L'ukraine dans les yeux (de la caméra)
Ce que nous avons retiré de deux semaines d'observation de caméras connectées
Si les combats et les bombardements ne sont pas visibles au travers des caméras de surveillance connectées à Internet, c'est peut-être aussi parce que lorsqu'ils s'intensifient, lorsque l'électricité est coupée, les caméras disparaissent.

Comme vous avez pu le lire dans nos précédents articles ici et là, Reflets a cartographié les caméras connectées en Ukraine. Depuis le début de la guerre, nous auscultons ces flux vidéo en provenance de ce pays. Ce qui frappe, ce ne sont pas les combats, mais une impression d'être plongé dans un film post apocalyptique. Non pas parce que les bâtiments que nous observons seraient détruits, ils ne le sont pas, mais parce qu'il y a bien peu de monde sur ces images. Parfois, une chambre d'enfant est « figée » depuis le début du conflit. Rien n'a bougé, aucun humain ne vient jamais croiser l’œil de la caméra. Les gens ont fui, se terrent.
Tout a commencé au début du conflit. Nous nous interrogions sur la méthode à suivre pour obtenir des images en provenance d'Ukraine. Comment valider que les images proviennent bien du pays et ne datent pas de plusieurs années ? Il est bien entendu possible d'envoyer un journaliste, mais il ne couvrira pas tout le territoire. Nous avons donc demandé au réseau de nous envoyer un flux en temps réel. Et comme le réseau est poli, il a répondu à nos demandes. En deux jours, nous avons cartographié les caméras de vidéosurveillance diffusant un flux. À peu près 70.000 objets connectés de ce type ont répondu présent. Aujourd'hui, nous disposons d'une base de 2.300 caméras, géo-localisées en Ukraine, dans toutes les régions, diffusant un flux vidéo sans que nous ayons besoin de les pirater.
Pour chaque pays, il existe des listes de caméras publiques accessibles librement. Souvent dans des lieux emblématiques comme le bord de mer (pour les surfeurs), devant des monuments ou sur des places très connues, dans les stations de ski. Il y a aussi des listes très partielles, comme sur Shodan, qui ravissent les apprentis hackers. Notre recensement est un peu différent. Plus... systématique. Nous avons récupéré un accès à des caméras posées par des villes, des particuliers ou des entreprises. Elles donnent parfois dans des habitations, parfois dans des rues, des commerces, des parkings extérieurs, des jardins. On voyage...
Nous n'avons jamais constaté de combats ou de destructions liées à la guerre. Même dans des villes particulièrement touchées par les bombardements comme Mykolaiv, Vorzel, Kherson ou kharkiv.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de combats. Les équipes de Reflets qui testent et re-testent les flux depuis deux semaines constatent une perte de caméras immédiate et massive dans les zones de combats intenses. C'est notamment le cas à Marioupol par exemple et à Kharkiv, dans une moindre mesure. Par ailleurs, la géolocalisation d'adresses IP est toujours un exercice difficile et des erreurs peuvent se produire.
Les images que nous consultons sont brutes. Aucun filtre, un objectif qui n'influe pas sur l'attitude de ceux qui sont filmés. Ce travail nous permet de mesurer à quel point la réalité d'un conflit ne se limite pas aux grands titres dont nous avons coutume de nous abreuver. Les médias sur zone relaient les combats, les destructions, le bilan des morts et des blessés... Le notable. Le spectaculaire.
La guerre est une succession d'actions souvent très localisées dont l'impact est global. En produisant de l'information, nous, journalistes, diffusons en Ukraine et ailleurs une angoisse qui se généralise, sur la base d'images souvent anxiogènes.
Au quotidien, pour les gens que nous observons, rien de notable ne se passe, et c'est tant mieux. Sur nos images, les habitants promènent leurs chiens, vont faire leur courses, regardent la télé, ont les yeux braqués sur leur smartphone.
Mais quel média aurait l'idée étrange de raconter la non-guerre, cette tranquillité apparente alors qu'objectivement une invasion est en cours ?
La guerre est bien entendu dans les esprits de tous ces gens, et les caméras permettent de saisir, en creux, l'aspect irréel de ce qui se déroule sous nos yeux.
On tombe parfois dans un salon où l'on replonge dans l'insouciance avec les jeux habituels des enfants : Bart Simpson, Spiderman et la trottinette...
Mais aucun objet dans cette chambre n'a été déplacé depuis le début du conflit. Les habitants ont donc probablement fui. La trottinette est un vestige du passé, de l'insouciance avant la guerre.

Aujourd'hui, tous les magasins de cette marque sont fermés "temporairement" à Kyiv :


Un peu plus loin, à Cherkasy, dans une usine, on soude des pièces de métal pour stopper les tanks

À Ouman, au milieu entre Odessa et Kyiv, les rues sont désespérément vides.

A Kyiv, dans un abri, tous les soirs, des habitants se regroupent. Ils discutent, pour passer le temps qui s'étire. Dans la ville, ce magasin de chaussures est fermé depuis des jours. On imagine les habitants de Kyiv il y a deux semaines, se demandant encore si la paire de beiges était plus adaptée que la paire de noires...


Plus loin en banlieue de Kyiv, entre deux rondes, probablement, un homme faisant partie de la défense territoriale (bandeau jaune au bras), retire les décorations de Noël de son jardin. L'insouciance est loin.

La guerre n'a visiblement pas atteint Bila Tsekva (même s'il y a eu des bombardements), au Sud de Kyiv, et les images qui parviennent des caméras connectées montrent une ville comme une autre, qui vit. Les passants, les voitures, vont et viennent. Mais parfois, devant la gare, une voiture de police arrive en trombe, fait demi-tour et repart, marquant une forme de fébrilité.



De même à Horishni, le calme avant la tempête ? Quelques habitants se promènent dans un parc.

A Kaniv, pas de combats non plus mais un tank, justement est exposé sur une place, avec un drapeau aux couleurs de l'Ukraine.

À Khmelnytskyy, les combats ne sont pas encore là, mais cette caméra montre un mur de sacs de sable et au fond, ce qui ressemble fort à un blindé.

A Kharkiv, qui a violemment été frappée par l'invasion russe, un chantier de construction d'appartements est stoppé. Seul le vent le traverse, il n'y a plus d'ouvriers. Nous avons retrouvé via Internet les informations concernant cette réalisation immobilière.

A Lviv, plus près de la frontière avec la Pologne, dans un magasin de pompes funèbre, deux hommes choisissent les vêtements pour habiller un défunt.

À Odessa, dans le Sud du pays, à quelques kilomètres de Marioupol, ravagée par les bombes russes et où plus aucune caméra ne répond depuis longtemps, dans ce café, la défense territoriale prend un café puis retourne faire sa ronde.

Le calme avant la tempête ou avant que les caméras ne soient éteintes.