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Dossier
par Jacques Duplessy

« Le poutinisme vise à la destruction systématique de tout ordre »

Nicolas Tenzer, spécialiste de la Russie, tente de décrypter l'idéologie du leader russe.

Que cherche Vladimir Poutine ? Alors que l'armée russe masse des troupes à la frontière ukrainienne, c'est à cette question complexe que tente de répondre le président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique et éditeur de la publication "Desk Russie". Selon lui, la recherche permanente de l’instabilité voulue par le chef du Kremlin révèle sa véritable idéologie : un nihilisme.

Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique - D.R. - C.C

Les bruits de bottes s'amplifient entre la Russie et l'Ukraine. Cette dernière a été victime ces derniers jour d'une attaque informatique possible. Une guerre entre les deux pays est-elle possible ?

Nicolas Tenzer : Il y a quelque mois, j'aurais dit que Poutine montrait simplement ses muscles pour obtenir des concessions, que c'était du bluff. Mais aujourd'hui, je n'en suis plus certain... Il n’existe pas que de la rationalité dans l’attitude de Poutine, ce qu’une analyse de son idéologie peut contribuer à montrer.

Que cherche Vladimir Poutine ?

Assez curieusement, il existe peu de travaux en profondeur sur ce que veut Vladimir Poutine, autrement dit ses buts ultimes. Plus précisément, beaucoup en restent à l’écume des choses ou aux manifestations momentanées de cette présumée volonté. Il sera aisé, en effet, d’établir que le régime russe entend sinon reconquérir, du moins dominer l’Ukraine, en l’empêchant si possible d’être un régime démocratique et libre, en tout cas en la neutralisant.

Il en va ainsi aussi du Bélarus et de la Géorgie ainsi que du Caucase où il contrôle de fait l’Arménie et a pris pied en Azerbaïdjan, et bien sûr du Kazakhstan. On pourra aussi considérer qu’il entend déstabiliser l’Afrique, affaiblir les démocraties occidentales et l’Union européenne et pousser autant que possible l’ensemble des mouvements opposés au libéralisme politique. Enfin, il entend corroder et, finalement, mettre à bas les règles de droit international et renforcer, partout où il le peut, les régimes dictatoriaux et criminels, en Syrie en premier lieu, mais aussi notamment au Venezuela, à Cuba et au Myanmar – ce soutien est même en quelque sorte une question de principe pour lui.

Beaucoup ont aussi défendu l’idée, non sans raison, que Poutine entendait essentiellement reconquérir l’empire perdu à la chute de l’Union soviétique et lavé, par la guerre, ce qu’il avait décrit comme une « humiliation ». On a parfois décrit cela comme une néo-impérialisme assez classique ou une forme de recolonisation de pays qui avaient retrouvé leur liberté. Pour combattre l’affaissement de la Russie – d’ailleurs dû à la destruction par son régime de l’économie par le biais de la corruption et de la faveur conséquente donnée à l’économie de rente –, il aurait éprouvé le besoin de cette nouvelle extension. La prétendue « grandeur » de la Russie ne serait pas liée à l’exemplarité de son État, à la force de son industrie et de sa recherche et au bien-être de ses citoyens, mais au déploiement de sa force militaire, à la conquête et à l’oppression. Tout ceci est, là aussi, incontestable, mais n’exprime pas de manière complète ce que veut Poutine.

Comment cerner alors d'avantage le leader russe ?

Il faut donc tenter de se tourner vers le cœur des choses ou vers ce que, pour emprunter l’expression à Machiavel, ce qu’il appelait la « verità effettuale della cosa » (Le Prince, chapitre XV), autrement dit la logique même du régime tel que Poutine l’a progressivement établie au cours des dernières 22 années. Si l’on en reste en effet à l’idée convenue qu’une certaine forme de rationalité dans les objectifs gouvernerait ce régime, on est condamnés à ne rien y comprendre. Une faute similaire consisterait à rester fixé sur ses objectifs en termes territoriaux, de présence militaire (bases de Tartous et Hmeimim en Syrie, par exemple) et de zones d’influence ou sur ses diatribes contre l’OTAN dont il sait parfaitement qu’elle n’est pas une menace pour un État pacifique. Même l’affaiblissement des démocraties libérales occidentales n’est pas un objectif ; c’est au mieux un objectif de second rang, autrement dit un moyen dans une stratégie d’ensemble. Faut-il alors avancer que l’hégémonie globale, ou même limitée à l’Europe et à quelques autres zones (Moyen-Orient, Afrique) serait un objectif ? Là aussi, il convient de les percevoir comme des composantes d’une stratégie, plutôt que comme la stratégie même. Le régime russe actuel n’a d’ailleurs pas les moyens d’une telle domination, y compris en Ukraine – et encore moins ailleurs. Ce que veut Poutine est sans doute infiniment plus terrifiant – et, comme défiant l’entendement.

C’est peut-être pour cette raison que certains dirigeants occidentaux ne veulent pas le voir et continuent d’estimer qu’un espace de « dialogue » est possible, comme dans des rivalités telles que le XIXe siècle et les siècles précédents en ont offert maints exemples. Rester sur une telle position, comme en retrait, reviendrait donc à ne cerner que les tourbillons de surface, sans saisir les mouvements tectoniques. Or, pour ce faire, il faut prendre au sérieux le concept d’idéologie, mais aussi saisir la spécificité de celle que, de manière progressive, Poutine a fait sienne au gré des évolutions du monde, de sa perception de ses ennemis et des conditions internes d’exercice du pouvoir. Il faut en comprendre le mouvement et le fait qu’elle soit précisément mouvement, et ce vers quoi il tend : la destruction.

C'est une hypothèse assez effrayante...

Notre hypothèse est que le poutinisme pourrait peut-être bien être la première idéologie nihiliste. Mais il faut saisir cette idéologie par ses effets concrets ; une idéologie pure a toujours vocation à appliquer son programme - de Lénine à Hitler. C’est à la lumière de sa nature qu’elle rend intelligible la manière dont elle bouleverse la nature même des relations internationales, nous obligeant à réviser en partie les schémas qui nous guidaient jusqu’à présent.

Progressivement donc s’est constituée une idéologie de remplacement du communisme disparu que, tant elle est intrinsèquement liée à un homme qui tient la Russie depuis 22 ans, nous appellerons le poutinisme. Elle est constituée de pièces de puzzle qui se sont progressivement assemblées, car au début de son règne il n'avait pas de projet clair. Par opportunisme plus que, au début tout du moins, par stratégie délibérée, son idéologie a fait sienne un principe où Hannah Arendt voyait un principe-clé du totalitarisme : le mouvement. Depuis quelques années, le poutinisme se caractérise par un double mouvement : sur le plan intérieur, par une répression toujours plus brutale, radicale et totale ; sur le plan extérieur, par des agressions ou des actions de déstabilisation incessantes et sur de nouveaux fronts.

C’est largement par l’exploitation tactique des fautes de son adversaire que le président russe a pu donner à son projet idéologique l’ampleur qu’il revêt aujourd’hui. Parce qu’il s'est accompagné d’un usage concluant de la force armée, cette idéologie a fini par gagner les esprits de dirigeants et de foules autoritaires, lui conférant une puissance et une capacité fédérative que son simple énoncé n’aurait certainement pas eues. Ce sont les succès des opérations militaires du Kremlin et son aptitude à bloquer l’application du droit international, notamment par ses 16 vétos à l’ONU au sujet de la Syrie, qui ont conforté cette idéologie. C'est l'absence d'opposition sérieuse de notre part qui a permis au maître du Kremlin de devenir la menace systémique pour l’ordre mondial et les démocraties qu’il est aujourd’hui.

Comment Poutine a-t-il su créer une adhésion à son idéologie ?

Il a su faire correspondre son dessein idéologique à des objectifs de politique intérieure et extérieure. Nul ne forge une idéologie si elle est inutile à des visées concrètes. Ensuite, il a su mobiliser dans le substrat historique et mental russe existant ce qui se prêtent à une entreprise idéologique. Il a trouvé aussi bien dans le récit soviétique que dans le nationalisme, l’orthodoxie, le traditionalisme et l’antilibéralisme des éléments idéologiques qui pouvaient être développés à usage interne et au-delà des frontières de la Russie. Timothy Snyder a très bien développé les sources de ce syncrétisme idéologique dans son livre The Road to Unfreedom.

Il a aussi sur trouver des relais dans le pays pour diffuser son idéologie dans l’opinion au sein du pays et à l’extérieur, tout en déployant des moyens marginaliser les voix dissidentes. Poutine a développé, à l’aide de ressources disproportionnées par rapport à l’état de l’économie russe, un appareil de propagande puissant à l’intérieur et à l’extérieur. Et surtout, il a su « prouver » le caractère effectif de son idéologie par l’action. Le chef du Kremlin a finalement, de plus en plus méthodiquement au fur et à mesure où son idéologie gagnait en cohérence, entrepris de tester, avec un grand succès, sa capacité d’action en profitant de la surdité et du manque d’intelligence stratégique de l’Occident.

Comment expliquer cette faiblesse occidentale ?

Les raisons de l’inaction de l’Ouest devant le régime russe sont certes liées à de multiples causes bien souvent relevées : la couardise, les intérêts économiques de certains acteurs, la compromission, voire la corruption, les relais d’influence présents dans certains cercles et l’idiotie. Mais il en est aussi des raisons plus essentielles. La première, qui englobe en large partie les autres, est que la nature idéologique du poutinisme tel qu’il est aujourd’hui n’a pas été comprise. En le rangeant dans la catégorie des populismes ou des « autoritarismes », on contribue à le désidéologiser. Il détient pourtant des caractères propres qui le rendent non réductible à d’autres formes de référence. Or, en ne comprenant pas sa nature idéologique, on manque logiquement de certains moyens pour le combattre.

Ensuite, beaucoup considèrent encore le pays et ses données historiques et géographiques plus que le régime. C’était déjà une tendance, dénoncée par Raymond Aron, au temps de l’URSS. Certains restent encore dans la croyance que la chute du Mur a fait disparaître le danger stratégique et la menace militaire que constituait l'URSS, du moins en tant que menace globale. Ils peuvent même voir le danger que représente la Russie de Poutine sans y percevoir une menace de même nature, au point de la marginaliser dans les raisons de défendre l’existence de l’OTAN.

Une certaine forme de paresse intellectuelle, combinée avec une faible connaissance de la nature du régime russe, conduit à percevoir ses actions comme la résultante d’une stratégie classique. Outre que certains continuent à puiser leurs références dans les méthodes d’action, sinon les finalités, de l’URSS d’après-guerre, et y voient une sorte d’actualisation de la guerre froide, ils traitent de la politique étrangère du Kremlin en appliquant les mêmes schémas que pour la Chine ou la Turquie. Ils vont dès lors reprendre comme telles les notions d’intérêt, de territoire, de zones d’influence, d’accès aux mers, d’équilibre, etc. comme si elles pouvaient enfermer, et donc réduire, les spécificités de celles-ci.

Ils estiment donc qu’il est possible d’y mettre un coup d’arrêt en négociant et par ce qu’on appelle un donnant-donnant. C’est là où ils n’ont rien compris à la logique du mouvement – qui est aussi mouvement de la logique de cette idéologie. Le mouvement perpétuel conduit d’abord à la perte d’équilibre – puis à la folie. Enfin, même chez ceux qui ont conscience d’un tel danger, le lien n’est pas toujours effectué entre, d’un côté, les exactions sur le plan intérieur et extérieur, les crimes de guerre, voire contre l’humanité, du Kremlin, l’institution d’un État mafieux, et, de l’autre côté, l’idéologie. Ils font comme si, quelles que soient les circonstances, un syndicat du crime devait toujours se passer d’une idéologie comme adjuvant à ses forfaits. Or, l’organisation kleptocratique et des pratiques mafieuses peuvent aussi reposer sur une idéologie qui leur promet de prospérer.

Vous employez le mot « folie ». Les actions de Poutine suivent-elle une logique rationnelle ?

Je pense que le poutinisme est un nihilisme, une entreprise de destruction. Cette entreprise devient possible lorsque l’idéologie devient sa propre fin et tient lieu de stratégie. À partir du moment où l’idéologie n’indique pas de fin autre que la destruction de l’adversaire, sans même chercher à installer un régime de domination durable sur ses ruines, elle peut se contenter d’un marteau sans avoir besoin d’une truelle. Son projet n’est pas celui d’une fondation, mais précisément d’une dé-fondation. Les buts et le modus operandi se rejoignent : en ne cherchant même plus à dissimuler sérieusement ses crimes la propagande est si grossière que ses initiateurs montrent qu’ils ne cherchent pas à être crus –, l’impunité du crime (le but) et son exécution (le mode d’action) n’en font qu’un. On l'a vu dans le cas de l'intervention dans le Donbass et en Crimée avec les « petits hommes verts » de l'armée russe, des bombardements aveugles en Syrie ou des empoisonnements d'opposants à l'étranger.

Que le crime ne soit même plus nommé alors même qu’il est la suprême offense (crimes de guerre et crimes contre l’humanité) pour les tenants de l’ordre international semble confirmer a posteriori l’efficacité de cette stratégie. En face de celui qui n’a pas sérieusement de but ultime, l’inaptitude du monde occidental à raisonner en dehors du schéma classique du lien entre les moyens et la fin renforce le caractère destructeur de l’idéologie poutinienne. En effet, la mise à bas du droit international, le délitement des organisations internationales et, de manière générale, l’affranchissement de toute règle constituent une stratégie idéologique qui ne dit rien sur le but ultime. Ce que cherche Poutine ne se définit pas par une forme de but positif qu’on pourrait visualiser : ce n’est même pas la domination sur une zone ou la soumission d’une autre ; ce n’est ni la nouvelle Rome du communisme réalisé, ni le Reich de mille ans. C’est le seul mouvement qui finit par le définir, non la stabilité d’une emprise. C’est en cela qu’il y a folie.

Mais pourtant, il a rencontré des succès politiques en Syrie ou en Ukraine pour ne citer que ceux-ci...

Poutine a pu être parfois très rationnel ou, plus précisément, pratiquer une forte rationalité instrumentale en avançant ses pions au fur et à mesure que tombaient les défenses de l’Occident, et totalement irrationnel si l’on considère que le but rationnel de tout chef d’État est le renforcement de son pays et de son peuple. Par rapport à ses objectifs de second rang, il est donc capable d’agir en excellent tacticien : c’est ainsi qu’il a pu annexer la Crimée et, de facto, une partie du Donbass en 2014, aider Bachar el-Assad dans la réalisation de ses crimes et soutenir le dictateur Loukachenko, sans parler de l’exploitation des faiblesses politiques et sociales internes des démocraties par sa propagande. Cela ne fait pas un stratège au sens où il aurait tout planifié à l’avance, mais un avaleur de dames très rationnel.

Mais dès qu’il s’agit des objectifs ultimes, il est dans la déraison pure. C’est ce qui fait que l’idée parfois entendue qu’il pourrait exister une forme de donnant-donnant avec ce régime qui pourrait aboutir à une forme de « stabilité » est aberrante. Le sacrifice total du peuple russe et de l’économie non rentière dont témoignent l’augmentation de la grande pauvreté, la gestion catastrophique de la crise sanitaire, la fuite des cerveaux et des capitaux et le délabrement des infrastructures sont la marque de la déraison absolue. Cela correspond assez bien à la description de la tyrannie par Montesquieu : on coupe l’arbre pour cueillir le fruit. Et demain, en Russie, il n’y aura plus ni arbres ni fruits. La devise du régime pourrait être : no future. Poutine conduit le monde dans la chute vers l’abîme qu’il réserve à la nation russe.

C'est donc ce concept de nihilisme qu'il faut revisiter, selon vous ?

Oui, je pense que c'est celui qui permet in fine d’approcher au plus près l’idéologie développée par Poutine et ses cercles. On doit revenir sur les quatre définitions du mot qui, chacune, offre une partie de l’appréhension du poutinisme. Une forme de nihilisme intellectuel, qui proclame philosophiquement qu’il n’est aucun fondement auquel on puisse se raccrocher et qu'il n’est nulle directive incontestable pour l’action. La forme morale, qui entend signifier que, finalement, rien ne vaut et que, dès lors, tout est d’une certaine façon permis. Une troisième, politique, entend mettre à bas le système de domination fondé sur des principes et des valeurs et instaurer un ordre sans coercition. Une quatrième, qui relève de la théorie de l'action, veut qu’il n’ait nulle règle limitant l’action humaine, individuelle et collective, autre que la volonté de ceux qui sont en état d’en exprimer une.

Comprendre ce que veut Poutine suppose de combiner ces quatre dimensions interprétatives du nihilisme. Sur la première, parce que son idéologie est syncrétique et emprunte sans cohérence à des courants variés (nationalisme, soviétisme, orthodoxie, antisémitisme, panslavisme, eurasianisme etc.), l’absence de fondement unique fait qu’il n’en est plus du tout et que le régime peut disposer du fondement, à un moment donné, qui le sert le plus. Ainsi son action n’a plus de référence. Sur l'aspect moral, la pénétration du crime au cœur du système et la domination du secret donnent une autorisation absolue aux agents du régime qui seront non seulement couverts et qui, en plus, pourront compter sur les organismes de propagande pour susciter la confusion – cela s’est vérifié du MH17 aux massacres chimiques en Syrie, des crimes de guerre du groupe Wagner jusqu’aux assassinats de dissidents. Sur le versant politique, la volonté de détruire toute norme liée à la loi internationale réalise ce que Poutine entend bien entreprendre : un ordre où nul ne pourra s’opposer à ses actes et où tous les crimes seront permis. Quant à la quatrième - sa manière d'agir -, elle n’est que la transposition du principe selon lequel le droit revient à la force que nul droit ne saurait limiter. Si les pays occidentaux continuent dans leur irrésolution à agir, cela pourrait devenir une prophétie.

Making of

Cet entretien prend appui sur un article publié en anglais par Nicolas Tenzer sur son blog d’analyse internationale Tenzer Strategics.

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