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Dossier
par Jacques Duplessy

Ukraine : dans les territoires occupés, vivre sous le joug russe

Les habitants racontent la surveillance et les exactions. Mais certains osent résister.

Du sud de l'Ukraine jusqu'aux banlieues occupées de Kyiv, les témoignages se ressemblent : les soldats de l'armée russe font vivre un enfer aux habitants. Ils subissent arrestations, assassinats et pillages. Toutes les personnes ayant une autorité politique ou morale sont dans le collimateur. Malgré cela, une résistance multiforme émerge et s'organise.

Sur le visage des déplacés se lit parfois l'horreur de ce qu'ils ont vécu. - Denis Meyer

Les zones occupées par l’armée Russe en Ukraine sont devenues un trou noir : il est difficile d’avoir des informations sur ce qui s’y passe. Reflets a pu recueillir des témoignages exceptionnels sur la vie sous le joug de l’occupant.

Une vie faite de privations, de pillages, d'arbitraire et d'exactions.

L’accès à la nourriture et aux médicaments est particulièrement difficile. Les prix des produits de première nécessité ont été multipliés par trois ou quatre. « Il est difficile de faire passer de l’aide humanitaire à cause du danger, explique Roman Rakhuba, directeur de l’association des églises mennonites d’Ukraine. Les soldats russes peuvent vous arrêter ou voler ce que vous transportez. Les combats sur la ligne de front sont fréquents. » Une menace plane tout spécialement sur les hommes : ils peuvent aussi être raflés à tout moment, car l’armée russe entend les mobiliser de force pour combattre l’armée ukrainienne.

Certains prennent tous les risques pour faire parvenir de l’aide humanitaire et évacuer des civils, quitte parfois à conclure un accord sordide avec l’occupant. « Un pasteur avait passé un marché avec les Russes : ils acceptaient qu’il amène de l’aide humanitaire et transporte des femmes et des enfants vers les zones tenues par l’armée ukrainienne en échange qu’il ramène des cadavre de soldats russes, raconte Roman Rakhuba. Il a pu ainsi faire sortir une centaine de personnes. Mais fin avril, quelque chose s’est mal passé, il a été arrêté à un barrage et nous sommes sans nouvelles de lui. »

Cela ne serait pas un cas isolé, selon plusieurs sources concordantes. Plusieurs pasteurs des Églises réformées ont été arrêtés ainsi que des maires et des membres de conseil municipaux des villes occupées. « Le pasteur luthérien de Berdyansk a ensuite été libéré après avoir été battu, on reste sans nouvelle d’autres, assure Roman Rakhuba. Les soldats russes demandent aux responsables des églises de prendre publiquement position en faveur de la Russie par exemple lors d’un prêche et sur les réseaux sociaux. Si la personne refuse, elle est arrêtée. » « Les persécutions ne touchent pas que les chrétiens, les Russes font pression sur tout ceux qui ont de l’influence, explique le pasteur Alexey. Leur seule solution est de fuir, car ils menacent aussi de s’en prendre à leur famille. Les Russes font du chantage pour tout. »

Kherson est l'Ukraine. Dans la ville occupée, les drapeaux ukrainiens fleurissent un peu partout. - DR
Kherson est l'Ukraine. Dans la ville occupée, les drapeaux ukrainiens fleurissent un peu partout. - DR

La surveillance est aussi omniprésente. Les services de renseignement russes analysent également les réseaux sociaux et repèrent les gens actifs, comme en témoigne la mésaventure du propre frère de Roman Rakhuba. « Mon frère habitait Berdyansk et était un militant actif de notre église. Lors de l’arrivée de l’armée russe, il a immédiatement effacé son profil Facebook, le contenu de son téléphone et supprimé un maximum de page web. Mais quelques jours plus tard, il a reçu un appel d’un numéro russe disant qu’ils voulaient le rencontrer, et son interlocuteur lui a envoyé des captures d’écran de ses anciens posts sur Facebook. Il a leur a dit qu’il avait déjà quitté la région, ce qui était faux. Il a immédiatement fait sa valise et a réussi à fuir côté ukrainien. »

Benjamin Moreau, chef-adjoint de la mission des droits de l’Homme du Haut commissariat des droits de l’Homme des Nations Unies, confirme : « Nous recevons de plus en plus de témoignages concernant des personnes arrêtées dans les territoires occupés parce qu’elle sont pro-ukrainiennes. »

Des Ukrainiens font le choix de la résistance

Malgré l’oppression, la résistance s’organise. Dans la ville du sud de Kherson capturée le 3 mars, la population a bravé l’occupant en manifestant à plusieurs reprises. Les soldats russes n’ont pas hésité à tirer à balles réelles le 21 mars. Malgré cette répression féroce, un rassemblement a encore eu lieu le 27 avril. Il a été dispersé cette fois à coup de gaz lacrymogène et de de grenades assourdissantes.

Dans plusieurs villes, des chrétiens de toutes confessions se sont rassemblé pour prier pour l’Ukraine devant les blindés russes. « Ce ne sont pas des grandes manifestations, ils ne crient pas de slogans, raconte le pasteur Alexey. Ces personnes courageuses essaient aussi d’entrer en contact avec les soldats russes, de leur dire qu’ils les rejettent, qu’ils ne veulent pas de leur occupation. » Pour le moment, les militaires ne réagissent pas. « Mais cela ne va pas durer, estime le pasteur. La liberté de parole va se restreindre et on va entrer encore plus dans le règne de la peur. Les Églises seront aussi étouffées si l’occupation dure. »

Le pasteur Alexey raconte comment des chrétiens résistent pacifiquement à l'occupation russe. - Reflets
Le pasteur Alexey raconte comment des chrétiens résistent pacifiquement à l'occupation russe. - Reflets

La résistance prend aussi des chemins moins pacifiques. Plusieurs témoins racontent des actions spontanées comme crever des pneus de véhicules ou arracher des drapeaux russes. Plusieurs collaborateurs de l’occupant ont été assassinés. Des groupes de partisans attaquent aussi des militaires isolés ou sabotent des installations comme les dépôts de carburant. L’armée ukrainienne était particulièrement bien préparée à la guérilla avec la constitution d’unités de défense territoriale composées de volontaires connaissant bien leur région. Les forces spéciales ukrainiennes mènent aussi des opérations dans ces zones. Pour encourager la résistance, le gouvernement ukrainien a créé un site web, le Centre national de la résistance, qui a aussi sa version anglaise. Il met en avant les opérations des partisans et édite un manuel « la résistance citoyenne en territoires occupés ». Leurs objectifs ? Développer le sentiment d'irréductibilité tout en donnant une formation minimale : faire du renseignement, résister sans arme, ne pas se faire repérer sur le net, apprendre les bases du secourisme. « L'armée ukrainienne est très bien renseignée sur ce qui se passe dans les zones occupées, assure Michel Goya, ancien colonel de l'armée française qui suit le conflit ukrainien. Cela permet des frappes et des actions efficaces. »

Cette résistance est importante pour l’avenir de l’Ukraine et entraver l'absorption de son territoire. Dans la zone de Kherson, l'administration pro-russes, après avoir envisagé la tenue d’un « référendum populaire » pour créer une nouvelle république fantoche, veut directement une annexion par Moscou. « Il y aura une demande (adressée au président russe) pour intégrer la région de Kherson en tant que sujet à part entière de la Fédération de Russie », a indiqué le 11 mai aux agences russes Kirill Stremooussov, chef adjoint de l'administration militaro-civile de Kherson.

Des déplacés racontent l'enfer

Reflets a aussi recueilli le témoignage de ceux qui ont fuit l'occupant russe. Ils habitaient dans la région de Kyiv à Bucha, Borodianka ou Makariv, d’autres viennent de l’Est de l’Ukraine. Certains des territoires ont depuis été libérés. Aujourd’hui ils sont réfugiés en Transcarpatie, dans le village d’Olexandryvka. Ils disent l’effroi des combats puis l’arrivée des soldats russes, persuadés qu’ils allaient être accueillis en libérateurs de l’oppression nazie en Ukraine.

Katia, 22 ans, étudiante en 4e année de médecine, Borodianka, 35 km de Kyiv

Katia, 22 ans. Borodianka, à 35 km de Kiev. - Denis Meyer
Katia, 22 ans. Borodianka, à 35 km de Kiev. - Denis Meyer

« On a vécu l’enfer ici, il y a eu de gros bombardements. Les soldats russes sont arrivés dans la ville de 26 février, deux jours après le début de la guerre. En avançant, ils tiraient sur les immeubles sans discrimination. J’habitais dans la rue centrale donc je pouvais voir ce qui se passait. Les soldats ont aussi pillé les magasins sur leur passage. Ils prenaient ce qui les intéressait puis tiraient à la mitrailleuse ou envoyaient un obus pour détruire le reste.

Mais ils n’arrivaient pas à contrôler la ville. La défense territoriale se battait pied-à-pied. Alors des avions sont venus larguer des bombes. Sur les 25 grands immeubles de la ville, 21 sont détruits. Beaucoup de maisons se sont effondrées. Un nombre important de personnes été ensevelies sous les décombres. Les soldats russes empêchaient les pompiers d’intervenir pour éteindre les incendies ou secourir les victimes. Le 1er mars a été la pire journée de combats. Je voulais quitter mon immeuble qui était très exposé. J’ai remarqué que les tirs commençaient toujours à 7h40, alors je suis partie le lendemain tôt avec ma mère. Mon père a choisi de rester en ville mais d’aller se réfugier dans une maison plus loin des combats. Nous avons bien fait car deux heures après, des bombes ont soufflé mon habitation et les maisons voisines. Si nous n’étions pas parties, nous serions peut-être morts… Une de nos voisines cuisinait pour la défense territoriale. Les Russes l’ont su et on débarqué chez eux. Ils lui ont dit qu’ils allaient la tuer maintenant devant son mari et ses deux enfants. Son époux s’est interposé. Finalement les soldats leur ont donné cinq minutes pour partir. Mais d’autres n’ont pas eu cette chance. Le père d’une copine a été kidnappé alors qu’il était dans sa cour. On ne sait toujours pas ce qu’il est devenu. Beaucoup de personnes ont été tuées ou sont portées disparues. Notre maire donne le chiffre de 200 morts. On parle beaucoup de Bucha, mais ici c’était pire. »

Max, 16 ans, lycéen, Bucha, banlieue de Kyiv

Max, 16 ans. Boutcha, dans la banlieue de Kiev. - Denis Meyer
Max, 16 ans. Boutcha, dans la banlieue de Kiev. - Denis Meyer

« Les Russes ont pris la ville le 4 mars. Dans ma rue, il y avait une quarantaine de soldats avec des blindés. Certains avaient réquisitionné la maison de nos voisins. Eux, c’était des soldats normaux, corrects. On a eu de la chance. Un de mes copains âgé de 15 ans a été exécuté d’une balle dans la tête par un soldat russe alors qu’il revenait du supermarché avec des courses pour sa famille… Comme ça... Gratuitement… Et je sais qui est le soldat qui a tué mon ami. Il s’appelle Denyil, il est conducteur de tank. Des gens qui l’ont reconnu ont entendu des soldats l’appeler. Il est resté plusieurs jours dans le quartier. Depuis des positions près de chez nous, les tanks tiraient sur la ville d’Irpin. Le bruit était horrible.

Tout ce que j’ai vu m’a provoqué un choc psychologique. Je fais des cauchemars, je pleure parfois. J’ai vu beaucoup de morts dans la rue, des corps brûlés dans des voitures, je n’ai pas de mots. C’était l’horreur. Après deux semaines sous occupation russe, nous avons pu partir grâce à un couloir humanitaire négocié entre les deux armées. Maintenant que Bucha a été libérée, j’espère revenir bientôt pour reconstruire ma ville. »

Olena, 57 ans, Makariv à 50 km de Kyiv

Olena, 57 ans. Makariv, à 50 km de Kiev. - Denis Meyer
Olena, 57 ans. Makariv, à 50 km de Kiev. - Denis Meyer

« Je me suis réfugiée ici avec mon mari, ma fille et ma petite-fille de 4 ans. Les tanks russes sont arrivés le 28 février. C’était une colonne énorme. On nous a dit qu’elle faisait 30 km. Nous nous sommes calfeutrés chez nous. On ne savait pas quoi faire, on ne s’attendait pas à cette guerre. Les soldats russes ont beaucoup tiré sur les bâtiments. On avait l’impression que c’était au hasard. Puis ils sont entrés dans toutes les maisons. Cinq soldats sont venus devant notre porte. Ils criaient « ouvrez ! » et ils ont tiré en l’air. Mon mari leur a crié de ne pas tirer et qu’il allait ouvrir la porte. Ils sont entrés. Je suis tombé à genoux et je leur ai dit : ne tirez pas il y a un enfant à la maison. Il m’a répondu : « N’aie pas peur, on n’est pas venu te tuer mais te libérer des nazis ! » Je lui ai dit : « Quels nazis ? On ne vous a pas demandé de venir, on n’était en paix ici. » Peu après il y a eu des combats tout près de chez nous. On est resté deux jours puis je suis sortie avec un drap blanc pour convaincre les russes qui tenaient une position près de chez nous de nous laisser partir. Celui qui commandait a donné son accord et a dit : « Mais je ne peux pas vous garantir ce que feront les autres soldats ». On a pris de petits chemins et on a réussi à retrouver la défense territoriale qui nous a sortis de la ville. Pour le moment, nous souhaitons rester en Transcarpatie. Ma petite-fille est traumatisée : elle vient souvent me demander : Est-ce que des soldats vont venir ? »

Irina, 55 ans, employée des chemins de fer, déplacée de Donetsk.

Irina, 55 ans. Déplacée de Donetsk. - Denis Meyer
Irina, 55 ans. Déplacée de Donetsk. - Denis Meyer

« J’habitais Donetsk en 2014. J’ai quitté la ville avec mon père infirme, ma mère et mon mari pour rejoindre une zone de la région contrôlée par l’Ukraine. Très vite j’ai commencé à aider les militaires en cuisinant et en amenant des repas sur la ligne de front. A l’époque, notre armée était très mal équipée. En 2015, avec mon mari, ma fille et mon gendre, on a voulu retourner voir ce qu’était devenu notre appartement à Donetsk. Des gens passaient la ligne de front et revenaient assez facilement. Mais au poste de contrôle, nous avons été arrêtés et envoyés dans un bâtiment de la police à Orlivka. Ils avaient des listes et j’étais considérée comme une criminelle car j’aidais l’armée ukrainienne. Là on a été enfermés dans une cellule, puis on nous a fait sortir de nuit pour nous emmener dans la cours. On nous a dit qu’on allait nous exécuter. On nous a dit de nous dire au revoir et on nous a mis un sac sur la tête. C’est une expérience… On sent la vacuité de la vie… Mais ils ont tiré en l’air. Ensuite, ils nous ont transféré à Donetsk. Les hommes et les femmes ont été séparés. On a été interrogés sur notre aide aux militaires. J’ai nié, même l’évidence. Il y avait des photos dans mon téléphone portable. (Elle rit.) On bout de 30 jours, ma fille et moi avons été libérées. Mais une fois dans la rue, nous avons été immédiatement arrêtées et remises en prison. Les gardiens nous disaient : « Vous allez rester là une éternité. » Dix jours plus tard, un gardien nous a libéré vers 21h30. Ils nous a rendu nos passeports et nous a dit : « partez vite maintenant. » Nous sommes sorties, on ne savait pas où aller. On s’est caché dans des immeubles, car d’autres soldats voulaient nous arrêter de nouveau. Je suis allée voir une voisine de mon ancien appartement. Là, j’ai pu prévenir des combattants de l’autre côté de la ligne de front et on est sorties par une filière clandestine. Mon mari et mon gendre ont été libérés aussi peu après dans un échange de prisonniers. J’ai repris ma vie et j’ai continué d’aider les militaires. Quand l’offensive a été lancée, tout le monde m’a conseillé de partir vite, car si les soldats séparatistes me capturaient, j’étais en danger. C’est le père Alexandre, le curé de ma paroisse, lui aussi menacé pour son soutien aux militaires, qui m’a proposé que ma famille parte avec lui dans son village d’origine en Transcarpatie. Ici, je continue ce que je sais faire : aider les déplacés. »

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