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Dossier
par Antoine Champagne - kitetoa

Altice : Patrick Drahi est-il lâché par le système ?

Il y a des précédents, même pour des hommes d'un tel pouvoir

Patrick Drahi, comme d'autres hommes d'affaires, est un rouage nécessaire du capitalisme. Ils font « circuler » les liquidités. Mais en période difficile, de remontée des taux, la tempête probable qui se profile peut pousser les créanciers à vouloir imposer d'autres timoniers.

Comment payer moins d'impôts en faisant son marché sur la planète ? Atoz a la réponse... - © Reflets

Le bel empire que voilà : Altice, un méga-groupe, présent partout dans le monde et dans des secteurs économiques très variés, de la téléphonie à la presse en passant par la télévision et même une compagnie d'aviation pour jets privés. Mais cet empire a des pieds d'argile. Il s'est construit sur de la dette. Près de 70 milliards. Une paille. Si Patrick Drahi a beau être propriétaire du groupe, cette propriété ne repose que sur la capacité de ses entreprises à rembourser la dette. Tant que les taux sont bas, c'est facile. Il suffit de se « refinancer ». En clair, de réemprunter. En période de remontée des taux, comme c'est nettement le cas actuellement, c'est beaucoup plus compliqué. La « charge » de la dette, c'est à dire ce qu'elle vous coûte chaque année explose. La nouvelle donne économique signe-t-elle la fin de l'empire Drahi ? Les réponses sont multiples. Mais la question qui se pose surtout, c'est de savoir si les pouvoirs, notamment financiers, qui se cachent derrière cette dette monumentale sont prêts à laisser les rênes du groupe à un homme dont tout le monde sait (depuis le début) qu'il a bien plus une politique de prédation vis-à-vis des entreprises entrant dans son groupe, plutôt qu'une attitude entrepreneuriale. Le début de dénouement de l'enquête au Portugal marque-t-il une forme de prélude à la chute du milliardaire ? Il y a des précédents.

Flash-back : en 1994, Mario Conde, un banquier espagnol publie un livre : El Sistema. Mi experiencia del poder (Le Système. Mon expérience du pouvoir). Ce livre est une sorte de témoignage sur la manière dont le pouvoir est exercé à l'époque en Espagne. Il revient sur un fait inédit qui l'a touché de très près : la mise sous tutelle de sa banque, le Banesto, par la Banque d'Espagne, avecl'éviction de tout le conseil d'administration, et les poursuites engagées contre lui-même et quelques-uns de ses proches. Mario Conde est un ovni dans le petit village madrilène. Sans faire partie du sérail, il a pris le pouvoir au sein du Banesto, en a fait la principale banque espagnole, s'intéresse à la politique, mais aussi à la politique économique du pays et s'exprime sur ce sujet, investit (beaucoup) dans les médias, bref, il dérange. Le système le lui fera payer au prix fort.

Le cas Banesto

Dans son livre "El Systema", Mario Conde tente une définition en fonction de son expérience personnelle.

J'ai appris, j'ai vécu et j'ai souffert du fonctionnement d'un schéma de pouvoir que je synthétise avec l'expression "le système". [...] J'entends par "système" un mode d'organisation des relations réelles de pouvoir au sein de la société espagnole. Il ne suffit pas, pour comprendre le système, d'observer comment sont définies dans un texte constitutionnel les libertés formelles dont disposent les groupes qui constituent une société. Ce qui est réellement intéressant à analyser, c'est si dans l'exercice de ces libertés formelles, on peut observer l'existence de facteurs qui détournent le principe formulé constitutionnellement. [...] Je dois avouer que lorsque j'ai accédé au pouvoir au Banesto j'ignorais comment fonctionnait réellement notre pays. En de nombreuses occasions j'avais entendu parler d'un certain groupe -désigné par plusieurs expressions- qui détenait un pouvoir réel et effectif exercé avec des connotations tribales. Étant donné que je n'avais pas d'expérience directe, ces affirmations ne pouvaient pas avoir plus d'écho en moi qu'une hypothèse de laboratoire. Mais heureusement, quel que soit le coût payé pour avoir expérimenté ces années, il m'apporte la preuve que ce groupe de pouvoir existe et a un pouvoir réel et effectif. Je qualifie cette structure avec le mot "Système" et par définition, il est susceptible de coexister avec un modèle démocratique d'organisation de la coexistence au sein d'une société.

Années 90, années 2020... Le Système est toujours là. Bien sûr, à l'heure des Qanons et des extrémistes de tous bords qui ont en tête une définition très personnelle du « Système », leur ennemi, il est compliqué de tenter de définir de manière neutre cette sorte d'entité informelle qui contrôlerait la « bonne marche » du monde. Reflets a déjà tenté à plusieurs reprises de le décrire.

Le Système n'existe pas en tant qu'entité définie. Il n'y a ni règles, ni carte de membre, ni « invitation » spécifique pour le rejoindre. Il agrège en son sein des personnalités de tous bords politiques et de tous les secteurs économiques. Droite, gauche, secteur financier, industriel, médiatique, associatif, le Système n'est pas regardant. Sauf sur un point, on n'en fait partie que si l'on se dédie à la survie du Système.

La multiplicité des facettes du Système permet d'épuiser ses opposants. Ils se battent tout à tour avec une multinationale, un groupe politique, un individu, un média... Mais jamais contre le Système qui continue de tirer les ficelles. Le Système n'existe qu'afin que ses membres puissent conserver leurs privilèges. Et ils sont nombreux. Pouvoir, gloire, argent. Souvent dans des proportions qui échappent complètement à la connaissance du commun des mortels.

Les DrahiLeaks : une vue plongeante sur le Système

On peut par ailleurs tout à fait faire partie du Système et en être rejeté du jour au lendemain, comme l'a expérimenté Mario Conde. Patrick Drahi fait encore partie du Système. Jusqu'à quand ? C'est la question qui se pose aujourd'hui, à tel point que Le Monde la formule, dans des termes moins explicites mais qui reviennent au même.

L'un des grands enseignements des DrahiLeaks est que les règles ne sont pas faites pour le commun des mortels. Elles sont faites pour le Système. Le gouvernement par le peuple pour le peuple est une sorte d'idéal complètement révolu. Il existe des règlementations qui favorisent le développement de mastodontes comme Altice et sont particulièrement profitables pour des hommes comme Patrick Drahi. Un vrai système... Autour de ces entreprises, gravitent des consultants fiscaux, des auditeurs financiers, des cabinets d'avocats dont le métier est de faire en sorte que ces dirigeants et leurs groupes payent le moins d'impôts possible. C'est à dire qu'ils contribuent le moins possible aux communs. L'hôpital public s'effondre ? Quelle importance. Patrick Drahi a par exemple équipé l'île de Névis avec les outils nécessaires pour réaliser les tests PCR pendant la pandémie. L'achat d'un Scanner a également été acté pour un montant de 839.000 dollars, via sa fondation.

Accord donné par la Fondation Lina et Patrick Drahi pour équiper l'île de Nevis avec un scanner  - © Reflets
Accord donné par la Fondation Lina et Patrick Drahi pour équiper l'île de Nevis avec un scanner - © Reflets

Demain, s'il le souhaite, il peut installer dans ses résidences personnelles un bloc opératoire dernier cri et embaucher le meilleur chirurgien de la planète. A quoi peut bien servir un hôpital public, franchement ? Alors financer un tel machin avec des impôts sur ses sociétés... C'est forcément de l'argent mal dépensé.

Le monde n'a pas de frontières pour un homme qui détient 5 passeports. Alors les règlementations... Elles peuvent être plus contraignantes ici ou là (comprenez que l'on peut payer un peu plus d'impôts dans un pays ou un autre, mais toujours dans des proportions très raisonnables), peu importe. Les hommes de la trempe de Patrick Drahi peuvent faire leur marché, les consultants sont là pour ça. Comme le cabinet Atoz qui produit chaque année une analyse détaillée des régimes d'imposition dans tous les pays du monde.

Une partie de l'analyse du régime fiscal en France pour les entreprises comme Altice par le cabinet Atoz - © Reflets
Une partie de l'analyse du régime fiscal en France pour les entreprises comme Altice par le cabinet Atoz - © Reflets

Tant que le bâtiment la finance va...

L'écosystème de la finance est très complaisant. Tant que l'argent peut circuler, peu importe à qui il va et pour quoi faire. L'éthique, la morale, tout ça ce sont des choses qui n'ont aucune valeur. On ne peut pas spéculer sur l'éthique ou la morale. Quelle rentabilité peuvent avoir les communs aux yeux des financiers dans les tours de verre de New York ou de Londres ? Aucune. Car ils sont incapables de voir plus loin que leur fichier Excel. Cette circulation de l'argent peut prendre de nombreuses formes. La plus commune (et récurrente) est la suivante :

1) le monde de la finance crée une bulle exploitée par les marchés financiers, 2) la bulle explose, 3) le système financier menace d'un risque systémique et demande l'aide des États, 4) les États sauvent le système financier en injectant des sommes folles (taux zéro - argent gratuit - planche à billets) qui seront financées par l'impôt et se traduiront par de l'inflation pour les populations, 5) l'argent circule et ruisselle (énormément) sur les marchés financiers, 6) les financiers créent une nouvelle bulle, 7) bis repetita...

Quand les taux sont très bas, proches de zéro, il y a tellement d'argent gratuit à dépenser que le Système s'accommode très bien de personnes comme Patrick Drahi. L'ingénierie financière bat alors son plein. Mais quand les taux remontent, un groupe comme Altice est vu d'une manière totalement différente par les financiers.

Tant que tout va bien, peu importe si des patrons de grands groupes s'enrichissent au détriment de la stratégie entrepreneuriale. Quand les temps changent, que la charge de la dette va exploser, il faut - toujours dans l'esprit des financiers qui sont les prêteurs - que le patron du groupe ait une stratégie afin que l'entreprise puisse assumer son endettement. En d'autres termes, rembourser. Si les milliards de cash flow se sont évaporés dans des structures externes, si la force de travail a été réduite au point de ne plus être suffisante pour produire et vendre, si les marchés sont saturés (téléphonie mobile et Internet), alors les prêteurs peuvent paniquer. Et si Patrick ne pouvait plus rembourser ? Si tout s'écroulait et que l'on ne puisse pas récupérer sa mise ? L'agence de notation de crédit Moody's avait déjà sonné l'alerte il y a un moment. Nous en avions rendu compte ici.

Une telle angoisse pourrait bien pousser des acteurs majeurs à, si ce n'est pousser Patrick Drahi à prendre la porte, tout au moins ne plus le soutenir. Le grain de sable Armando Pereira au Portugal semble précipiter les choses dans l'esprit du monde de la finance. Si la justice portugaise fait des demandes à ses homologues aux États-Unis, en France... Si la justice de ces pays découvrait que le même système a été déployé, si des enquêtes étaient ouvertes... Et puis il y a les DrahiLeaks, qui sont entre les mains du FBI, d'Europol et très probablement dans celles de nombreux procureurs partout dans le monde.

On comprend mieux à la lumière de nos articles et à celle de l'affaire portugaise l'acharnement dont a fait preuve Patrick Drahi pour nous empêcher de publier des papiers basés sur les DrahiLeaks...

Si les financiers, arguant du risque judiciaire ne voulaient plus « simplifier » la vie de Patrick Drahi, ce dernier pourrait être obligé de vendre rapidement quelques bijoux de famille pour éviter le mur de la dette. De nombreux acteurs du Système sont déjà en attente. Les États eux-mêmes, qui évidement font partie du Système, pourraient même intervenir comme « juges de paix ». Certaines entreprises du groupe sont des opérateurs d'importance vitale. En France, par exemple, SFR est sur cette liste. Et les trois autres opérateurs ne rêvent que d'une chose depuis des années : manger la marque au carré rouge.

Avoir le monde de la finance, la justice, les États et les autres groupes industriels de même taille contre soi, ça fait beaucoup.

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