Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Dossier
par Jacques Duplessy

Ukraine : les enseignements de trois mois de conflit

Les combats se concentrent actuellement dans le Donbass

La situation militaire s’est plutôt figée ces dernières semaines, même si l’armée russe a engrangé quelques gains dans le Donbass. L’armée ukrainienne a pour sa part progressé dans la région de Kharkiv. On semble s’inscrire dans la perspective d’une guerre longue, même si des surprises ne sont pas à exclure. Retour sur près de 90 jours de guerre et perspectives.

Un soldat ukrainien retranché dans l'usine Azovstal à Mariupol le 16 mai. - D.R.

Quand le 24 février l’armée russe passe à l’offensive, certains soldats transportent déjà leur uniforme de parade. Vladimir Poutine, comme la plupart des analystes occidentaux, pensait que Kiyv tomberait en quelques jours. Mais, dès les premières heures, l’opération ne se passe pas comme prévu. Les Russes ne parviennent pas à tenir l’aéroport d’Hostomel qu’ils ont capturé grâce à une audacieuse opération aéroportée. L’aéroport change plusieurs fois de mains et est rendu inutilisable. Il est pourtant une pièce maîtresse pour l’approvisionnement des troupes qui doivent capturer la capitale.

« L’armée russe a échoué dans sa première phase de guerre éclair visant à décapiter le pouvoir ukrainien, analyse Cédric Mas, historien militaire et président de l’Institut Action résilience. Ils avaient parié sur un pouvoir fragile, un faible sentiment national et une armée qui s’effondrerait. Ils ont perdu. Et ensuite, ils ont mis plusieurs semaines à se sortir de ce bourbier et annoncer se recentrer sur le Donbass. Le revers initial enregistré s’explique aussi par la surestimation du nombre de soldats engagés initialement le 24 février. On parlait de 190-200.000 hommes, mais ils n’étaient peut-être que 120-150.000. Ils ont peut-être manqué de troupes et la logistique a aussi été défaillante. »

L'Osint change le suivi d'une guerre

Il n’est pas toujours simple dévaluer l’évolution des combats entre les armées russe et Ukrainienne, car ce qu’on appelle le brouillard de la guerre est bien présent. Chaque camp minimise ses pertes. Mais un gros changement s’est opéré : la guerre est désormais connectée avec les réseaux sociaux, c’est à dire que les belligérants font des vidéos des zones capturées et des photos des destructions de matériel. Ainsi, le blog Oryx recense quotidiennement les pertes des deux camps à partir des images librement accessible. Donc on peut les évaluer a minima. Les Russes ont perdu au 18 mai au moins 3675 véhicule de tous types, dont 671 chars, ce qui est considérable. Cela représenterait 50 % des chars engagés en Ukraine détruits, abandonnés ou capturés. Les pertes ukrainiennes sont, elles, de 1045 véhicules, dont 163 tanks (liste complète ici) Mais cela ne traduit pas le taux d’échange réel entre les deux armées puisque qu’on ne parle que des destructions documentées en sources ouvertes.

Cette masse d'informations disponible est toutefois considérable pour documenter la guerre et permet un suivi assez précis au-delà de la propagande des deux camps. Par exemple, les images des satellites qui détectent les feux de forêts permettent d’avoir une idée de l’importance des bombardements quasiment en temps réel, d’autres images montrent les concentrations de troupes ou les destructions. Et tout cela est en accès libre. Illustration ici d'un travail d'Osint qui montre les destruction de blindés russes après une tentative ratée de franchissement de la rivière Donets près du village de Biolhorivka. Quelque 73 blindés de tous types ont été détruits par l'artillerie ukrainienne ou abandonnés, soit l'intégralité d'un groupe tactique de bataillon, un BTG dans la terminologie russe.

L'Osint permet de suivre l'étendue des destructions avec une précision étonnante. - @Blue_Sauron - Twitter
L'Osint permet de suivre l'étendue des destructions avec une précision étonnante. - @Blue_Sauron - Twitter

Après plusieurs semaines de combats, les russes se sont retirés de la région de Kyiv, talonnés par l'armée ukrainienne. L'échec est patent. Vladimir Poutine a alors annoncé de nouveaux buts de guerre : la capture de l’intégralité du Donbass mais aussi de toute la bande côtière du Sud du pays, Odessa comprise, pour priver l’Ukraine d’accès à la mer. Plusieurs officiers supérieurs ont été limogés pour insuffisance de résultats.

L'armée russe peut-elle atteindre ces nouveaux objectifs ? Rien n'est moins sûr. « L’armée russe a un problème d’infanterie, constate Cédric Mas. Elle se compose d’un quart de troupes d’élites et le reste est constitué d’infanterie de second rang, moins bien armée et équipée. Sur les images de destruction de véhicules, on constate que les véhicules des forces d’élite représentent 40 % des pertes. Donc l’armée russe a souffert et elle a du engager des troupes moins efficaces. » Cela se vérifie effectivement sur le terrain. Dans les républiques séparatistes, des hommes ont été enrôlés de force. Les Russes ont fait appel à des supplétifs, des Tchétchènes notamment. « Il y a eu beaucoup d’affichages à ce sujet, bien au-delà de leur valeur réelle, décrypte Cédric Mas. _Même si ce sont des soldats entraînés qui ont l’expérience du combat urbain, ils ne vont pas fondamentalement changer la situation. _»

« Les Russes ont tiré plus de 1000 missiles, note Michel Goya, ancien colonel de l'armée française et analyste des conflits. Les analystes estiment qu'ils ont consommé 70% de leur stock. Ils vont aussi manquer de munitions aérienne de précision. Ils sont globalement en limite de ce qu'ils peuvent faire. L'armée russe fait face à des problèmes logistiques, d'approvisionnement et et de stocks. »

D'autant que l'armée ukrainienne résiste de manière assez spectaculaire. Pourtant, sur le papier, elle était largement inférieure à l'armée russe comme nous le montrions dans cet article Que pèse l'armée ukrainienne ?. Aujourd'hui les Ukrainiens montent en puissance, tant en homme qu'au niveau équipement. Elle a reçu beaucoup de matériel, comme le documente également le blog Oryx : de l’artillerie, des drones, des obus de précision, des tanks, des blindés, quelques hélicoptères... « Les Ukrainiens vont avoir un sacré challenge pour maintenir ces équipement disparates en condition opérationnelle et aussi obtenir suffisamment de munitions OTAN qu'utilisent ces armes et qu'ils n'ont pas en stock », s'inquiète Michel Goya.

« La campagne de bombardements russes sur l’arrière du front n’a pas permis d’empêcher l’arrivée du matériel militaire occidental, explique Cédric Mas. Ce n’est pas une surprise si l'on regarde l'histoire : on l’a bien vu avec le débarquement en Normandie, les blindés allemands ont pu rejoindre le front. Et les alliés avaient à l’époque une suprématie aérienne que n’ont pas les Russes en Ukraine. »

Dans l’histoire, l’armée la plus nombreuse n’a pas toujours gagné

Mais le matériel n’est rien sans les hommes. L’Ukraine a décrété la mobilisation générale au début de la guerre. Deux mois après, on voit arriver de nouvelles unités sur le front. Ces troupes moins aguerries vont sur des zones plus calmes, et permettent d’envoyer des unités expérimentées là où les Russes tentent de percer. Les Américains fournissent aussi beaucoup de renseignements militaires pour faciliter les frappes ukrainiennes.

Autre élément très important : la motivation. « Dans l’histoire, l’armée la plus nombreuse n’a pas toujours gagné. C’est aussi la plus motivée qui l’emporte. Par exemple, pourquoi Mariupol a tenu aussi longtemps ? Parce que les Russes ne vont pas vraiment à l’assaut, constate Cédric Mas. Quand le soldat ukrainien défend sa terre et sa famille, il sait pourquoi il se bat. Le soutien international est aussi très important pour leur moral. Et ce différentiel de motivation se ressent à tous les niveaux, et joue en faveur de l’Ukraine. »

Depuis quelques jours le front évolue un peu, alors qu'on le pensait davantage bloqué. « Aucun des deux camps n’accepte un enlisement mais aucun n’a montré qu’il avait actuellement les moyens de vaincre l’autre. La situation est donc faussement stable et peut basculer très vite », veut croire Cédric Mas.

La ligne de front en Ukraine au 19 mai 2022 - Réalisation @war_mapper - Twitter
La ligne de front en Ukraine au 19 mai 2022 - Réalisation @war_mapper - Twitter

L'armée Ukrainienne a éloigné l'artillerie russe de la grande vile de Kharkiv et elle avait progressé assez rapidement en direction de la frontière russe. Mais une contre-attaque russe leur aurait permis de regagner le village de Rubizhne. L'armée ukrainienne a réussi a franchir le fleuve Donets, menaçant une grande route d'approvisionnement de l'armée russe, ce qui pourrait ralentir certaines opérations dans le Donbass dans la région d'Izyum. Ce secteur de Kharkiv peut devenir décisif si la progression ukrainienne se poursuit vers Vorchansk, point important sur la route logistique entre Belgorod et Izyum.

Le front dans la région de Kharkiv au 19 mai 2022 - @War_Mapper - Twitter
Le front dans la région de Kharkiv au 19 mai 2022 - @War_Mapper - Twitter

Les derniers défenseurs de Mariupol se sont rendus à l'armée russe. Environ 1700 combattants dont 600 blessés ont été faits prisonniers, selon une source russe. Cette reddition a surtout une valeur symbolique et n'a aucun impact sur la situation militaire. Le président Zelensky a dit tout mettre en œuvre pour échanger « les héros de Mariupol » contre des prisonniers de guerre russe.

La zone de Kherson dans le sud du pays est à surveiller de près. Cette tête de pont russe est stratégique car une avancée russe pourrait menacer la ville d'Odessa et l'accès à la mer Noire de l'Ukraine.

Le front dans le sud du pays dans la zone de Kherson a peu changé depuis la fin avril. - Réalisation @ JominiW - Twitter
Le front dans le sud du pays dans la zone de Kherson a peu changé depuis la fin avril. - Réalisation @ JominiW - Twitter

Menaces dans le Donbass

Mais c'est dans le Donbass que la situation est tendue pour l'armée ukrainienne. C'est dans cette région que porte tout l'effort militaire russe. « _L’avance russe à Popasna devient inquiétante car elle semble représenter une percée du front, _craint Cédric Mas. Les forces russes ont amené des renforts et profitent de la supériorité aérienne et de l’éloignement de l’artillerie ukrainienne pour avancer. Il faut espérer que les Ukrainiens ont prudemment fortifié en profondeur la zone. »

La situation militaire dans le Donbass le 19 mai 2022 - Réalisation @war_mapper - Twitter
La situation militaire dans le Donbass le 19 mai 2022 - Réalisation @war_mapper - Twitter

Conséquence, la ville de Severodonetsk est menacée d'encerclement. Sa population était d'un peu plus de 100.000 habitants, mais la plupart ont fui les combats. La ville voisine de Lysychansk est dans la même situation. - Depuis Popsana, l'étau tend à se fermer par le sud sur le saillant de Severodonetsk Lysychansk, avec une menace sur les lignes de communication ukrainiennes. « On se bat pour chaque village, pour chaque mètre de terrain, et malgré la grande offensive russe annoncée, les choses bougent peu, analyse Michel Goya. Mais pour moi, la bataille décisive se passe dans le Donbass. »

L'incertitude demeure sur le choix ou la capacité de l'armée ukrainienne à contre-attaquer ou à se retirer pour établir une ligne de défense viable un peu plus à l'ouest, dans cette région que les Russes grignotent et entendent bien annexer.

1 Commentaire
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée