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par Antoine Champagne - kitetoa

Altice et les « faits alternatifs »

Un milliardaire peut-il modifier la réalité pour qu'elle colle à ses envies ?

En s'attaquant judiciairement à tout (ou presque) ce qui évoque la fuite de données dont a été vitime Altice, Patrick Drahi tente de construire une réalité alternative où ce piratage n'a pas eu lieu. Spoiler : ça ne va pas marcher.

Kellyanne Conway en 2016 - Gage Skidmore - Wikipedia - CC BY-SA 3.0

Les offensives judiciaires de Patrick Drahi et de ses sociétés contre Reflets ou Radio-France commencent à dresser le portrait d'un homme qui utilise tous les arguments possibles et imaginables pour tenter d'écraser la liberté d'expression. D'une part ses avocats assénaient devant la cour d'appel de Versailles mercredi 30 novembre que Reflets évoquait des informations sans intérêt de manière sensationnaliste, de l'autre, il tente par tous les moyens de faire censurer nos écrits. Que peut-il craindre de la publication d'informations n'ayant « aucun intérêt » et qui ne seraient « pas d'intérêt général » ? Et pourquoi demander la censure de tout (ou presque) ce qui parle de ces informations ? Mais au delà de ces contradictions, se pose la question des faits alternatifs qui plombent la démocratie depuis leur « invention » par une conseillère de Donald Trump.

En janvier 2017, Kellyanne Conway, conseillère du président Donald Trump tente d'expliquer à la presse le gros mensonge de Sean Spicer, porte-parole de la présidence américaine. Selon lui, la presse a sous-estimé l'importance de la foule lors de la cérémonie d'investiture du président Trump, il prétend qu'elle a attiré « la plus grande audience à avoir assisté à une investiture, point final. » De fait, c'est totalement faux. Kellyanne Conway vient en renfort quelques jours plus tard et explique à un journaliste : « vous dites que c'est un mensonge […], notre porte-parole, Sean Spicer, a donné des faits alternatifs ». Il existerait donc plusieurs réalités alternatives, toutes aussi vraies les unes que les autres. Bienvenus dans le multivers. Si l'on poursuit le raisonnement, il serait possible d'imaginer une réalité dans laquelle, si la presse ne peut pas évoquer des documents qui sont par ailleurs librement consultables sur Internet, alors, ces documents n'existeraient plus.

Ces faits alternatifs sont un poison pour la démocratie. On ne compte plus les conséquences parfois dramatiques de ce réarrangement de la réalité, que ce soit par les politiques, les Qanons, les chefs d'entreprise, les complotistes de tous bords (mais souvent d'extrême-droite)...

Dans le cas présent, Patrick Drahi tente d'instrumentaliser la justice pour que soient dépubliés tous les articles qui évoquent le contenu du piratage dont ont été victimes ses entreprises. Un peu comme si Emmanuel Macron et son parti politique attaquaient tous les journaux qui ont écrit des articles sur la base des MacronLeaks, les mails de son équipe de campagne volés en 2017 par des pirates russes et publiés sur Internet...

Le patron d'Altice poursuit Reflets devant le tribunal de commerce pour violation du secret des affaires, un usage frauduleux fait de données issues d'un piratage informatique, une incitation à violer des dispositions pénales... Il ajoute toutes sortes de choses à chaque audience... Son but est de faire disparaître nos articles passés, mais aussi de nous interdire d'en publier de nouveaux, sur la base de documents pourtant publiés par ailleurs, dans leur ensemble, sur Internet. Est-ce que si la presse n'évoque par ces documents, ils disparaissent pour autant ? Non. On ne peut pas remodeler la réalité selon nos propres volontés, même lorsque l'on est milliardaire...

Ces documents ont été diffusés sur Internet par des pirates. Le piratage de serveurs informatiques est évidemment un délit et Reflets n'en disconvient pas. La publication indiscriminée de documents volés, dans le cadre, qui plus est, d'un chantage, est également condamnable. En revanche, vouloir interdire à des journalistes de consulter des documents publics - puisque diffusés sur Internet - et d'écrire sur ce sujet s'il s'agit d'informations d'intérêt public est un peu étrange. En tout état de cause, censurer les écrits des journalistes ne fera pas disparaître ce qui s'est passé : les entreprises de Patrick Drahi se sont fait pirater, les documents de ces sociétés ont été volés et publiés sur Internet.

Est-ce pour fabriquer une réalité alternative que Patrick Drahi et ses sociétés ont assigné Reflets ? Est-ce pour fabriquer cette réalité alternative que Patrick Drahi et ses sociétés ont assigné Radio France devant le tribunal de commerce de Paris avec pour objectif de faire « ordonner à la Société Nationale de Radiodiffusion Radio France de supprimer, sous astreinte de 1.500 euros par jour de retard à compter du prononcé de l'ordonnance à venir, le podcast "Altice, un piratage d'envergure" du 10 septembre 2022 ; ordonner à la Société Nationale de Radiodiffusion Radio France de supprimer, sous astreinte de 1.500 euros par jour de retard, la page de présentation du podcast "Altice, un piratage d'envergure" du 10 septembre 2022 » ? Pour Radio-France, le tribunal de commerce de Paris a renvoyé Maître Ingrain dans ses cordes. Pas question de censurer cette interview sur France Culture.

Avec Mediapart, Maître Ingrain engrange un deuxième échec

Après avoir été recadré par le tribunal de commerce de Paris, Maître Ingrain a perdu sa bataille pour la censure de Mediapart. Le tribunal judiciaire, dans l'affaire concernant la censure de Mediapart, a recadré assez vertement le conseil d'Altice et de Gaël Perdriau. Là aussi, Maître Ingrain tentait, pour le compte de son client, le maire de Saint-Étienne, de gommer la réalité. Le maire a utilisé la calomnie et le chantage à la sextape pour parvenir à ses fins politiques. Mais il préférait une réalité dans laquelle l'enregistrement de ses paroles mortifères n'existerait pas puisque la presse aurait interdiction d'en faire état...

Une fois ouverte la porte des faits alternatifs, il est compliqué de ne pas y céder... Dans le cas de Mediapart comme dans le cas de Reflets, Maître Ingrain soutient devant les magistrats que ses clients ne veulent pas censurer la presse. Au contraire ! Ils seraient très attachés à la liberté d'expression et seraient tout à fait d'accord pour que la presse fasse son travail d'enquête. Mais pas en utilisant les documents qui leur déplaisent.

L'ordonnance de référé-rétractation de la juge Violette Baty rappelle les écritures de Maître Ingrain : « Il [Gaël Perdriau] soutient ne pas demander l’interdiction à la Société Editrice de Mediapart de publier des informations ni d’enquêter mais une interdiction précise de publier un enregistrement clandestin et son verbatim au titre du respect dû à sa vie privée. ». De même, Maître Ingrain expliquait dans le cas de Reflets le 30 novembre que notre journal pouvait écrire tout ce qu'il voulait sur Altice... Mais pas en se basant sur les documents volés et publiés par le groupe Hive.

Il existe donc une réalité alternative où l'avocat qui a, le premier dans l'époque moderne du droit, obtenu une censure préalable de deux journaux en quelques semaines, est un fervent défenseur du droit de la presse à enquêter.

Tandis qu'Altice, propriétaire de BFM, attaque Reflets parce que le journal s'appuie sur un leak pour son enquête, Raphael Grably, le journaliste vedette en matière de nouvelles technologies de BFM, demande à des journalistes de lui fournir les MacronLeaks qu'il ne retrouve plus sur Internet... Bien entendu, un journaliste n'est pas comptable des actes du propriétaire de son media, mais il y a là une cocasserie étonnante. Les journalistes de BFM (qui ont totalement passé sous silence le piratage d'Altice alors qu'ils traitaient copieusement les attaques par ransomware, notamment celle de l'hôpital de Créteil) sont favorables à l'utilisation de leaks alors que leur maison-mère tente de faire censurer deux médias : Reflets et Radio-France pour leur usage de données du même type...

Tweets de Raphael Grably - Copie d'écran
Tweets de Raphael Grably - Copie d'écran

Reflets offrirait bien un accès confraternel aux MacronLeaks à Raphael Grably, mais nous sommes un peu inquiets de l'usage que pourrait faire Maître Ingrain devant une cour d'une telle démarche.

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