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Dossier
par Mathieu Molard

Comment Patrick Drahi a vidé les caisses de SFR

Les milliards partis au Luxembourg

Depuis le rachat de SFR en 2014, Patrick Drahi siphonne méthodiquement les caisses de l’entreprise. Selon nos calculs, en six ans, 5,8 milliards d’euros sont sortis des comptes. Sur la même période, il a supprimé presque 7.000 emplois.

Le ruissellement vers le haut - © Caroline Varon

L’été 2017, au Paris Saint Germain, est celui de la démesure : le club de la capitale dopé aux pétrodollars qataris s’offre coup sur coup Kylian Mbappé et Neymar Junior, contre respectivement 150 et 222 millions d’euros. Un record sur le marché des transferts.

Le « projet Neymar » devient le symbole de la démesure et de l’argent roi. Patrick Drahi et ses conseils, apôtres d’un capitalisme débridé, apprécient. Au point de baptiser ainsi, deux ans plus tard, l’une de leurs opérations financières. Ce « Projet Neymar » à la sauce Drahi est officialisé le 6 mai 2019 quand le conseil d’administration d’Altice France, le groupe qui détient notamment SFR et BFM, vote « la distribution d’une prime exceptionnelle aux actionnaires de la Société à hauteur de 820 millions d’euros », soit plus de 3,5 fois la valeur d’achat de Neymar, le joueur de foot.

Une petite prime par ci, une petite prime par là... - Copie d'écran - © Reflets
Une petite prime par ci, une petite prime par là... - Copie d'écran - © Reflets

Opération Neymar...

Un maxi-bonus qui vient couronner une année exceptionnelle ? Pas vraiment : SFR, sa filiale principale, clôture l’exercice en léger déficit. Pire encore, l’opérateur téléphonique a liquidé 5.000 emplois en 2017, sur les 15.000 employés que comptait la boîte. Une saignée racontée à l’époque par nos confrères des Jours. Fin 2020, rebelote : 1.700 postes de plus seront fermés. Cette même année, BFM lance également un plan social pour se séparer de 245 salariés.

Pourtant l’argent pour sauver les emplois était là. Ou plutôt il aurait dû être là si Patrick Drahi n’avait pas, au fil des années, méthodiquement siphonné les comptes de ses sociétés françaises.

Avec l’aide d’un analyste financier, nous avons épluché les comptes d’Altice France et de ses filiales sur la période 2015-2021. Les 820 millions d’euros du « Projet Neymar », aspirés en 2019, ne représentent qu’une petite partie du magot. Au total ce sont 6,9 milliards d’euros qui, grâce à différents mécanismes financiers, sont sortis des comptes des entreprises françaises pour rejoindre ceux de la maison-mère au Luxembourg.

Cette somme, pompée en à peine six ans, correspond à 155.996 années de salaires bruts pour un employé de SFR. Ce montant aurait pu couvrir pendant un peu plus de 22 ans les salaires des 6.945 employés de SFR et BFM poussés vers la sortie sur cette même période (1).

Pour comprendre d’où vient l’argent, nous avons également épluché les comptes des différentes filiales d’Altice France. Quelque 5,8 milliards d’euros sont remontés, par des « distributions de primes d’émission », des caisses de l’opérateur téléphonique SFR. Quelque 2 milliards d’euros ont été ponctionnés sur les comptes de Ypso France, l’entreprise du groupe qui historiquement détenait notamment Numéricable et gère toujours, au moins en partie, les réseaux câblés du groupe. Et enfin 600 millions d’euros sont venus des caisses de SFR presse. SFR presse dont le kiosque à journaux numérique n’a plus aucune activité depuis que, comme l’ont révélé nos confrères de Capital, le fisc à découvert qu’il servait surtout à payer moins de TVA – un tour de passe-passe qui a valu à Patrick Drahi un redressement fiscal de 420 millions d’euros.

Comprendre le ruissellement en quelques flèches - © Caroline Varon
Comprendre le ruissellement en quelques flèches - © Caroline Varon

Du côté des syndicats, on l’a mauvaise. « On se doutait qu’ils sortaient de l’argent, mais pas dans de telles proportions », s’étrangle un représentant de SUD chez SFR. « L’impact de tout ça, on le voit au quotidien. Depuis le rachat de l’entreprise par Drahi en 2014, ils ont supprimé presque 7.000 postes. Les salariés qui restent ont vu leur charge de travail exploser. Et beaucoup sont en souffrance, il y a énormément d’arrêts maladies ».

Les clients aussi en subissent les conséquences : « Quand il y a moins de gens pour faire le taf, c’est moins bien fait », détaille le syndicaliste.

« La dette explose »

Et certaines activités ont été confiées à un sous-traitant au Maroc baptisé Intelcia (voir notre enquête sur ce point par ailleurs), avec là aussi un impact sur la qualité des prestations. « Parce que les salariés sont formés à la va-vite, parce que c’est un management par la terreur, parce qu’il y a du turn over... » Pour le représentant de SUD, la justice devrait se pencher sur le volet financier du dossier. « La dette de l’entreprise explose. Si les taux d’intérêt continuent de grimper, SFR pourrait être en grave danger. La justice doit nous dire s’il est acceptable et légal de ponctionner des sommes qui pourraient mettre en péril la boîte. »

Est-ce vraiment légal ?

En effet, tout cela est-il bien légal ? C’est très discutable… Les dirigeants d’une entreprise n’ont, en théorie, pas le droit de prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’intérêt de la société. En vidant les caisses (2) de SFR et d’Ypso France, Altice limite et altère gravement la capacité d’investissement de ces entreprises et les pousse à se surendetter pour compenser. Entre 2015 et 2021, la dette financière externe d’Altice France a augmenté de 5,2 milliards d’euros pour atteindre un total de 18,4 milliards (3). Pour le dire autrement, si l’actionnaire n’avait pas vidé les comptes le groupe n’aurait pas eu besoin de s’endetter plus.

Par ailleurs, une entreprise ne peut verser des dividendes à ses actionnaires que si elle fait des bénéfices ou qu’elle a des réserves. Or, jusqu’en 2019, Altice France est dans le rouge. Ça n’a pas empêché ses actionnaires de trouver des astuces pour vider les comptes. Pour récupérer de l’argent même les années de déficits ou au-delà des bénéfices qu’elle fait, Altice France a procédé à des « distributions de primes d’émission » pour un total de 4,3 milliards d’euros.

« On peut se demander s’il ne s’agit pas là de dividendes déguisés », commente notre analyste financier. « Ensuite, la question c’est le montant. Dans "l’orthodoxie financière", on considère que verser 100 % des bénéfices c’est déjà assez radical. Mais là, on est bien au-delà. »

Reste à savoir si l’affaire finira un jour devant les tribunaux. Le syndicat Sud, indigné par les pratiques que nous révélons, promet « d’étudier tous les moyens pour saisir la justice ».


(1) Nous considérons que le salaire moyen des postes supprimés correspond au salaire moyen d’un salarié de SFR en 2021, soit 3 686 euros brut/mois, selon le bilan social de l’entreprise que nous nous sommes procurés. Une hypothèse imprécise qui vise simplement à donner un ordre de grandeur. Détail des calculs : 6 900.000.000 : (12 x 3 686) = 155.996 Et 6.900.000.000 : (6.945 x 12 x 3.686) = 22,5. (2) Il s’agit de « distributions de primes d’émission » (3) 11,7 milliards de dettes obligataires et 6,6 milliards de dettes bancaires.

Making of

Contactés, Patrick Drahi, Mathieu Coq (SFR), n’ont pas répondu à nos questions.

DRAHILEAKS

Patrick Drahi est un homme d’affaires puissant. 11e fortune française bien que domicilié en Suisse, il est à la tête du groupe Altice. Un empire tentaculaire qui réunit notamment des entreprises de télécom (SFR, Cablevision…), des médias (BFM TV, RMC…) ou de commerce d’art (Sotheby’s)…

Courant août 2022, le groupe de hackers russes Hive a mis en ligne dans un recoin caché d’Internet des centaines de milliers de documents piratés à Altice après avoir échoué à faire chanter l’homme d’affaires. Reflets, Blast et StreetPress se sont associés pour explorer ces leaks.

Les documents mettent en lumière un groupe industriel complexe, implanté dans des pays très souples en matière fiscale et très endetté. Ils donnent incidemment à voir le train de vie faramineux d’une famille aussi discrète que riche. Bien loin de la fin de l’abondance annoncée par Emmanuel Macron.

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Depuis plusieurs mois maintenant, cinq journalistes aidés d’analystes financiers et de juristes, épluchent les millions de pages des #DrahiLeaks. Un travail au long court qui coûte cher et auquel il faut ajouter les frais juridiques : relectures par les avocats des articles et procès.

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