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Dossier
par Antoine Champagne - kitetoa

Ukraine/Russie : le grand public redécouvre SWIFT

Le réseau interbancaire au coeur des débats

Les discussions vont bon train : doit-on exclure la Russie du réseau SWIFT ? Cela aurait-il un effet ? A quoi sert ce réseau interbancaire et surtout, que pourrait-on en faire si l'on voulait vraiment s'en servir comme d'une arme ?

Swift, ce n'est pas qu'un réseau interbancaire - Open Food Facts - CC

Les pays occidentaux vont-ils utiliser « l'arme nucléaire » en matière financière : déconnecter les banques et autres institutions financières russes du réseau SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) ? Ce réseau qui regroupe près de 11.000 institutions dans le monde permet de procéder à des échanges financiers électroniques. Lorsqu'une banque veut débiter un compte dans une autre banque, elle n'envoie plus un pigeon voyageur et il n'y a plus un employé de banque gris qui note les débits et les crédits dans les colonnes correspondantes sur un grand livre des comptes... SWIFT a remplacé un système plus archaïque, mais déjà « dématérialisée » de Télex, à la fin des années 70. L'idée d'exclure la Russie du réseau, déjà évoquée en 2014, refait surface et les dernières oppositions semblent sauter ces dernières heures. Quelques pays comme l'Allemagne ou la Hongrie, qui ont un commerce important, notamment énergétique avec la Russie, s'y opposaient. La Russie s'effondrera-t-elle en cas d'exclusion ? Les choses sont compliquées. Et surtout, ce n'est peut-être pas de cette manière qu'il faut utiliser cette arme ultime.

L'exclusion d'un pays du réseau n'est pas une nouveauté. L'Iran par exemple a déjà fait l'objet d'une telle sanction. Son commerce extérieur s'est effectivement effondré, mais l'État existe toujours. SWIFT est un réseau électronique qui permet aux acteurs financiers de réaliser des échanges de fonds « virtuels ». Il ne s'agit pas d'échanger des fonds sous forme de transferts, mais de « noter » les ordres de virements. On parle de règlements interbancaires, de compensation. Il a l'intérêt de la quasi immédiateté. Mais pas uniquement et c'est le point le plus important : il permet la notarisation des échanges et les ordres passés ne peuvent être répudiés.

Il faut vivre dans la tête d'un financier pour comprendre que c'est là la qualité essentielle de SWIFT. Une banque ne peut se dédire. Si elle a envoyé un message SWIFT, elle ne peut pas dire qu'elle ne l'a pas fait. Un paiement est un paiement. Pas question de revenir dessus. La notarisation, le fait de tenir les comptes de manière non discutable, permet par ailleurs de savoir qui a bougé quels fonds, quand, vers où. Ce n'est pas anodin non plus.

Poutine est probablement insensible à cette menace...

Exclure la Russie de SWIFT aurait bien entendu un effet très dur sur son économie. C'est ce que recherchent certains politiques, comme Emmanuel Macron. Mais cela ne mettrait pas à genoux le pays qui trouverait d'autres manières de payer ou de recevoir des paiements. Tout serait ralenti, plus complexe, plus fastidieux. Mais pas paralysé. Et mettre en place de nouveaux « canaux » pour les règlements aurait un coût qui se répercuterait immédiatement, par exemple, sur celui de l'énergie. « Ces pressions, ce n'est pas nouveau. Je me souviens qu'avec le Vietnam, pour peser sur les communistes qui arrivaient au pouvoir, des banques demandaient à leurs homologues dans le pays de renvoyer leurs télex, de confirmer leur clef, bref, de ralentir les paiements », se souvient un banquier.

Est-ce qu'une telle exclusion aurait un effet sur Vladimir Poutine ? Pas sûr. La lecture de ses derniers discours semble démontrer que le dirigeant Russe est désormais lancé dans un projet « politique » de reconstruction de la puissance passée de son pays. Il n'est plus du tout dans un optique économique. Ce point n'entre visiblement plus en compte dans ses raisonnements.

En revanche, cela pourrait avoir un effet de bord : motiver les milieux d'affaires, les oligarques, pour qu'ils fassent pression sur Vladimir Poutine, ou l'écartent du pouvoir. D'autant que la résistance ukrainienne pourrait avoir des conséquences importantes en termes d'image. Une capitale qui refuse de tomber, une résistance civile et des morts dans les rues pourraient pousser les dirigeants occidentaux à répondre à l'indignation de l'opinion publique. Les sanctions pourraient alors être durcies, isolant un peu plus la Russie.

Si Poutine est entré dans une logique purement politique, le dieu dollar reste au coeur des préoccupations des oligarques avec lesquels il composait jusqu'ici un unique écosystème.

« Méfions-nous des visions binaires. Il y a toutes sortes d'oligarques, de très nombreux cas de figure, poursuit ce banquier, tous ont déjà dû bouger des fonds ces derniers mois, ces dernières semaines, donc les sanctions ou l'exclusion de SWIFT aura un effet limité. Il faut aussi comprendre que si vous souhaitez échapper aux regards il y a des solutions. Certains utilisent les services d'armées de spécialistes qui ont créé des centaines de sociétés écrans, placé des fonds dans des banques "accueillantes" ou disons, peu regardantes sous des cieux lointains. Pour autant, de nombreux oligarques ont besoin de fonds dans des banques ayant pignon sur rue, par exemple à Londres, une ville qu'ils affectionnent. Si vous voulez avoir une vie "publique" très onéreuse dans un pays comme la Grande Bretagne, vous avez besoin d'outils financiers qui ne sont pas uniquement des sociétés écrans dans des paradis fiscaux. Vous avez besoin d'être transparent. Ceux-là seront sans conteste gênés par les sanctions. Mais pas paralysés. »

Surveiller...

SWIFT avait déjà fait parler de lui par le passé. Les États-Unis qui rappelons-le, ont piraté une bonne partie de l'informatique mondiale pendant près de quinze ans, avaient commencé à siphonner les données de SWIFT après le 11 septembre 2001, pour lutter contre le terrorisme. Le terrorisme a toujours bon dos lorsqu'il s'agit de mettre en place une société de la surveillance. Comme indiqué plus haut, SWIFT, c'est surtout la notarisation des échanges. Si vous avez un doute sur un compte en banque, vous pouvez demander à SWIFT de vous fournir tous les mouvements entrants et sortants de ces comptes en provenance ou à destination d'un autre établissement financier. Et ainsi de suite.

A bien y réfléchir, SWIFT pourrait être un bien meilleur outil pour surveiller où circule l'argent des oligarques et politiques russes sanctionnés qu'un outil de pression sur Vladimir Poutine. Suivre l'argent permet de le saisir dès qu'il passe à portée de main « judiciaire ». C'est aussi une sorte de péage qui note tout ce qui entre et qui sort des institutions financières. Par exemple, l'agent converti en crypto-monnaie, les crypto-monnaies qui réapparaissent ailleurs, sur un compte bancaire...

D'autant que comme le rappelle ce banquier, « les grandes banques ont mis en place des outils qui alertent automatiquement dès que des grosses sommes bougent. En d'autres termes, si vous voulez réagir en cas de suspicion d'argent sale ou de mouvements douteux, c'est désormais tout à fait possible. Prenez HSBC par exemple, ils se sont tellement fait taper dessus financièrement par les États-Unis, qu'ils sont désormais très prudents. »

Tous les outils nécessaires pour lutter contre l'argent sale sont entre les mains des banquiers et des politiques depuis des années. Il est possible de remonter toutes les transactions réalisées au fil des ans par les sociétés écrans dont on parle tant lors des révélations comme les Panama Papers. Tous les outils pour localiser les fonds des oligarques (on parle de milliards de dollars, difficilement escamotables via des sociétés écrans avec des petits comptes garnis de 10 ou 30 millions de dollars). Il ne manque que la volonté de les utiliser à bon escient et de manière globale. Mais il faudrait pour cela prendre quelques risques de retour de bâton.

Qui voudrait s'en prendre de manière globale et radicale, par exemple, à des sociétés comme Gazprom ? De tels mastodontes, dans une économie mondialisée, brassent des milliards et sont des soutiens évidents de Vladimir Poutine, mais qui voudrait fermer définitivement le robinet dans les deux sens ?

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