Ski : « le business est toujours là »
Mais pour combien de temps et à quel prix ?
La neige, comme les glaciers, disparait peu à peu. A tel point que l’on peut se demander s’il restera un flocon en altitude dans deux générations. Mais cela n’arrête pas l’industrie du ski qui continue à miser sur cette pratique, au risque de s’autodétruire.
En France, on n’a pas de pétrole mais on a de la neige, aurait pu être un bon slogan, plutôt que « En France on n’a pas de pétrole mais on a des idées ». Le pays compte plus de 200 stations de ski et possède le plus grand parc mondial de remontées mécaniques. Mais que va devenir toute cette industrie si la neige n’est plus au rendez-vous ? Et a-t-on prévu une transformation pour tendre vers un tourisme « quatre saisons » ?
« Nous, on n’a pas à se plaindre, explique Roland*, ici c’est la haute montagne ». Ce propriétaire d’un magasin de matériel de ski de Tignes est un local pur jus. Il a plutôt bien réussi et contemple sa longue carrière qui s’achève avec un calme assumé. Il a connu toutes les époques du développement de la montagne et fait le bilan. Il ne semble pas plus concerné que cela par les problématiques actuelles liées au réchauffement climatique. Roland est un habitant de Tignes, l’une des plus hautes stations avec Val Thorens. Alors la neige… Il y en aura encore longtemps, pense-t-il, insensible aux problèmes des autres stations.
« Tant qu’il y a de l’eau et du froid... On fabrique de la neige artificielle qui se marie très bien avec la neige classique » lance-t-il, se rassurant lui-même. Et puis le ski, longtemps considéré comme un « sport de riches », au même titre que le golf, s’est largement démocratisé. La clientèle est toujours là. Mieux, précise Roland, « il y a maintenant beaucoup de gens qui ont de très, très, gros moyens, ils ne regardent absolument pas à la dépense. Tout s’est internationalisé. Il y a des gens qui viennent des quatre coins du monde et restent donc un certain temps ».

Ici, c’est Disneyland
Roland le sent, les Français viennent moins longtemps. Mais cette baisse de fréquentation est largement compensée par les étrangers.
« Finalement, le covid, ça a été très bon pour le commerce, sourit-il, la montagne, c’est le bon air. Les gens continuent de venir et s’il n’y a pas de neige, ils profitent de l’air avec d’autres sports comme le vélo, les balades en famille ».

Quand on lui demande ce qui ne va pas en montagne, Roland ne pense qu’à une seule chose. L’immobilier qui devient trop cher pour les locaux et les saisonniers. Comme sur les côtes, plus personne ne peut se loger. D’ailleurs, la station est en pleine rénovation et tout est en chantier. Les immeubles sont éventrés, agrandis, remis à neuf. Le béton coule à flots dans une station déjà connue pour ses barres d’immeubles qui ont bien du mal à se fondre dans le paysage.

La nouvelle construction du Club Med en est une bonne illustration. 1.000 lits supplémentaires ont été érigés sur les parkings de la station près du départ des pistes et sur des terrains de sport de la commune. L’énorme bâtiment ne brille pas par son architecture et contribue à faire venir une clientèle internationale dont le bilan carbone est désastreux.


À Villard-de-Lans, un énorme projet immobilier de 1.400 lits mené par l’ex-star du basket Tony Parker fait grincer des dents. « C’est un projet immobilier avant tout, il n’est absolument pas calibré par rapport à l’ADN du Vercors », explique Pierre de Verdelhan, fondateur de Vercors-Citoyens.
« Ici, c’est Disneyland, ça marche à fond, poursuit Roland, totalement étranger à ces considérations. Il faut en permanence inventer des trucs incroyables pour relancer l’intérêt mais on ne va pas se mentir, le business est toujours là ! ».
Tant qu’il y a de l’eau et de la neige… En disant cela, Roland confesse implicitement que de la neige naturelle, il y en a de moins en moins et de moins en moins longtemps. Alors les stations se sont lancées dans des grands projets de développement de neige artificielle. Mais pour la fabriquer, comme le dit Roland, il faut de l’eau (beaucoup) et du froid. Or l’eau devient une denrée rare et le froid… disparaît. Projeter de l’eau avec des canons à neige ne sert pas à grand-chose s’il fait plus de zéro degrés.
« On dirait des canards sans tête qui courent dans tous les sens après une sorte de graal impossible à atteindre », explique un moniteur. Les projets de retenues collinaires nécessaires pour les canons défigurent la montagne et détruisent la faune et la flore. Les canons se multiplient comme des petits pains, aidés par la région qui finance une partie des développements. Et in fine, il fait trop chaud pour les faire marcher…
« Il y a déjà environ 280 canons à neige sur les domaines de Villars de Lans et Corrençon en Vercors. Le projet de Tony Parker ne prend pas en compte tout ce qui doit pourtant être envisagé avec une forte augmentation du nombre de lits : l’approvisionnement en eau, les routes pour desservir les stations, la sécurité des pistes. On fait des retenues collinaires à 1.100 mètres dans le Vercors. Mais pour monter l’eau, il faut des pompes et donc de l’électricité. On a même retrouvé de l’huile solaire dans l’eau qui servait à faire de la neige artificielle, du coup il était impossible d’en produire », poursuit l’homme qui lutte depuis des années pour des projets responsables.
« La montagne, ça vous gagne » disait la pub dans les années 90. En tout cas, avec la montagne, on gagne beaucoup depuis les années 50. En 1975, la journaliste Danielle Arnaud dressait un constat très alarmant du développement immobilier en montagne dans un livre qui fait référence et vient d’être réédité : La neige empoisonnée (par l’argent, l’immobilier, la politique). Rien n’a vraiment changé. En 2016, Jacques Duplessy et Guillaume de Morant racontaient dans leur ouvrage Le tour de France de la corruption les « affaires » alors en cours à Tignes dans un chapitre titré « Tignes : sombres magouilles au pays de l’or blanc ». L’ancien maire Olivier Zaragoza a été condamné pour prise illégale d’intérêts après avoir un peu trop confondu son intérêt personnel et l’intérêt général.
Dans leur livre, les deux journalistes reviennent sur l’or blanc qui fabrique des fortunes très rapidement : « Lorsque Olivier Zaragoza est élu maire de Tignes en 2002, son patrimoine pèse déjà 2 millions d’euros, estime Bernard Reymond, ancien maire de Tignes et opposant à Zaragoza. Il se compose d’un restaurant en station, de l’exploitation d’un restaurant d’altitude tenu par son épouse et de leur résidence principale. Treize ans plus tard, lorsque Olivier Zaragoza démissionne de son mandat, victime de ses ennuis judiciaires, le couple est actionnaire ou détenteur d’une vingtaine de société. Rien qu’à Tignes, leur patrimoine comporte une dizaine de résidences de tourisme, deux restaurants et cinq magasins de sport. "J’estime le tout à 30 millions d’euros. Et je dis que cette fortune n’aurait pas pu amassée s’il n’avait pas été maire et s’il n’avait pas confondu l’intérêt général et son intérêt particulier, en mettant aussi à mal les intérêts des administrés", assène l’opposant historique. »



La frénésie du ski à tout prix, envers et contre tout, y compris le climat qui semble vouloir y mettre un arrêt définitif, peut aller assez loin. « Le projet de Skiline à Tignes était assez spécial », raconte par exemple Jean-Louis Monjo, ancien directeur du club des sports. Attablé devant un chocolat chaud, ce grand sportif dont le soleil a marqué le visage se souvient de ce projet de piste couverte, de 400 mètres de long sur 50 de large, enneigé artificiellement et que la station envisageait de faire construire pour la modique somme de 63 millions… Le projet qui aurait été une catastrophe sur le plan écologique a heureusement été abandonné. « Le productivisme tue la maison commune, poursuit-il, la forêt monte, le glacier disparaît… La nature change de manière forte depuis quarante ans. Il y a une prise de conscience mais très lente car c’est compliqué de casser un modèle qui fait vivre autant de monde ».


« Depuis 2020, la région a participé à hauteur de 300 millions d’euros à l’expansion de la neige artificielle », souligne Valérie Paumier, fondatrice de Résilience Montagne. « Le plan de Laurent Wauquiez, c’est 200 retenues d’eau. La promesse de pouvoir continuer à produire de la neige, même artificielle pendant encore tente ans, ça rassure tout le monde. Les maires, les banquiers et bien sûr, les investisseurs et les développeurs immobiliers ». Trente ans, c’est souvent le temps d’un prêt. Et justement, poursuit Valérie Paumier, il existe des niches fiscales pour l’achat du neuf (exonération de TVA) et dont on peut contourner les contraintes au bout de sept ans. « Il y a 3,4 millions de lits en montagne en France, explique-t-elle. Quelque 50% sont des lits froids, c’est-à-dire loués moins de trois semaines par an et 70% des lits sont des passoires thermiques. Il faudrait défiscaliser la rénovation et l’achat de l’ancien au lieu de favoriser le neuf ».
La Cour des Comptes a publié en février 2024 un rapport sur « les stations de montagne face au changement climatique ». Le bilan est sévère et il ne dit pas autre chose que ce que disent depuis longtemps Valérie Paumier et d'autres spécialistes de la montagne.
L'avenir n'est pas rose... ni blanc
« Alors qu’il pouvait compter à la fin du XXe siècle sur une dynamique alimentée par une croissance du tourisme de ski entraînant celle des infrastructures immobilières et des remontées mécaniques, le modèle économique des stations de ski est durablement affecté par le changement climatique depuis le début du XXIe siècle. À compter de la fin des années 2000, la diminution de l’activité ski et l’inadaptation croissante du patrimoine immobilier des stations ont commencé à fragiliser l’équilibre financier des remontées mécaniques et l’économie locale qui en découle pour partie » explique d’emblée la Cour. Et l’avenir n’est pas rose : « Inégalement vulnérables en fonction de leur exposition au risque climatique, du poids de l’activité économique et de la surface financière de l’autorité organisatrice, toutes les stations seront plus ou moins touchées à horizon de 2050. Quelques stations pourraient espérer poursuivre une exploitation au-delà de cette échéance. »
La Cour relève par ailleurs les mauvaises politiques d’investissement basées sur le développement de la neige artificielle. « Les politiques d’adaptation menées par les acteurs de la montagne reposent essentiellement sur la production de neige, ainsi que, dans une proportion nettement plus réduite, sur le développement d’activités de diversification. La production de neige permet de fiabiliser l’enneigement à court terme. Mais, elle ne constitue qu’une protection relative et transitoire contre les effets du changement climatique. Son coût est en effet important et son efficacité tend à se réduire avec la hausse des températures : dans certains cas, la production de neige peut tendre vers une mal-adaptation. À cet égard, les investissements réalisés sont encore trop souvent décorrélés des prévisions climatiques. De plus, l’impact de la production de neige sur les ressources en eau apparaît sous-estimé dans de nombreux territoires. Il serait nécessaire que les autorisations de prélèvements d’eau destiné à la production de neige tiennent davantage compte des prospectives climatiques. Sur les territoires, les actions de diversification mises en œuvre sont rarement adossées à un véritable projet. Réalisées au fil de l’eau, elles tendent souvent à reproduire le modèle du ski, fondé sur des investissements importants et une forte fréquentation, sans plan d’affaires permettant d’établir leur pertinence économique. »
Bref, le rapport de la Cour des Comptes ne dit pas autre chose que ce que martèlent depuis des années les experts de la montagne dont les revenus ne dépendent pas directement du ski. Ceux qui dont les ressources dépendent du ski pensent pouvoir continuer coûte que coûte pendant ces fameux trente ans.
Il tacle également sans le nommer Laurent Wauquiez et plus généralement l’État : « La planification écologique de l’État, peu opérationnelle pour le secteur touristique en montagne, ne permet pas d’impulser une réelle dynamique de changement. Il en est de même des régions, qui ne souhaitent pas orienter les choix locaux, en dépit de leurs compétences en matière de planification touristique. Elles orientent pourtant de facto les investissements des collectivités territoriales par les subventions qu’elles leur accordent et ont conforté les stratégies de renforcement de la production de neige sans tenir compte des perspectives du changement climatique, en particulier dans les Alpes. »
Don’t look up, la neige fond…
(*) le prénom a été changé.