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Dossier
par Antoine Champagne - kitetoa

Le Grand Bleu n’était pas blanc-bleu

Le film qui mélange (mal) réalité et fiction, dresse un portrait flou de l’apnée

Combien de générations ont-elles été « impactées » par Le Grand Bleu, ce film de 1988 qui a fait découvrir au monde la pratique de l’apnée avec un héros : Jacques Mayol, sous les traits de Jean-Marc Barr ? Mais Luc Besson s’est arrangé avec la réalité pour faire un « produit » qui s’est très bien vendu. Au détriment notamment d’Enzo Maiorca.

Copie d'écran d'une partie de l'affiche du film
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Jacques Mayol ne l’a jamais décrit autrement. Il y a bien eu une bataille épique entre lui et Enzo Maiorca, un plongeur italien qui avait débuté avant lui dans la compétition et qui, le premier, avait atteint la barre des 50 mètres, une limite dont les médecins disaient qu’elle serait fatale à l’Homme. Mais dans le film Le Grand Bleu de Luc Besson, la comparaison avec l’histoire réelle s’arrête à peu près là.

Ainsi commence une époque légendaire de l'apnée - Copie d'une page de Homo Dephinus (Glénat) de Jacques Mayol
Ainsi commence une époque légendaire de l'apnée - Copie d'une page de Homo Dephinus (Glénat) de Jacques Mayol

Et encore, il n’est pas certain que cette compétition ait pris cette forme-là. Mais surtout, pourquoi donc le réalisateur s’est-il mis en tête de croquer Enzo Maiorca comme un italien lourdaud, caricatural, prenant des risques insensés ? Pourquoi présenter Jacques Mayol comme un homme totalement hors du monde, un peu illuminé ? Bien sûr, un film est souvent (toujours ?) romancé. Mais pourquoi, encore, avoir choisi de changer le nom de Enzo Maiorca en Enzo Molinari et avoir en revanche conservé celui de Jacques Mayol ?

Les deux hommes, Mayol et Maiorca sont deux personnages incontournables de la plongée en apnée et ils ont fait faire un bond à ce sport sur tous les plans, y compris sur le plan médical. Leur histoire, les péripéties de cette période historique de la discipline sont un vrai sujet de film.

Le Grand Bleu a eu le mérite de faire entrer l’apnée dans la vie d’une grande partie de la population. Il a démocratisé en un instant une pratique jusque là « confidentielle ». Mais on sent que Luc Besson a voulu faire un produit de l’époque. Une sorte de clip, ou de pub, de la fin des années 80. On croit déceler une influence de Jean-Paul Goude. Il fallait créer un imaginaire en gardant quelques grammes de réalité.

Enzo Maiorca avait porté plainte de diffamation en Italie et la justice l’avait suivi, interdisant la diffusion du film dans le pays. Le juge avait estimé que « le personnage de Molinari apparaît comme un condensé des manières et des vices que la pire tradition étrangère attribue à l'homme italien : insolence, arrogance, complexe de supériorité, machisme, air suffisant, chauvinisme...  », rapportait à l’époque le journal La Repubblica.

Cette approche est d’autant plus curieuse que Luc Besson a une histoire personnelle avec la plongée et la Méditerranée. Lui aussi à passé du temps sur une île, en Grèce (que l'on retrouve dans le film).

Il y a là une dualité compliquée à gérer. D’un côté le film romantise l’histoire épique des débuts de la compétition en apnée au détriment de ceux qui l’ont vécue, de l’autre, il valorise ce sport et donne envie de le pratiquer. Une analyse que partage Umberto Pelizzari qui a très bien connu Enzo Miorca et Jacques Mayol. Mais il ajoute « je pense aussi que ce film est un chef-d'œuvre à certains égards : il a réussi à faire entrer l'apnée dans tous les foyers, il a rendu notre sport beaucoup plus populaire, il a créé une génération de passionnés, il a même fait aimer ce sport à ceux qui pratiquent l'alpinisme ! ».

Voilà qui me renvoie à ma propre perception de cette activité et à ma propre vision du monde. Il me semble que c’est un sport terriblement individuel. On est face à soi-même, à la profondeur et à un élément à la fois accueillant et inquiétant. A-t-on besoin d’un film pour avoir envie de pratiquer ? J’ai souvent plongé seul ou avec des amis mais qui se trouvaient trop loin de moi pour me sortir en cas d’accident. C’est complètement l’inverse de ce que je recommande. Mais quand on pratique la chasse ou l’exploration sous-marine en apnée, souvent, on « divague ». On a du mal à rester groupés. In fine, on est seul.

Bref, je n’ai besoin ni de Luc Besson, ni de son film pour me donner envie de plonger. D'autant que je pratiquais avant la sortie du film. Mais soyons francs, si vous voulez avoir un avant goût de ce qu’est la plongée profonde en apnée et si vous n’avez pas vu le film, regardez-le. Si la caricature du plongeur italien (Enzo Maiorca sous les traits d’un Enzo Molinari) me semble impardonnable, celle d’un Jacques Mayol, dépeint comme une sorte de Petit Prince tombé de sa planète, me parle. Non pas parce que je pense qu’il faut fusionner avec l’océan et devenir un dauphin, mais c’est un peu l’impression que j’ai eue en revenant à Paris après avoir grandi sur mon île.

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