Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par drapher

Facebook, CA et les autres, data analyse et société automatisée : devine qui vient dîner ce soir ?

Restons raisonnables : demandons l'impossible

Comment ne pas éclater de rire devant le grand cirque qui a débuté autour de la « pas du tout récente affaire » d’influence électorale de Cambridge Analytica via des profils Facebook ? Le problème viendrait-il du modèle Facebook (et des autres opérateurs du net) ou bien simplement du modèle plébiscité par les utilisateurs?

Données personnelles et société d'hyperconsommation

Qu’est-ce qui est le plus dérangeant dans le [pseudo] scandale des 50 millions de profils utilisés par Cambridge Analytica pour effectuer du traitement statistique à des fins d’influence électorale (article Reflets du 14 juin 2017) ? Que CA utilise des données en masse pour cibler des électeurs ? Rien ne les empêche de le faire, tout comme les centaines d’entreprises du net (article Reflets du 10 octobre 2017) dont le modèle est similaire : influencer les consommateurs ou les électeurs, (Article_ Reflets_ sur l'opération électorale au Kenya de CA en 2017) là est leur objectif. Du côté de Facebook, où est le problème ? Leur business model est avéré : les données des utilisateurs du réseau social sont échangées vendues, données, traitées, moulinées pour générer des profits colossaux. Pour influencer les foules aussi (scandale de l'influence psychologique par Facebook, article Reflets de 2014).

Cette affaire est en réalité une non-affaire et son dénouement est connu d’avance (article Reflets du 22 mars 2018) . Facebook va "faire des efforts", prendre des engagements (que la firme ne tiendra pas ou si peu et de façon détournée), opérer des grandes manœuvres de séduction des foules. En parallèle, le mouton numérique, toujours prêt à se faire tondre pour conserver sa « gratuité de service » va continuer à lâcher des tonnes de données personnelles partout où il peut le faire…

Une société automatisée pour des moutons hypnotisés

Le problème réel auquel nous sommes confrontés aujourd’hui n’est pas celui d’un Facebook qui n’aurait pas bien fait les choses ou d’une entreprise qui aurait influencé l’élection américaine via des profils, non, le problème est bien plus grand et bien plus insoluble. Il réside dans un concept central qui se décline en des dizaines d’autres et que l’on peut le résumer à celui de l’automatisation [numérique] de la société.

Le mouvement en cours — celui d’une automatisation d’à peu près tout — est possible pour plusieurs raisons, mais la principale est la docilité et l’emballement des foules pour les "services de plateforme en ligne". Les consommateurs du net plébiscitent ce capitalisme de l’ego, du partage de données narcissiques (article Reflets : "Transparence numérique et totalitarisme algorithmique : l’aliénation des masses en question") dans des proportions absolument ravageuses : les photos, textes, vidéos, avis, notes, partages, commentaires fascinent des millions de personnes le nez collé à leur smartphone du soir au matin. Toutes ces données dépendent d’apps qui sont des outils de type « automates » et organisent la vie en société de façon automatique, industrielle. C’est cette hypnose de masse qui permet donc aux firmes géantes du net de procéder à un grand business de la surveillance, une nouvelle forme d’asservissement volontaire des foules.

Et en plus ils voudraient que leurs données ne servent à rien ?

La majeure partie des consommateurs plébiscitent des services commerciaux en ligne qui en permanence les tracent pour tenter de connaître au mieux leurs goûts et leurs préférences, voire deviner des envies futures qu’ils ne connaissent pas eux-mêmes encore. Spotify vous propose chaque semaine une playlist « découverte de la semaine » qui tente de vous faire découvrir des artistes qui pourraient vous plaire. C'est sympa. Amazon vous écrit pour vous faire économiser sur tel achat ou vous soumettre une idée d’achat géniale qui colle avec votre dernière semaine de surf sur le net et pourrait bien coïncider avec une envie secrète que vous n’aviez même pas encore « détectée ». Google vous suggère les bonnes recherches et affiche les résultats les plus adaptés à votre profil.

Le net est devenu la vie quotidienne d’une part majoritaire de la population, et cette population aime utiliser le net pour… à peu près tout. Ce modèle de vie en mode automatisé-connecté-incité-obsédé a de très beaux jours devant lui. Comment alors s’indigner que le réseau social aux 2,13 milliards de comptes puisse laisser filer des profils via une app pour des études psychologiques, données de profils ensuite revendues à CA par un chercheur pour cibler des électeurs ? Facebook ne fait que ça — négocier des données — pour se financer, puisque s’inscrire chez eux est gratuit. Vous voudriez pouvoir partager tous les petits instant de votre merveilleuse existence (le cappuccino sur votre table de bar, votre trombine devant le Colisée, votre petit(e) ami(e), votre petit dernier, une assiette de tapas) grâce à Facebook, gratuitement, et qu’en plus l’entreprise n’ait rien le droit de faire avec vos données? Et comment ils gagnent des brouzoufs dans ce cas là, les Facebook et les autres ? Hein ?

AlgoGouvernance : du machine learning pour tous les asservir

Que ce soient les caméras connectées à du soft de reconnaissance faciale, la recherche des fraudeurs aux aides sociales, de l’incitation commerciale ou de la communication politique plus ou moins ciblée, la grande vague du traitement statistique (par machine learning, mais oui c’est devenu le standard) s’élève de plus en plus haut et va tout recouvrir. Ce modèle de société de « gestion par les nombres » [la République des nombres] et donc par l’informatique [et ses algorithmes, mais expliquez donc que l'informatique n'existe pas sans algorithmes…] n’est possible que grâce à l’engagement des citoyens-consommateurs, incités à passer au tout-numérique par les firmes mais aussi par l’Etat.

Oui, l’Etat a tout à gagner, comme l’écosystème du business des datas, à ce que sa population s’asservisse intégralement au numérique : il est ainsi très aisé pour lui d’activer ainsi une vaste gestion étatique automatisée de tous les domaines qu’il est censé administrer. Le fichier monstre TES n’a pas été créé juste pour amuser deux ou trois fonctionnaires en mal d’occupation.

Le RGPD et ses 99 article imbitables (articles de Marc Rees à lire sur NextInpact) n’est là que pour consacrer le règne de la data-analyse, afin d’instaurer de façon définitive l’asservissement des foules connectées à la statistique globale. Avec une nuance d’importance : cette fois-ci ce sera avec le consentement des moutons qu’on procèdera à la tonte. Grosse différence : l’auto asservissement éclairé en Europe sur le traitement des données passera par une case à cocher permettant de dire « oui à la surveillance de mes activités en ligne, ou je laisse traiter mes données pour telle somme ». C’est beau, élégant et moderne à la fois. Pas si loin que ça des CGU des plateformes californiennes qui aspirent toutes vos données de navigation (et même celles de vos petit camarades), mais avec de l’éthique dedans. C’est important l’éthique, ça permet de faire passer beaucoup de choses.

Qui peut changer le modèle ?

Ce qu’a balancé Evgeny Morozov en un tweet résume parfaitement la situation actuelle face au « commerce par la surveillance des données personnelles » :

Tweet Morozov - Twitter - Twitter
Tweet Morozov - Twitter - Twitter

Depuis des années Internet est une vaste foire d’empoigne capitaliste qui concentre tout ce que l’économie néo-libérale financiarisée a longtemps rêvé de réaliser : des clients par milliards totalement abrutis et prêts à donner absolument toutes leurs informations personnelles pour bénéficier de la sacro-sainte gratuité des outils débilitants qu’ils plébiscitent et d’ « avantages » massifs, comme recevoir des coupons de réduction limités dans le temps. Ou des tarifs avantageux, un allongement du pénis, une crème hydratante à effet retard, enfin bref.

Ces clients-moutons rendus addicts à leurs apps avec l’aide des spécialistes en neuro-marketing ne sont pas prêts de lâcher leurs smartphones. Le modèle de l’économie de l’attention est en place et il a capté les foules : pour un Facebook qui serait abandonné 3 autres plateformes seront prêtes à proposer mieux, plus joli, plus respectueux, plus éthique — et plus addictif. Et comme « sans utilisation quasi permanente d’un smartphone la vie ne vaut pas vraiment la peine d’être vécue » (comment faisait-on avant 2007, on devait sacrément s’ennuyer et ne pas savoir quoi faire) il n’est pas franchement raisonnable de penser que le "scandale" Cambridge Analytica-Facebook ne change quoi que ce soit au modèle en place.

Qui peut penser par exemple que l’écologie a des chances de protéger les espèces en train de disparaître de partout sur le globe sous la pollution humaine quand 2 ou 3 milliards d’individus passent leur temps à faire tourner des usines, des datacenter, des centrales électriques, faire rouler des camions, voler des avions par leur soif inextinguible de consommation ? Franchement ? Et comme l’urgence est dans l’arrêt du massacre de la biodiversité et qu’absolument rien n’est fait pour y parvenir, vous imaginez bien qu’une histoire d’utilisation de données des utilisateurs ne va pas se régler avec un règlement européen et quelques coups de mentons hypocrites des premiers intéressés par leur captation et leur traitement. Mounir, si tu m’entends…

Proposer autre chose : yes, why not ? Try me…

La "moralisation du capitalisme" revient au centre du jeu à chaque gros problème social-économico-politique : Sarkozy en janvier 2009, en pleine crise financière mondiale ne s'était-il pas fait l'ardent défenseur d'un nouveau capitalisme moral ?

"La crise du capitalisme financier n'appelle pas à la destruction du capitalisme qui serait une catastrophe mais à sa moralisation. C'est une deuxième chose sur laquelle je veux me battre. On doit moraliser le capitalisme, non pas le détruire. Voilà le défi, Angela, auquel nous sommes confrontés. Il ne faut pas rompre avec le capitalisme, il faut le refonder".

Mais oui, Nicolas, il faut refonder le capitalisme ! Ahahahaha ! Et que ne l'as tu pas refondé et moralisé ! Nous y sommes en plein, une dizaine d'années plus tard, dans ce capitalisme parfaitement sauvage, épanoui au maximum, plein d'avenir, dans les grandes révolutions en cours, faites d'innovations à base de blockchain, de transitions énergétiques, de villes connectées, d'entrepreunariat 2.0, de robots autonomes, de challenge par et avec l'IA, de défi du Biga data et de "croissance digitale".

Pendant que tout ce grand bazar techno-révolutionnaire propagandiste se met en place sans aucune concertation avec qui que ce soit — on ne discute pas un virage de civilisation, c'est bien connu — les affaires continuent. La croissance économique reste l'alpha et l'omega des politiques gouvernementales, corrélées à une baisse des dépenses publiques qui laissent la voie ouverte à la privatisation de tous les secteurs, de la santé à l'éducation en passant par les transports ferroviaires, et à peu près tout… à terme. Les écologistes continuent à agiter leurs petits bras en rêvant d'un monde tout électrique sans rejet de Co2 tout en blâmant l'industrie nucléaire mais en vivant dans des appartements chauffés à 23° par des résistances alimentés par l'atome.

Et au milieu de tout ça, la population plébiscite la consommation automatisée, sur écran, en mode aliéné. Pourquoi prendre le temps de faire ses courses, aller au marché, si l'on peut directement se faire tout livrer dans le coffre de sa voiture au supermarché du coin, ou à terme par drone à son domicile ? Pourquoi passer devant des employés aux caisses si on peut tout scanner soi-même ? Pourquoi donc perdre du temps à rencontrer des gens dans des lieux physiques si l'on peut simplement les interpeller sur un réseau social et fermer la communication quand on en a assez d'eux ? Economiser de l'argent, du temps, acheter, consommer, visionner, se distraire, consommer, économiser, se connecter, acheter, opiner, rejeter, commenter, consommer, visionner : la boucle infernale du modèle de "vie quotidienne numérique" en cours de généralisation est infinie. Et personne ne propose autre chose. Et comme une infime partie de la population est mesure d'inventer sa propre vie en effectuant de vrais choix, le modèle ne peut que perdurer. Un non-choix en réalité, basé sur l'addiction, le vide existentiel, l'inculture, le narcissisme, l'avidité, l'égocentrisme, la satisfaction dans l'instant et une capacité à l'empathie très dégradée. Questionnée sur l'affaire Cambridge Analytica-Facebook, la chercheuse belge, juriste et philosophe du droit aux Facultés de Namur Antoinette Rouvroy analyse le phénomène :

"On assiste à une hypertrophie de la sphère privée qui se caractérise paradoxalement par une dépersonnalisation. La prise de conscience collective ne peut pas se produire."

Cette passionnante interview se conclue sur un constat peu optimiste (mais qui peut l'être encore ?) aux relents de dystopie en cours de constitution, puisque plus personne n'est dupe de l'automatisation des esprits :

"Le réel se gouverne lui-même: le néolibéralisme n’aurait pas pu rêver mieux. Ce sont les moins nantis qui vont être le plus touchés, car on ne présuppose plus que les individus soient capables de faire des choix. On va exacerber leurs peurs pour générer des réflexes. Ceux qui n’ont pas accès à un bon niveau d’éducation, ceux qui n’ont pas d’opinions, ceux qui vivent au jour le jour seront très vulnérables. Il n’y aura plus de concurrence possible avec des gens "augmentés". La réalité virtuelle sera faite pour les plus pauvres afin d’éviter les révoltes. C’est le vieux système de la manipulation des masses qui va ressurgir, mais avec des outils inédits."

A la question "devine qui vient dîner ce soir ?" du film éponyme, la réponse n'est pas celle que l'on croit : personne d'inattendu ne s'invitera à la table du système d'automatisation de la société par le traitement des données personnelles. Le seul invité attendu est le système économique et politique du profit permanent et de l'aliénation des masses par la consommation.

Au fond, le seul moyen de contrer ce phénomène ne peut venir que des masses elles-mêmes. Et sauf catastrophe majeure globale, les masses continueront à s'empiffrer sans compter pour aussi nourrir le monstre qui les dirige…

En complément de lecture : Société technologique : vie impérative et artifice de liberté

1 Commentaire
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée