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Dossier
par Jacques Duplessy

Ukraine : les ressorts d'une résistance exceptionelle

Pourquoi la société dans son ensemble a été en capacité de répondre à l'aggression russe

Rare sont ceux qui imaginait l'Ukraine capable de tenir dans cette guerre. Or c'est toute la société qui s'est mobilisée et qui a montré une résilience qui force l'admiration. Comment l'expliquer ? L'histoire récente du pays a préparé la société civile à se mobiliser et à être créative pour faire face à l'impensable. Décryptage.

Les Ukrainiens sont entrés en résistance. Fabrication de cocktails Molotov à Uzhgorod, mars 2022. - Denis Meyer

Faible sentiment national, armée modeste, Vladimir Poutine était persuadé au 24 février, date de déclenchement de l’offensive, que « l’opération spéciale » allait aller vite. En quelques jours, l’armée russe devait pénétrer dans Kyiv, déposer le président Zelinsky et installer un fantoche à la tête du pays. Et les Ukrainiens capituleraient. Sur le papier, le rapport de force était écrasant en sa faveur, tant en quantité que sur le plan qualitatif. Dans les premiers blindés détruits, les soldats ukrainiens ont retrouvé des uniformes de parade. L’ours russe a vendu la peau de l’Ukraine avant de l’avoir tué.

Mais tout ne s’est pas passé comme prévu pour le Kremlin. Si les images de fuite de la population donnaient l’impression - en partie exacte - d’un sauve-qui-peut, au même moment le désormais célèbre « Allez-vous faire foutre ! » des défenseurs de l’île au Serpent adressé par radio au commandant de feu le croiseur Moskva donnait une autre tonalité. Et l’armée ukrainienne a tenu. Les soldats ukrainiens se sont battus vigoureusement. « Après une guerre de mouvements, les deux camps sont désormais presque à l’arrêt, car les armées sont usées des deux côtés, analyse Michel Goya, ancien colonel de l’armée de terre et analyste des conflits. Aucune des deux parties n’arrive à rompre l’équilibre et reprendre significativement l’initiative. »

Comment expliquer cette résistance que peu d’analystes (voir aucun) avaient vu venir ? Le premier maillon a été militaire. L’armée ukrainienne, très faible en 2014 lors de l’annexion de la Crimée et de la première guerre du Donbass, s’est professionnalisée. « Ils ont réussi à créer un corps de sous-officiers avec des soldats aguerris, constate Michel Goya. Et ils ont bénéficié d’une formation par l’Otan qui s’est révélée efficace : le commandement s’est un peu décentralisé, rendant leurs actions moins prévisibles pour les Russes. » L’armée avait aussi reçu du matériel, léger mais moderne, comme les missiles américains antichars Javelin, adapté pour tenir le terrain. Le ministère de la Défense avait également décidé d’acquérir des drones turcs Bayraktar ; un choix qui s’est révélé payant pour suppléer la faiblesse de l’aviation, mener des frappes dans la profondeur et perturber l’approvisionnement russe. Le renseignement, principalement d’origine américaine, aide considérablement l’armée ukrainienne. « Il leur permet d’anticiper les attaques mais aussi de frapper, décrypte Michel Goya. Le nombre important de généraux russes tués sur le front résulte sans doute de cette collaboration, tout comme l’attaque contre le croiseur Moskva. » Autre facteur décisif qu’on retrouvera dans l’ensemble de la société : la motivation. Les soldats savent pour quoi ils se battent.

Le cocktail de la résistance ukrainienne en une image.
Le cocktail de la résistance ukrainienne en une image.

Mais l’armée est appuyée par la société toute entière et le pays est porté par un chef de l’État qui s’est révélé dans la crise. Le président Volodymyr Zelensky a su incarner cette mobilisation. L’acteur, qui avait joué le rôle d’un président ukrainien avant d’être élu, a su trouver les mots et les attitudes pour souder le pays et convaincre une partie de la communauté internationale de l’aider. « Je ne veux pas un taxi mais des armes », a-t-il rétorqué aux Américains qui proposaient de l’exfiltrer alors que tout le monde pensait que Kyiv allait tomber en quelques jours. Signe que les Ukrainiens veulent se battre et croient en la victoire, la défense territoriale a été submergée de demandes d’engagement. A tel point que tous n’ont pas pu la rejoindre faute d’armes et d’équipement.

Distribution d'armes en Ukraine aux volontaires de la défense territriale, captée par une caméra de surveillance à laquelle Reflets avait  accès
Distribution d'armes en Ukraine aux volontaires de la défense territriale, captée par une caméra de surveillance à laquelle Reflets avait accès

Depuis 2004, les Ukrainiens ont fait deux révolutions et ont appris à lutter

Les ressorts de la résilience ukrainienne viennent de loin. « Le peuple a fait deux révolutions en novembre 2004 puis février 2014, contre l’État, contre la mise en place de la dictature, analyse Natacha Kabatsiy, la directrice du Comité d’aide médicale, une ONG dont le siège est à Uzhgorod, dans l’Ouest du pays. Nous avons acquis une vrai expérience : les gens se sont organisés pour lutter. Ces réflexes-là et ces réseaux fonctionnent à nouveau. » La mobilisation populaire a continué avec le début de la guerre au Donbass en 2014. A l’époque l’armée est quasi inexistante. Ce sont beaucoup de volontaires qui partent se battre. Mal équipés, ils reçoivent du matériel et sont nourris grâce au soutien de la population. Les financements participatifs fleurissent pour acheter des gilets pare-balles, des lunettes de vision nocturne ou encore des trousses de premier secours. L’histoire Aerorozvidka illustre cette créativité par la pratique de la techno-guérilla. Cette ONG de geeks s’est montée pour militariser des drones civils en leur permettant de balancer des grenades antichars. Un signal dont l'état-major de Moscou aurait dû se souvenir, en juin 2014, la ville de Mariupol qui avait été capturée par les séparatistes avait été reprise par l’armée ukrainienne. L'armée de volontaires avait réussi à faire mieux que jeu égal avec les séparatistes épaulés par l'armée russe.

Alors quand la guerre reprend, les réseaux s’activent dans tous le pays et les initiatives foisonnent.

« Nous ne voulions pas rester les bras croisés, nous voulons faire quelque chose d’utile », ces expressions reviennent très souvent dans la bouche des personnes interviewées. La mobilisation générale décrétée par le président Zelensky s’est aussi traduite par une mobilisation horizontale de personnes habituées à se débrouiller sans l’État. « La société civile ukrainienne s’est beaucoup développée et elle est aujourd’hui très forte », se réjouit Natacha Kabatsiy.

L’historie de Vassiyl en est une bonne illustration. Propriétaire d’un restaurant à Uzhgorod, le Sherlock pub, le 24 février au soir, sa femme, sa sœur et lui se demandent au dîner comment aider. Les autorités encouragent la population à faire des cocktails Molotov, très efficace en combat urbain. Alors pourquoi pas. Ils vont acheter sur leur argent tout ce qu’il faut et lancent un appel sur Facebook. Très vite, il est dépassé par l’ampleur des réponses. « Les gens sont venus au bar par centaines avec des jerricans d’essence, de l’acétone, du tissus, des bouteilles, du polystyrène. Certains venaient de loin. On a été très surpris et heureux de cette mobilisation. » Au total, ce sont 150.000 cocktails made in Transcarpatia qui ont été envoyés sur les lignes de front. Après les cocktails Molotov, Vassiyl a changé de recette : il fabrique des bocaux de viande en gelée pour les soldats.

Au début de la guerre, Vassiyl, le propriétaire du Sherlock Pub à Uzhgorod, a permis la fabrication de 150.000 cocktails Molotov. - Denis Meyer
Au début de la guerre, Vassiyl, le propriétaire du Sherlock Pub à Uzhgorod, a permis la fabrication de 150.000 cocktails Molotov. - Denis Meyer

Autre exemple de cette mobilisation, la fabrication de filets de camouflage pour l’armée. Dans la plupart des villes, des grands cadres de bois ont été posé avec un filet. Les passants peuvent s’arrêter en famille pour fixer des lanières de tissus déposés par d’autres habitants. Les artistes ne sont pas en reste. Un collectif, Les forgerons de Peretchin, s’est mis à produire des outils de déminage, des réchauds et des croisillons pour crever les pneus des camions. Chacun invente une réponse à sa mesure et, mis bout à bout, ces « bricolages » portent leurs fruits.

Le rail a joué et joue encore un rôle clef dans la résilience du peuple ukrainien. Les cheminots tiennent héroïquement leur réseau malgré les bombardements. Au plus fort des combats, les trains ont continué de rouler. Ils ont permis l’évacuation de civils, l’approvisionnement en produits de première nécessité, et sans doute le transport d’armes et de munitions.

L’État renforce les initiatives de la société civile

L’aide aux populations déplacées est beaucoup de le fait d’ONGs et de volontaires. « L’État s’occupe prioritairement de l’armée, raconte Nathalia Kabatsiy. Ce sont les associations et les actions spontanées des citoyens qui aident principalement des populations civiles touchées. Nous avons des réseaux très efficaces. Heureusement, car l’État est un peu dépassé. » Jusqu’à présent spécialisée dans le handicap et l’aide aux migrants, l’ONG s’est lancée dans l’aide d’urgence en s’appuyant sur ses anciens réseaux dans le pays. Les partenaires européens du Comité d’aide médicale ont répondu présent et l’association est devenue une tête de réseau pour la distribution de centaines de tonnes d’aide humanitaire dans tout le pays. Et ce n’est qu’une des ONG parmi beaucoup d’autres. Les volontaires qui amènent l’aide humanitaire et évacuent des civils des zones de combats n’hésitent pas à risquer leur vie. Plusieurs ont été tués, mais il est difficile d’avoir un chiffre précis.

Les individus isolés jouent aussi un grand rôle. « Au début de la guerre, on était plusieurs copines à vouloir aider, raconte Mariana, rencontrée au point d’accueil des déplacés la gare d’Uzhgorod. On a vu les images de gens fuyant vers la Slovaquie. Je ne voulais pas rester sans rien faire. Comme je suis restauratrice, on s’est mis à cuisiner et à distribuer des repas à la frontière. » Une amie s'est rendue à la gare voir ce qui se passait. « Elle est tombée sur un cohue indescriptible. La Croix-Rouge était débordée, elle n’avait pas assez de nourriture pour tout le monde, elle manquait de volontaires. Ça a été un choc et on a décidé de les aider. » Les bénévoles ouvrent deux cuisines dans la ville, récupèrent des dons en nature et financiers d’habitants et d’une ONG locale. « On sort aujourd’hui entre 7.000 et 8.000 repas par jour », s’enorgueillit la cuisinière.

L’État s’est comporté intelligemment en venant renforcer des initiatives individuelles, en apportant des appuis spécifiques et en ne cherchant pas à tout contrôler. Par exemple, le chemin de fer est gratuit pour le transport de l’aide humanitaire. A Uzhgorod, la ville s’est occupée des bus pour le transport depuis la gare et de l’ouverture de centre d’hébergements collectifs, lieux qui sont gérés conjointement avec des volontaires.

La guerre se joue aussi sur le terrain de l’information. Le gouvernement entretient la flamme patriotique par des opérations de propagande. Partout fleurissent des affichent appelant à la résistance, comme celle où l’on voit un soldat ukrainien agenouillé pour tirer un missile antichar américain Javelin avec cette inscription : « On ne peut être a genoux devant l’ennemi que comme cela ! » Mais la foi inébranlable de la population en la victoire préexiste à ces campagnes. Elle tourne en dérision l’envahisseur sur les réseaux sociaux. Les vidéos de tracteurs récupérant des blindés russes embourbés sont très largement partagées. Ils en ont même fait un dessin animé pour les enfants.

L'échange d’un automobiliste tombant sur trois soldats russes devant leur blindé au début de la guerre a beaucoup circulé :

« Qu’est-ce qui vous arrive ? »

« On est en panne d’essence ! »

« Montez, je vous ramène en Russie ! » Éclats de rire général et la voiture repart.

Une autre vidéo d’une grand-mère offrant des graines de fleurs à un soldat a beaucoup tourné. Quand il la remercie et lui demande pourquoi elle fait ça, elle répond froidement : « Parce que comme ça il poussera des fleurs là où tu vas bientôt crever ! »

Dans les territoires occupés, des formes de résistance armée ou pacifique émergent. Elle sont aussi largement relayées par le gouvernement qui a mis en ligne un site dédié, « le Conseil national de la résistance » (lien vers la version anglaise).

L'économie, l'autre bataille

La résilience du pays passe aussi par l’économie. Et les entrepreneurs en sont conscients. Plusieurs résument ainsi leur pensée : « La guerre est aussi économique. Nous devons adapter notre production pour servir l’armée, nous devons gagner de l’argent pour payer des salaires et permettre à des famille de vivre. Et payer des impôts pour financer l’effort de guerre. » Alors, là aussi, la réactivité et l’esprit d’entreprendre sont à l’œuvre.

Miroslava Kalamounak, la directrice l’entreprise de textile Parada à Uzhgorod, illustre bien cet état d’esprit. Son entreprise de haute couture développe ses propres collections mais est aussi sous-traitante d’entreprises européennes comme Bensimon ou Dolce Gabana. Dès le début de la guerre, elle a investi une partie du bénéfice de l’entreprise pour coudre de l’équipement militaire pour les bataillons de la défense territoriale, moins bien équipés que ceux de l’armée régulière. « Au bout de quelques semaines, nous ne pouvions plus suivre financièrement et nous sommes tombés à court de tissus kaki. Alors quand des villages ou des groupes de volontaires nous amènent du tissu, nous fabriquons quasi gratuitement ce qu’ils demandent pour leurs soldats. »

Miroslava Kalamounak, la directrice de l’entreprise Parada  - © Reflets
Miroslava Kalamounak, la directrice de l’entreprise Parada - © Reflets

Miroslava Kalamounak est d’un optimisme à soulever les montagnes : « On en a vu d’autres. Ce qu’on traverse aujourd’hui, ce n’est pas catastrophique. » Et son histoire personnelle illustre bien l’inventivité dont savent faire preuve les ukrainiens. « J’ai commencé à travailler ici en 1977. A la chute de l’URSS, tout était par terre, les circuits d’approvisionnement, la logistique, les réseaux de distribution. En 1995, l’entreprise a été privatisée et j’en suis devenue la directrice. On ne savait pas trop comment survivre. Il y avait des militaires qui déchargeaient des camions car il n’étaient plus payés. J’ai pris l’uniforme d’un militaire, j’en ai fait un modèle et je suis allé à Kyiv proposer nos services au ministère de la Défense. J’ai rencontré le vice-ministre. Il a donné son accord pour une commande, mais ils n’avaient pas le budget pour payer. Il nous a donné en échange de l’électricité. Cette électricité, je l’ai vendue aux écoles municipales qui nous versaient un peu d’argent et à une usine de production de saucissons. Eux nous réglaient en saucissons, et je payait mes salaires un peu en argent, un peu en charcuterie. Vous comprenez pourquoi on n’a peur de rien... On va gagner cette guerre et nous pourrons reconstruire notre Ukraine. »

Un programme de transfert d’entreprise vers les zones moins exposée par les combats a été lancé. Les gouverneurs des régions plus épargnées ont été invités à recenser les sites vides ou les terrains à construire permettant d’accueillir des bureaux ou des usines.

Ils ont conscience que le monde les regarde

« C’est un devoir de réorganiser l’économie de la Transcarpatie, assure Viktor Mykyta, le gouverneur de la région. La région étant loin des combats, elle doit fournir des emplois pour les déplacés. Nous voulons développer ici l’industrie légère et les nouvelles technologies. Nous avons besoin de l’appui de l’Europe, des États-Unis et d’investisseurs pour cela. »

Trop proche de la ligne de front, Galis Veneer, un fabriquant de contre-plaqué jusque-là implanté dans l’Est du pays et qui travaille notamment pour Ikea, a décidé de se réinstaller en Transcarpatie dans une ancienne usine datant de l’ère soviétique et désaffectée depuis plus de 20 ans. Huit wagons de train ont été nécessaires pour transporter des machines pesant jusqu’à 20 tonnes. Lorsque nous nous rendons sur les lieux, des électriciens tirent des kilomètres de câbles, un bulldozer arrache les arbustes sur ce qui était l'aire d’accueil des camions. Et le directeur de l’usine et l’ingénieur technique se baladent bombe de peinture et mètre à la main pour marquer l’emplacement des futures machines. « Notre chantier, c’est comme un tableau de Picasso. Au début il y a des tâches, et à la fin il y a un tableau. Dans un mois, on commence la production », assure Andrei, le directeur de l’usine. On ne demande qu’à le croire.

Au niveau du petit commerce, même dynamisme. Tatyana Tucha, une vendeuse de lunettes de soleil et de chapeaux qui avait trois boutiques dans la capitale, s’est mise immédiatement à la recherche d’un petit local là où elle était déplacée. « J’ai réussi à faire venir une partie de mon stock, et voilà. En attendant de retourner à Kyiv, j’arrive à travailler et à payer deux de mes salariés. »

Denier élément, et non des moindres : le soutien des démocraties occidentales. Les Ukrainiens savent que le monde les regarde et les aide. Les gens suivent au jour le jour les annonces de livraison d’armes, les déclarations politiques et les initiatives humanitaires. Même la victoire à l’Eurovision a été perçue comme un encouragement. Tous ont le sentiment de se battre pour le monde libre, que leur guerre est celle des démocraties contre les dictatures. Ils ont une conscience aiguë que l’enjeu dépasse leur pays. Tous en sont certains : Poutine ne s’arrêta pas à l’Ukraine. Et la découverte des massacres de masse dans les territoires et la résistance héroïque de Mariupol ne font que renforcer leur détermination.

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