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Dossier
par Antoine Champagne - kitetoa

Teads : la licorne magique de Patrick Drahi

Même les enfants de dix ans savent que les licornes n’existent pas

Devant les sénateurs, le patron d’Altice s’emporte : « je détiens la licorne la plus performante du marché ». Ce qu’il ne leur dit pas, c’est qu’il n’en veut plus depuis un bon moment…

Chevaucher des animaux imaginaires - © Caroline Varon

2 février 2022, Patrick Drahi répond à une commission d’enquête sénatoriale sur la concentration dans les médias. Il n’est pas trop bousculé par les parlementaires et en profite pour présenter son groupe :

« Je détiens aujourd’hui la licorne la plus performante du marché français qui s’appelle Teads (…) et qui est le numéro un mondial de la vidéo publicitaire en ligne. »

Dans le monde fabuleux des start-ups, le terme licorne désigne une entreprise dont la valorisation est supérieure à un milliard de dollars. Mais, tous les enfants le savent, les licornes sont des animaux imaginaires. Il en va de même de la valorisation des startups qui est calculée, notamment, en fonction de la plus-value potentielle qu’espère un investisseur. Tout ça peut s’effondrer du jour au lendemain. C’est justement ce qui est arrivé à Patrick Drahi lorsqu’il a acheté Teads, même s’il masque cela aux sénateurs. Plongée dans cette acquisition d’animal imaginaire où l’argent n’est pas pour autant perdu pour tout le monde...

Une licorne magique

Le 21 mars 2017, Altice annonce le rachat de Teads, start-up spécialisée dans la vidéo publicitaire en ligne. La société française a été fondée à Montpellier en 2005 par Pierre Chappaz, un vieux routier de l’Internet français. Ce dernier avait par exemple cofondé Kelkoo, un comparateur de prix, Wikio, initialement un moteur de recherche d’informations dans les médias et les blogs. Teads, de son côté, insère des vidéos publicitaires dans les articles de journaux prestigieux comme Le Monde, Der Spiegel ou le Washington Post et mesure si elles ont été vues, ce qui permet de facturer le client annonceur.

La mesure d’audience sur Internet : le grand n’importe quoi

Teads permet, sur le papier, de faire payer les vidéos réellement vues par les visiteurs, qui les ont déclenchées par un acte volontaire. En réalité, la publicité sur Internet rapporte peu. Il faut être un mastodonte comme Google ou Facebook pour en tirer de gros bénéfices. Au-delà de cela, la rémunération repose sur des mesures d’audience plus que discutables. Selon de nombreuses études, environ 50 % des visites sur Internet sont le fruit de programmes informatiques (des « bots ») qui imitent – de mieux en mieux – le comportement humain. Ce n’est pas une découverte récente : Bloomberg rapportait en septembre 2009 la déconvenue de la marque Heineken. « Seulement 20 % des "impressions publicitaires" de la campagne - les publicités qui apparaissent sur un écran d'ordinateur ou de smartphone - ont été vues par des personnes réelles. (…) c'était l'incrédulité et l'indignation. "C'était comme si nous avions jeté notre argent à la pègre" (...). "En tant qu'annonceur, nous payions pour des yeux humains et pensions acheter des vues. Mais dans le monde numérique, vous payez simplement pour que la publicité soit diffusée, et il n'y a aucune garantie que quelqu'un la verra, ou même qu'un être humain la verra. » Et comme tout ça se sait de plus en plus, les vendeurs de pubs en ligne comme Teads n’inspirent plus confiance.

La vente ratée

Problème, Patrick Drahi et son groupe ont déboursé 285 millions pour s’offrir cette « pépite ». L’opération semble avoir été décidée par Drahi en personne, sans même être validée par le conseil d’administration d’Altice, comme en témoigne l’étonnement d’une de ses collaboratrices. Un peu léger. Mais si le boss s’est emballé, c’est qu’à ce moment-là il espère faire un copieux bénéfice très rapidement. Comme à la plus belle époque pré-bulle Internet, Altice projette dans un premier temps de revendre le bébé. Puis dans un second de coter Teads en bourse en introduisant l’entreprise sur le Nasdaq. C’est ce qu’on appelle dans de le petit monde des affaires une IPO (Initial Public Offering). Les dirigeants d’Altice rêvent de valoriser la boîte pour plus de 5 milliards de dollars. Magique comme une licorne, on vous dit.

En juin 2019, Altice envisage de se séparer de sa « licorne », comme le révèlent Les Échos :

«Selon nos informations, plus d’une dizaine de fonds d’investissement dont sept anglo-saxons, comme CVC, KKR, Cinven et Blackstone sont dans la course. »

Le quotidien précise qu’un groupe britannique de presse, ainsi qu’un opérateur télécom et un géant du digital américains suivent aussi de près le dossier. Altice dément catégoriquement :

« Nous n’avons pas de projet particulier de vente de Teads. »

Pourtant, selon des documents internes au groupe, Patrick Drahi a bien tenté de vendre Teads. En 2019, Altice entame des discussions avec Silver Lake, une société américaine de capital-investment dans la technologie. En interne, ce projet prend le nom de « Tiger », mais il a finalement achoppé.

L’introduction ratée en bourse

Altice va changer son fusil d’épaule. Le groupe projette désormais d’introduire Teads en bourse. L’affaire devait se concrétiser à l’été 2021. Les modalités de cette opération ont même été déposées auprès du gendarme des marchés américains (la SEC). Les Echos, à nouveau, détaillent le projet :

« La plus grande partie de la cession sur le marché sera au bénéfice d’Altice, puisque le groupe prévoit de vendre plus de 33 millions de titres. (…) Selon le cours retenu pour l’IPO et en fonction du nombre de titres vendus, le groupe de télécoms touchera de 504 à 650 M€. Il contrôlera encore près de 70 % de Teads. Pierre Chappaz, le fondateur « pourrait à lui seul empocher plus de 30 M€. Mais surtout, il devrait toucher 35,3 M$ (30 M€) de fees pour sa contribution à l’IPO auxquels pourraient s’ajouter 20 M$ (17 M€) de bonus de performance pour son rôle de dirigeant. Un tel bonus pourrait aussi être versé au deuxième dirigeant fondateur, Bertrand Quesada, qui a rejoint l’aventure en 2009 via le rachat par Wikio de sa start-up Ebuzzing. »

Tout cela partait si bien... On allait créer pas loin de 4,5 milliards de valeur à partir d’une société achetée moins de 300 millions et donc s’en mettre plein les poches. Mais patatras, « les conditions du marché n’étant pas réunies », Altice renonce à coter Teads sur le Nasdaq et l’annonce en août 2021.

Les fondateurs se gavent

Un échec cette IPO ? Pas pour tout le monde : l’opération avortée a été très profitable aux deux fondateurs de Teads. Le 31 décembre 2021, les associés d’Altice Teads SA décidaient d'accorder une sorte de bonus (fee) aux deux fondateurs, Pierre Chappaz et Bertrand Quesada. Le premier encaisserait 55,9 millions de dollars et le second 20,6 millions de dollars. À quoi correspondaient ces sommes ? À leur rôle dans la préparation de l’introduction annulée en juillet 2021 :

« Le Président explique que bien que l'introduction en bourse n'ait pas été réalisée en juillet 2021, l'Apport (...) de M. Pierre Chappaz a toujours de la valeur et aura un impact positif sur tout nouveau processus d'introduction en bourse qui sera lancé à l'avenir. » En d’autres termes, les deux fondateurs de la société ont fait leur boulot, consistant à préparer l’introduction en bourse de leur boîte, mais c’est tellement merveilleux qu’ils obtiennent un bonus en dizaines de millions de dollars. De jolis bonus pour une IPO ratée…

Décision des actionnaires à propos des bonus - © Reflets - © Reflets
Décision des actionnaires à propos des bonus - © Reflets - © Reflets

En 2022, Altice qui, décidément ne sait pas quoi faire de sa licorne, envisage sérieusement de fusionner Teads et Outbrain, une entreprise particulièrement gourmande en données personnelles et qui propose des contenus éditoriaux « putaclics » au bas des articles de nombreux medias. L’idée d’Outbrain est de générer du trafic Internet vers des contenus sponsorisés via des clics sur des titres accrocheurs à la suite des articles de presse classique. Finalement ils renoncent.

Et pourquoi pas fusionner avec Outbrain ? - © Reflets
Et pourquoi pas fusionner avec Outbrain ? - © Reflets

Mais ils auraient une nouvelle idée : acheter l’entreprise Vistar Média Inc pour la modique somme de 247 millions. Aucune annonce officielle à ce jour cependant…

Les licornes ne laissent pas que des traces d’arc-en-ciel dans les cieux. Elles éparpillent des millions de dollars.

Making of

Le groupe Altice, propriété de Patrick Drahi, a été victime d'un ransomware. Les pirates ont publié sur Internet des masses de données. Ces révélations mettent en lumière un groupe industriel complexe, basé dans des pays très souples en matière fiscale. Ils donnent incidemment à voir le train de vie faramineux d’une famille aussi discrète que milliardaire. Bien loin de la fin de l'abondance annoncée par Emmanuel Macron.

Cet article est le fruit d’une collaboration, à l’initiative de Reflets.info, avec Blast et StreetPress. Les trois médias ont uni leurs efforts pour étudier le leak publié par le groupe de ransomware HIVE en août 2022.

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Mise à jour du 22 décembre : contrairement à ce que nous avions indiqué initialement, Pierre Chappaz n'est pas le fondateur de Netvibes. Il n'était qu'un simple investisseur.

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