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Dossier
par Rédaction

Comment la famille Drahi accumule des œuvres d’art

Une recherche frénétique d'optimisation fiscale

Picasso, Magritte, Francis Bacon, Marc Chagall, Christo, Dubuffet, Giacometti, Kandinsky : la liste des œuvres achetées par la famille Drahi via la société Forever est impressionnante. Au fil des ans, près d'un milliard d'euros ont été investis, principalement dans des tableaux.

Triptych Inspired by the Oresteia of Aeschylus de Francis Bacon, acquis pour 84,7 millions d'euros - D.R.

La liste des œuvres détenues par la famille est impressionnante, mais sur le fond, assez classique, sans grandes excentricités. La société Forever, détenue par Nathan Drahi, le fils de Patrick, a ainsi acquis des œuvres de Picasso, Magritte, Francis Bacon, Marc Chagall, Christo, Dubuffet, Giacometti, Kandinsky, Paul Klee, Fernand Léger, Majorelle, Dali, Delacroix, Max Ernst, Joan Miró, Renoir, Rodin, Vasarely... Au fil des années, via les structures mises en place et selon un décompte effectué sur la base des documents publiés par le groupe de ransomware Hive, la famille Drahi a acheté pour 924,50 millions de dollars en œuvres d'art. Certaines ont pu être revendues entre temps. D'autres ont pu perdre ou prendre de la valeur. Ce chiffre est donc un ordre de grandeur basé sur les factures d'achat.

Ce qui différencie Patrick Drahi de Bernard Arnault ou François Pinault, c'est que l'art est accumulé non pas pour être accroché dans un lieu ouvert au public comme la fondation Arnault ou la Pinault Collection. Ici, les œuvres sont conservées (souvent) dans les résidences privées du milliardaire.

Initialement, la famille Drahi achète des œuvres via une structure : Before. Ce sont plusieurs sociétés entremêlées, chacune d’elles jouant un rôle bien particulier (financement, management, achat des œuvres,...). Une construction juridique somme toute assez classique au Luxembourg. Soudain, changement de système, Before devient Forever.

Forever correspond mieux que Before à « son activité réelle et son but poursuivi qui n’était clairement pas une activité commerciale mais une activité plus proche d’une accumulation de patrimoine » explique Thierry Sauvaire, l’avocat qui pilotera le changement de structure. Cet expert fiscal au sein de VMS Valais Management Services, l'un des Familly office de la famille, ajoute : « Cette structure commençait à poser des problèmes quant au but commercial poursuivi, et à sa situation fiscale »

Dans un mémo, il détaille les raisons de l’opération qui a conduit à liquider Before, la première structure luxembourgeoise permettant à la famille d'acheter des œuvres d’art. Il s’agit cette fois-ci de créer une nouvelle structure basée à Saint Vincent & les îles Grenadines.

Thierry Sauvaire écrit : « Jusqu’au mois d’octobre 2021, les tableaux étaient détenus directement par la société Before SA, une Sàrl, elle-même détenue par d’autres sociétés luxembourgeoises (la structure). Cette structure était prévue pour des activités d’achat/vente liées au caractère commercial que chaque société de capitaux se doit d’avoir. Une telle société est faite pour avoir un chiffre d’affaires et réaliser un bénéfice. Il se trouve que Before SA ne fait que des acquisitions et ne réalise aucun chiffre d’affaires ni bénéfice. Cette structure commençait à poser des problèmes quant au but commercial poursuivi, et à sa situation fiscale. Nous avons donc repensé la structure afin que celle-ci soit en ligne avec son activité réelle et son but poursuivi qui n’était clairement pas une activité commerciale mais une activité plus proche d’une accumulation de patrimoine. Plusieurs possibilités ont été envisagées et nous avons donc finalement conclu qu’une société off-shore serait la plus à même de correspondre aux activités non commerciales (structure purement passive de détention). Une société off-shore a été constituée à St Vincent & les Grenadines, pays avec lequel notre correspondant travaille plutôt. »

Des cabinets de fiscalistes à la manœuvre

Les montages financiers décrits dans les documents publiés par le groupe de ransomware HIVE concernant la galaxie Altice sont complexes. Il semble toutefois évident que ces montages sont réalisés avec un but permanent d’optimisation fiscale. Des cabinets spécialisés comme Atoz ou Luther sont sollicités en permanence en ce sens. Plus clairement, le but recherché est de payer le moins d’impôt possible et d’éviter, par exemple, une double imposition. Ce qui n’a strictement rien d’illégal, si tant est que l’on ne sombre pas dans l’abus de droit : le seul risque juridique qui existe en matière d'outrance d’optimisation fiscale.

L'abus de droit fiscal par fraude à la loi permet aux administrations fiscales diligentes de pister les entreprises qui tentent de détourner l'intention de la loi originelle et de l’utiliser à leur avantage. Par exemple, créer des infrastructures qui ne viseraient qu’à diminuer ou annuler la charge fiscale d’une société. Évidemment, rien ne dit ou ne prouve qu'ici soit l’intention réelle des dirigeants de la galaxie Altice.

Pourquoi St Vincent & les îles Grenadines ?

Dans un mail, le banquier de l’entreprise s’interroge lorsque Forever est créé : « Le rationnel de l’utilisation de St Vincent et Grenadine : il faudrait que l’on obtienne un statement/memo clarifie l’usage de cette jurisdiction, confirmant si ce move est tax / corporate driven (les raisons), pourquoi part de Luxembourg, et surtout pourquoi le choix de cette jurisdiction précisément ? » (sic)

Selon Wikipedia, « Avant 2001, le secteur de la finance n'était quasiment pas réglementé » à St Vincent & les Grenadines. « Le pays était alors recensé par le GAFI comme un pays non coopératif. Sous la pression des États et des bailleurs de fonds internationaux, le pays s'est doté d'une règlementation pour lutter contre le blanchiment et le financement d'activités illégales. Fin 2001, on comptait dans l'archipel 10.075 sociétés offshore, 896 trusts, 38 banques, 35 représentants légaux, 5 fonds de placement et 1 compagnie d'assurance. ». Cette description rejoint celle faite par l'étude d'impact d'un projet de loi français de 2010 sur les échanges de renseignements en matière fiscale avec Saint-Vincent.

Le pays reste très accueillant avec les investisseurs étrangers. Selon un cabinet d’avocats facilitant la création de sociétés dans ce petit pays des Caraïbes, « L’une des raisons les plus fondamentales de la création d’une société offshore à Saint-Vincent-et-les Grenadines est l’absence ou la baisse d’imposition. En outre, Saint-Vincent-et-les Grenadines bénéficie d’une exonération sur les plus-values, les droits de timbre et les taxes. Il n’y a aucune obligation de produire des déclarations de revenus et des fichiers vérifiés auprès des autorités de ce pays insulaire. De plus, aucun impôt sur le revenu des personnes physiques, impôt sur les successions ou impôt sur les sociétés n’est applicable à Saint-Vincent-et-les Grenadines. Plus important encore, toutes les sociétés offshores à Saint-Vincent-et-les Grenadines sont exonérées d’impôt pendant 25 ans. L’actionnaire d’une société offshore peut également rapatrier tous les dividendes, bénéfices, capital et redevances libres de tout impôt ou même de frais de change. De plus, l’OCDE applique ici une loi pour assurer un régime d’échange d’informations fiscales transparent et efficace. Vous pouvez facilement utiliser une société offshore de Saint-Vincent-et-Grenadines pour la protection de vos actifs. ».

« C'est un paradis fiscal particulièrement souple », écrit sans ambages le site ICD qui propose des services d'optimisation fiscale. Seuls inconvénients ? « Une image de paradis fiscal prononcée » et « le Registre du Commerce n’étant pas accessible et ouvert au public, la procédure permettant de justifier de la propriété de la société offshore est assez lourde. »

Pour Thierry Sauvaire, qui répond aux interrogations du banquier, « Cette juridiction a été choisie car je l’utilisais pour la détention d’actifs passifs habituels pour mon employeur précédant (jusqu’en août 2021) et nous avions des comptes ouverts auprès de plusieurs banques sans jamais avoir eu de soucis d’aucune sorte. Si cette juridiction est un problème pour votre banque merci de me le faire savoir. »

Le banquier, Quilvest, met toutefois en garde son client Forever : il faut « éventuellement rendre le client/conseiller, conscient des implications que l’utilisation d’une telle juridiction peut avoir comme conséquences dans l’environnement bancaire actuel (enhanced due diligence, transaction monitoring (chez nous mais aussi dans le réseau d’intermédiaire). » (sic)

De fait, les experts en fiscalité consultés jusqu’ici par Reflets notent que la transparence est de mise un peu partout désormais, en tout cas en Europe. L’un d’eux précise: « Le temps des acrobaties fiscales est derrière nous. Tout est transparent. Il faut se défaire de certaines idées préconçues. Nous pouvons conseiller à nos clients d’établir leur holding au Luxembourg notamment pour éviter l’instabilité de la norme en France. Le Luxembourg attire désormais les capitaux avec sa stabilité juridique et avec des facilités pour mettre en place des financements ou sur les formes juridiques des entreprises et non plus sur des accords spécifiques pour payer moins d'impôt ». Et notre expert fiscal de conclure : « Souvent, ces montages qui peuvent sembler complexes ne sont là que pour masquer l’identité du propriétaire réel. L'idée est d'assurer une forme de confidentialité en termes de vie privée ».

Si l’on s’en tient à un document rédigé par le cabinet de fiscalistes Atoz pour le compte d’Altice, et publié par le groupe Hive, Patrick Drahi détenait initialement 100 % de Before Luxembourg S.C.Sp. Qui détenait 100 % de Next Alpha SA, une société sous le régime des sociétés de gestion de patrimoine familial (SPF) luxembourgeoise. Next Alpha détenait 100 % de Before SA. qui détenait le portefeuille d’œuvres d’art et était financée par Next Alpha qui avait pour sa part souscrit à du capital social, des IFPECs. Et des CPECs émis par Before. Un langage technique qui n'est pas à la portée de tout un chacun.

« Synthétiquement, le montage proposé fait partie de la pure ingénierie financière employée par toutes les familles multimillionnaires qui détiennent des sociétés dans tous les pays à faible fiscalité. L'astuce est de déplacer la propriété des tableaux de maîtres d'une société à une autre, d'un territoire à un autre, toujours pour le compte d'un seul ultime propriétaire, mais sans qu'il y ait une vente effective qui aurait comptabilisé une plus-value et potentiellement déclenché le paiement d'un impôt », explique un fiscaliste à Reflets sous couvert d’anonymat.

« Le deuxième objectif est qu'à terme, la transmission de la propriété à un héritier, qui aura donc lieu au moment du décès du propriétaire, n'occasionne pas le paiement de droits de succession. Cela parce que le montage aura déplacé la propriété des tableaux dans les Îles Vierges Britanniques, par exemple, qui exemptent les héritiers d'impôt sur la succession », poursuit-il.

Anticiper, c'est un métier

Le cabinet Atoz proposait initialement une restructuration qui permettrait d’anticiper des effets négatifs d’une transposition en droit intérieur Luxembourgeois de la directive « Anti tax avoidance directive » (ATAD). L’idée est de remplacer la structure Before existante par une structure de détention des œuvres d’art à travers une SCSp luxembourgeoise.

Dans un mail à Thierry Sauvaire et Armèle Koelf, tous deux travaillant pour le compte d'Altice, un juriste d’Atoz explique (les chiffres sont en millions, NDLR) :

« Thierry, Nous avons fait une première simulation sur la potentielle imposition des plus-values latentes de Before S.A. Nous nous sommes basés sur les comptes 2020 de la société, derniers disponibles. Notre conclusion devra être confirmée avec une situation intérimaire 2021 récente. Sur base de nos projections, aucune imposition sur les plus-values n'est à prévoir (à la fois sur une hypothèse de PV d'un montant de 50 ou 75, et avec une VNC (valeur nette comptable, NDLR) des œuvres de 625) via utilisation des pertes fiscales reportées et de la portion des primes de rachat d'instruments émis avant le 17 juin 2016 et qui ne sont donc pas soumis aux règles de limitation de déductibilité des intérêts au Luxembourg. Par ailleurs, tu trouveras ci-dessous les étapes de cession et de liquidation de la structure que nous proposons:

Etape 1 : Before S.A. ("Before") cède les œuvres qu'elle détient à valeur de marché à Forever Ltd contre un prêt vendeur (le "Prêt vendeur").

Etape 2: Before rachète à valeur de marché l’ensemble des CPECs détenus par Next Alpha S.A.,SPF, ("Next Alpha"). Suite au rachat, une créance sera reconnue de Next Alpha sur Before.

Etape 3 : Before est liquidée, et l’entièreté de ses actifs, dont le Prêt vendeur, et passifs sont transférés à Next Alpha.

Etape 4: Next Alpha est liquidée, et l’entièreté de ses actifs et passifs sont transférés à Before SCSp.

Etape 5 : Before SCSp est liquidée, et l’entièreté de ses actifs et passifs sont transférés à PDR.

Etape 6: (A confirmer par un conseil local) PDR (Patrick Drahi, NDLR) contribue en nature le Prêt Vendeur à Forever Ltd contre une émission de capital. »

Cette explication vient en réponse à un questionnement de la part de Thierry Sauvaire qui semple piloter l’opération :

« La valeur comptable totale de cet art chez Before SA est de € 625 et la valeur vénale de € 675 soit un bénéfice de € 50 (voire de € 75 nous sommes en train de faire une estimation). Peux-tu :

(i) Vérifier que ce gain en capital peut être neutralisé avec les Sipec restants, suite à une utilisation partielle pour le bénéfice lié à la cession d’une partie de la collection à ADR ?

(ii) Liquider toute la structure dès les cessions terminées, soit Before SA, Next Alpha SA, SPF et Before Luxembourg SCSp ;

(iii) Confirmer que ces liquidations n’entraineront pas de conséquences fiscales ; (iv) M’informer de comment gérer les créances de Before SA envers Forever Ltd et ADR qui ne seront jamais payées, suite aux cessions opérées, dans le cadre de la liquidation.

Plus tard, Thierry Sauvaire expliquera : « Forever a acquis les œuvres par contrat de cession de Before SA et en est donc déjà propriétaire. Par la suite PDR (Patrick Drahi, NDLR) prêtera l’argent à Forever sur son compte en banque soit fera un payement au vendeur de l’œuvre en direct mais «  for and on behalf of Forever »  (comptablement cela amènera dans les deux cas une créance contre Forever) A la fin de chaque année cette créance est cédée à NDR (Nathan Drahi, NDLR), actionnaire unique de Forever sous forme de donation qui n’est ni imposable en Suisse ni dans le pays de résidence de NDR. » (sic).

Pour Forever, c'est Nathan Drahi qui est aux commandes. Il est résident à Hong Kong. Thierry Sauvaire se renseigne donc auprès d'un fiscaliste de Deacons, un cabinet d'avocats de Hong Kong. Celui-ci confirme dans un mail que Nathan Drahi n'aura pas à déclarer quoi que ce soit au fisc à Hong Kong, qui est par ailleurs un port franc. La société qui achète de l'art (Forever) n'étant pas un marchand d'art (pas de revente à Hong Kong) il n'y a pas de taxes à prévoir.

Mail adressé par Thierry Sauvaire au cabinet Deacons le 1er novembre 2021 pour obtenir confirmation des points évoqués :

Une société des îles Vierges britanniques, détenue à 100 % par un résident de Hong Kong, a acquis des œuvres d'art auprès d'une société luxembourgeoise grâce à un prêt accordé par ce vendeur, pour le prix d'achat.

Suite à la liquidation du vendeur, la créance sur le résident de Hong Kong est finalement détenue par le père de ce résident. Le père fait don de cette créance sur lui. La dette est compensée par la créance et cesse d'exister.

Les œuvres d'art restent toujours à l'étranger et ne sont jamais livrées à Hong Kong.

Dans un tel cas :

(i) cette société des îles Vierges britanniques, n'a pas besoin d'être déclarée dans la déclaration d'impôts de la personne physique à Hong Kong puisqu'il n'y a pas d'impôt sur la fortune à Hong Kong.

(ii) L'acquisition des œuvres d'art par la société des îles Vierges britanniques, est un non-événement au regard de la fiscalité de Hong Kong.

(iii) Le don de la créance n'est soumis à aucun impôt sur les donations, les transferts ou tout autre type d'impôt à Hong Kong.

(iv) Suite à cette donation, la donation et la société des îles Vierges britanniques, n'ont pas besoin d'être déclarées ou enregistrées à HK

(v) Aucune TPS, TVA ou équivalent, le cas échéant, n'est due à Hong Kong sur les transactions susmentionnées.

(vi) Toute nouvelle acquisition par la société des îles Vierges britanniques, contre financement ne doit pas être déclarée ou imposée à Hong Kong.

(vii) Si certaines pièces d'art sont importées à Hong Kong par les société des îles Vierges britanniques,, quels sont les droits d'importation dus ?

Patrick Drahi s’engage dans d’autres documents postérieurs à apporter en prêts jusqu’à 300 millions par an à la structure Forever et à celle similaire créée pour sa fille Angelina : Angelheart. C’est sans doute plus simple de mettre en place une collection d’art quand la famille peut apporter ce type de montants. Et le résultat est encore plus efficace quand des cabinets de fiscalistes mettent en place des structures permettant de payer le moins d’impôts possible.

Autant d’impôts inexistants qui ne bénéficieront pas à l’ensemble des citoyens dans les pays où ils auraient pu être payés. Alors certes, rien de techniquement illégal, peut-être, mais voilà bien un débat de société qui mérite d’être tenu.

  • Reflets a interrogé Thierry Sauvaire qui n'a pas répondu à nos sollicitations.

  • Altice a assigné Reflets devant le tribunal de commerce pour violation du secret des affaires et demande le retrait de nos articles ainsi que l'interdiction pour nos journalistes de consulter les documents publiés sur Internet par Hive. Altice réclame également l'interdiction pour nos journalistes d'écrire à nouveau sur ce sujet. Enfin, Altice a porté plainte au pénal pour le piratage informatique dont elle a été victime et nous vise également dans cette plainte contre X.

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