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Dossier
par Antoine Champagne - kitetoa

« Plan neige » : ils ont empoisonné la montagne

Réédité récemment le livre de Danielle Arnaud montre que peu de choses ont changé

Journaliste, Danielle Arnaud avait mené l'enquête en 1975. Son livre titré La neige empoisonnée (par l'argent, l'immobilier, la politique...) vient d'être réédité par un groupe de personnes en lutte contre les développements aberrants en montagne et contre le « tout ski ». Pour Reflets, elle raconte comment est né son livre et ce qui a changé ou pas... Interview.

Couverture du livre de Danielle Arnaud
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Reflets : Comment est venue l’idée de cette enquête et de ce livre en 1975, une époque où il n’était pas question de discuter le bien-fondé des développements en montagne ?

Danielle Arnaud : J’ai commencé à fréquenter Val d’Isère, où j’ai appris à skier, dans les années 70. J’étais entre deux jobs et j’avais du temps. Beaucoup de stations nouvelles avaient été construites grâce au plan neige dans les années 60. Je me suis lancée dans une enquête sur ces constructions ex nihilo sans a priori. Elle a vite montré que si l’idée de créer des stations dans des endroits vierges n’était pas idiote, la réalisation laissait à désirer. On imposait les réalisations de manière peu démocratique et c’était souvent assez laid architecturalement parlant. Et puis il y avait eu cet accident avec un chalet de l’UCPA, enseveli par une avalanche, en février 1970 avec 39 morts. La question se posait de savoir comment il était possible de construire dans un endroit aussi dangereux.

Mon livre a énervé pas mal de promoteurs, mais je n’ai pas eu de procès. C’est donc que l’enquête était sérieuse. D’ailleurs j’avais recueilli tous les documents nécessaires pour prouver ce que j’avançais. Je parlais aussi des réussites ou des pistes de développement différentes comme celles suivies par Gilbert André, le maire de Bonneval. Il paraît qu’aujourd’hui mon livre, dans son édition originale, est exposé au musée de Chambéry.

Quel était le constat principal du livre ? Le titre dit que la neige était empoisonnée par l’argent, l’immobilier et la politique…

Les éditeurs choisissent toujours des titres qui attirent les lecteurs. Peut-être qu’aujourd’hui, je ferais un titre moins violent ? Mais c’est vrai que cela a été le cas à certains endroits. Avec des passe-droits, des constructions illégales, parfois dans des couloirs d’avalanches. On construisait des « cabines de bateaux » pour loger le plus de monde possible dans l’espace le plus restreint possible.

Les promoteurs ont même inventé la multipropriété : on avait la propriété d’un appartement pendant une période déterminée. Bref, on partageait. Ça a été un fiasco, les gens se sont vite désintéressés de leur période quand elle n’était pas optimale, ils ont arrêté de payer les charges…

Il faut dire que certains promoteurs ont pris de gros risques, la construction en montagne induisait de gros surcoûts. Ce n’était pas souvent des opérations rentables d’autant que pour les projets du plan neige, on choisissait un architecte et un promoteur qui développaient toute la station.

Tout de même, il y a eu des points positifs, non ? Le tourisme a généré des recettes qui ont profité aux habitants, au moins au début ? Il y a aussi eu de gros investissements pour le développement des infrastructures de transport …

Oui bien sûr. Cela a permis de stabiliser la population montagnarde qui avait du mal à rester dans des endroits reculés et peu desservis. Certaines familles ont pu s’enrichir en vendant des terrains. D’autres ont monté des commerces prospères autour du ski. Et puis il y a eu des infrastructures comme les routes qui ont désenclavé des régions. L’idée de départ était bonne mais cela a souvent pêché dans la réalisation, notamment par manque de mise en concurrence.

La réédition du livre montre qu’il est toujours d’actualité après toutes ces années. Il y a donc toujours des problèmes. Mais cette réédition portée par une forte communauté de personnes qui s’engagent pour lutter contre les dérives, c’est également réconfortant ?

J’avais un peu oublié tout cela et quand l’universitaire Eric Adamkiewicz m’a contacté pour rééditer mon livre avec d’autres acteurs comme Valérie Paumier, je suis tombée des nues. Ils m’ont expliqué que finalement les choses n’avaient pas tellement changé. Dans la réédition de mon livre, ils ont ajouté des textes à la fin qui sont très intéressants. Et puis il y a la question de l’avenir du ski. C’est un sport très cher, les nouvelles générations s’en désintéressent pour cette raison. Il y a aussi les problèmes climatiques qui font qu’il y a moins de neige qu’avant. Quel avenir pour les stations hors du ski ? C’est une question cruciale.

Extraits

La neige empoisonnée est une enquête très pointue et très fouillée sur le développement de stations de ski ex nihilo dans le sillage du Plan neige voulu par l'État. Il dresse le portrait des hommes qui ont présidé à cette transformation profonde des espaces montagnards. Politiques, prêtre « révolutionnaire » et défenseur des habitants lésés, promoteurs (Robert Legoux à la Plagne ou Pierre Schnebelen à Tignes), ils sont tous là. Extraits.

« Aussi curieux et affolant que cela puisse paraître, la décision d'équiper la France de grandes stations de ski ne s'est appuyée sur aucune étude de marché sérieuse. "On n'imagine pas, ecrira le fonctionnaire de l'Équipement, Bernard Lavaud, que la décision d'investir 4 milliards de francs dans les stations de sports d'hiver puisse être rpise sans une connaissance préalable d'un marché en pleine évolution et du rendement exact des équipements déjà réalisés". C'est pourtant vrai. »

La Neige empoisonnée raconte également le projet de créer une option de ski d'été à Val Thorens, finalement en partie refusée par le premier ministre Jacques Chaban-Delmas :

« À cette époque on ne jure que par le ski d'été. C'est lui qui doit faire tourner les stations douze mois sur douze, qui permet de rentabiliser les opérations... Le ski d'été à Val Thorens doit se pratiquer sur le glacier de Chavière, à 3.300 m. Seul petit inconvénient : il est à l'intérieur d'une des rares réserves naturelles en France, le parc de la Vanoise. Qu'à cela ne tienne, on le fera déclasser ».

Le ski a toujours été un sport pour personnes aisées. :

« Les tarifs sont tels qu'il ne faut pas faire de grands efforts pour permettre aux riches de rester entre eux. La dissuasion par l'argent est suffisamment efficace pour convaincre la clientèle moins aisée de s'abstenir. Seul point noir : les week-ends, où la clientèle régionale, saucissonneuse, semeuse de papiers gras et peu dépensière, risque de venir encombrer les pistes. "Il arrive que les stations les plus fonctionnelles se trouvent un jour engorgées par une clientèle issue de localités parasites (sic), celles-ci hébergent à meilleur marché des milliers de skieurs qui vont encombrer les parkings, les remontées mécaniques et les pistes de la grande station", écrit, sans rire, un fonctionnaire. »

« Les conventions signées entre les protagonistes accordent aux promoteurs tous les droits et aux communes beaucoup de devoirs. À tel point que l'I.N.E.R.M. (Institut national d'études et de recherches montagnardes) a été chargé, en mars 1972, par le ministère de l'équipement et les services de la Rénovation rurale en montagne, d'étudier "les relations contractuelles entre collectivités locales montagnardes et promoteurs touristiques". Les conclusions, en octobre 1973, de cet organisme officiel sont passionnantes. "L'apport de capitaux extérieurs, a priori intéressante pour la relance de l'économie locale, s'accompagne trop souvent d'une restriction de la maîtrise de la collectivité sur son propre espace et sur ses propres destinées" »

« Les hommes politiques se sont trompés, sans jamais vouloir le reconnaître. Ils ont laissé massacrer le montagne. Sans broncher. Mieux, ils ont encouragé le carnage au nom de la grandeur. Ils ont couvert les irrégularités. Fermé les yeux devant les injustices. Pardonné les incohérences. Applaudi les résultats. Caché les vérités déplaisantes. Craché sur les détracteurs. »

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