie d'écran sur un site de promotion des superyachts
La piscine du Quite Essential et la chute d'eau - Copie d'écran sur un site de promotion des superyachts

Pour autant, ce va-et-vient le long de la côte française est une goutte d’eau comparé aux croisières en charter du Quite Essential. Rien qu’en 2020, le yacht a navigué d’Ajaccio à l’Albanie en juin et sillonné à plusieurs reprises toute la côte italienne - ralliant par exemple Gênes à Palerme, en Sicile, d’un bord à l’autre de la botte.

Dans un article du Monde de 2022, Grégory Salle, auteur de Superyachts. Luxe, calme et écocide (éditions Amsterdam, 2021) rappelait que la flotte des 300 plus gros superyachts en activité émet à elle seule près de 285.000 tonnes de dioxyde de carbone. Autant, voire plus que tout un pays. Les yachts sont aussi responsables de la destruction des fonds marins, comme l’a dénoncé le magazine Géo.

Ces constats inquiètent d’autant plus que les ventes sont en hausse, comme le constatait Basta dans un article de 2022. En une trentaine d'années, le nombre de navires de luxe en exploitation a été multiplié par cinq : 5.325 unités recensées début août 2021, contre 966 en 1988, selon le média indépendant.

L'un des salons du Quite Essential - Copie d'écran sur un site de promotion des superyachts
L'un des salons du Quite Essential - Copie d'écran sur un site de promotion des superyachts

Après Drahi

En 2019, Patrick Drahi n’a soudainement plus la tête à naviguer. Il souhaite revendre son jouet et missionne un spécialiste du marché pour s’en séparer. L’agence Fraser lui fournit la totale : publicités dans les magazines et sites spécialisés du yachting, visites 360°, photoshoot du vaisseau, vidéo… Mais la vente s’avère difficile. La valeur de son bien s’est érodée. Des 100 millions de dollars en 2011, son estimation a chuté à 33 millions en 2017.

« Cela me fait de la peine de voir un bateau non-utilisé », pleurniche Drahi, dans un échange mail avec le courtier missionné. Un client prometteur s’est désisté d’une offre à 22,3 millions. « QE est en sélection finale pour un client Turc, mais pas de visite planifiée à ce jour », lui écrit le vendeur le 9 octobre 2020, pour tenter de le rassurer. La réponse est sèche : « Oubliez, ils parlent mais n’ont pas un kopeck les turcs. »

Pour sortir de l’impasse, son conseiller lui suggère de baisser son prix - entre 23,5 et 25 millions. Résigné, Patrick Drahi approuve et tacle. « Ok pour le mettre à 25m€, pour le contrat on renouvellera fin décembre pour 12 mois mais ce serait bien que vous ayez des offres, 15 mois sans offre ce n’est pas fantastique. »

Par chance, le poisson finit par mordre. Enfin : un protocole d’accord de vente est finalement conclu en 2021 avec Kompass Kapital Holding. Prix du rachat, finalisé l’année suivante ? 21 millions d’euros.

Depuis qu’il s’est séparé de son yatch, l’ex-maître de bord n’a pas eu le loisir de penser au bon temps passé sur les flots. Il a d’autres chats à fouetter après l’affaire Pereira, qui a déclenché la tempête - notamment l’ouverture en France d’une enquête judiciaire au Parquet national financier (le PNF).

Pendant ce temps, sur une mer calme, le Quite Essential vogue sous un nouveau nom. Il s’appelle désormais After you : Après toi, dans la langue de Shakespeare.


(1) L'estimation du niveau moyen de l'empreinte individuelle annuelle des Français serait d'environ 8 tonnes CO2eq, pour l'année 2022.

Contacté, Patrick Drahi n'a pas donné suite à nos sollicitations

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Patrick Drahi est un homme d’affaires puissant. L'une des plus grosses fortunes françaises. Bien que domicilié en Suisse, il est à la tête du groupe Altice. Un empire tentaculaire qui réunit notamment des entreprises de télécom (SFR, Cablevision…), des médias (BFM TV, RMC…) ou de commerce d’art (Sotheby’s)…

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