Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jacques Duplessy

L’avenir incertain de la démocratie

Grand débat national (douteux) vs atteintes aux libertés (en marche)

Le grand débat national est il une sorte de Canada Dry de la démocratie, un outil d'enfumage ? Ce qui est certain, c'est que pendant que les citoyens débattent, les libertés reculent...

Alexis de Tocqueville

Le Grand Débat National se présente comme un exercice démocratique à même de trouver des solutions à la crise démocratique que nous traversons. Et il en a une certaine apparence : à mi-parcours, plus de 3 900 réunions publiques ont déjà organisées, environ 900 000 contributions en ligne ont été envoyées sur le site Internet dédié et plus de 9 000 cahiers de doléances ont été ouverts.

Et quand les Français se rassemblent, ils jouent le jeu, débattent, réfléchissent, comme le montrent les débats auquel Reflets a assisté ici et . Ces réunions montrent que les citoyens sont capables de réfléchir sur des questions complexes, que la politique n’est pas une affaire de spécialistes. Oui, les experts ont un rôle de conseil. Mais les citoyens ne sont pas des enfants qu’il faudrait éduquer, comme la condescendance du président ou de certains ministres le laisse trop souvent entendre.

Mais il y a aussi les faces sombres du grand débat. Deux questions majeures restent aujourd’hui encore sans réponse complète : le président a-t-il la volonté de jouer le jeu ? Que vont devenir toutes les contributions ?

L’affaire Chantal Jouanno jette un doute sur l’objectif réel du grand débat. N’est-il pas juste une opération de déminage pour affaiblir le mouvement des Gilets Jaunes ? Le gouvernement a voulu, un temps, faire appel à Chantal Jouanno pour piloter le grand débat, mais seulement « à titre personnel ». Celle-ci a répondu qu'il était inenvisageable d'intervenir indépendamment de la Commission Nationale du Débat Public (CNDP). Refus du gouvernement et de l’Elysée. Pourquoi ? Saisir officiellement la CNDP, c’était s’engager à respecter les règles de la commission : transparence, argumentation et équivalence du traitement de tous les participants.

Des exigences inacceptables pour le gouvernement. Pour torpiller Jouanno, le gouvernement a alors fait fuiter son salaire. Habile. Le recours à la CNDP est devenu inaudible et l’écran de fumée a été parfait pour que les Français ne s’interrogent pas sur l’indépendance de ce grand débat.

« Le gouvernement a affiché sa volonté d’être le réceptacle de ce débat, sans instance tierce », à déploré Chantal Jouanno. Pourtant, pour qu’un débat soit honnête, il ne peut pas être piloté par un responsable public – élu, ministre, chef de l’État – qui aura ensuite à tirer les enseignements du débat. La position adoptée pat Emmanuel Macron avec sa succession de « One man show » présidentiels met à mal l’égalité de traitement des citoyens, qui doivent théoriquement être tous égaux dans le cadre d’un tel exercice.

«  On n’avait pas prévu de faire une opération de communication mais un grand débat, a taclé Chantal Jouanno. Aujourd’hui le grand débat se limite pour vous à la possibilité de ne débattre que des quatre thèmes et de ne répondre qu’aux questions qui sont posées par le gouvernement, ce n’est pas ça un grand débat. »

D’ailleurs les Français ne s’y trompent pas. Deux tiers estiment qu’Emmanuel Macron profite du grand débat pour faire indûment campagne pour les élections européennes. Quelque 55 % des Français pensent « qu’il en fait trop » et « qu’il est trop présent dans les médias ». Et 78 % qu’il ne parviendra pas à retrouver la confiance de ses concitoyens.

La seconde question, relative à l’analyse des contributions, reste floue. Après la fin des débats le 15 mars, ce sont les ordinateurs de la start-up parisienne, Cap Collectif, désignée par l'État, qui vont mouliner les informations. Puis, c'est l'institut OpinionWay qui analysera les contributions en ligne jusqu’à mi-avril. Il devra faire émerger une quinzaine de thèmes principaux. Tous les supports papier sont en cours de numérisation. Mais qui va les lire ? Y a-t-il la volonté politique et les ressources humaines pour faire ce travail titanesque de lecture et d’analyse ?

Si l’effet de renouvellement démocratique du grand débat est largement sujet à caution, du côté législatif, c’est le rétrécissement de l’espace démocratique qui est en marche. Et là, c’est bien réel.

La surveillance généralisée

Le tournant c’est l’affaire Merah. On lance une surveillance généralisée (voir notamment nos articles sur IOL)… Et cette surveillance s’accompagne du secret. Aujourd’hui, ce qui est écouté, ce qui est gardé par l’État ou mis à disposition par les opérateurs de téléphonie et Internet est classifié « secret défense » !

Au départ, le système a été pensé pour lutter contre le terrorisme, mais la loi renseignement permet d’étendre la surveillance aux crimes et à la délinquance organisée, la prévention de l’ingérence étrangère, la défense des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la nation ou encore la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions.

C’est sur ce dernier motif que l'on s’aperçoit que 150 gilets jaunes sont sur écoute et que l'on surveille toutes leurs connexions Internet. Techniquement et légalement, les services peuvent même installer un logiciel espion sur leurs téléphones ou leurs ordinateurs pour être sûrs de tout savoir et de les écouter en temps réel.

Théoriquement, il y a des garde-fous. Comme la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Mais en fait, elle a accès à ce qu’on veut bien lui donner, c’est-à-dire pas grand-chose.

Il y a aussi la CNIL, la commission nationale informatique et libertés... Lors d'une session de formation à l’Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice, un policier de la DGSI a raconté que son service avait demandé à la CNIL un avis informel pour faire un certain travail de renseignement avant de faire une demande officielle. La personne de la CNIL lui a répondu : « Ce n’est pas légal, on devra vous dire non. Donc faites-le, et ne nous le demandez pas. »

Sachant que la CNIL est chargée de surveiller les atteintes à notre vie privée, ça laisse songeur ! Jean-Marie Delarue, qui a présidé l’ancienne commission nationale des interception de sécurité avait dénoncé « la pêche au chalut » de nos données.

L'exception devient la règle

Les lois d’exception de l’état d’urgence ont largement été transférées dans le droit commun. Perquisition administrative, renommée visite domiciliaire, avec possibilité de saisie notamment du matériel électronique, le ministère de l’intérieur peut décider de placer toute personne suspecte sous bracelet électronique. Les préfets ont le pouvoir d’interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans certains lieux à certaines heures, d’interdire le séjour à toute personne cherchant à entraver de quelque manière que ce soit l’action des pouvoirs publics et d’instituer des zones de protection ou de sécurité où le séjour de personnes est réglementé. On a fait de l’exception la norme.

Avec la loi sur le secret des affaires, promulguée en juillet 2018, toute entreprise peut arbitrairement décider si une information ayant pour elle une valeur économique, pourra ou non être divulguée. Avec ce type de texte, vous n’auriez peut-être jamais entendu parler du scandale financier de Luxleaks, des pesticides de Monsanto, du scandale du Mediator ou de la fourniture de matériel d’écoute de masse aux dictatures par Amesys. C’est une menace importante pour la liberté d’informer.

L’atteinte au droit de manifester

Tout d’abord, on a procédé à des gardes à vue préventives lors des manifestations des gilets jaunes, sous prétexte de possession d’objet dangereux ou d’arme par destination (souvent des masques et du sérum physiologique) avant même que les personnes arrêtées se trouvent sur le lieu de la manifestation. Avant même qu’elles fassent quoi que ce soit. Ces personnes ont d’ailleurs souvent été libérées quelques heures plus tard sans même qu’il y ait de poursuites… En somme : elles ont été empêchées d’exercer leur droit de manifester.

Avec la nouvelle loi, les préfets peuvent interdire préventivement à des personnes de manifester. L’article 2 donne au préfet (et non à un juge indépendant) la possibilité d’interdire de manifestation toute personne constituant « une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Lorsqu’il existe «_ des raisons sérieuses de penser que la personne mentionnée_ (…) est susceptible de participer à toute autre manifestation concomitante sur le territoire national ou à une succession de manifestations », le préfet pourra lui, «_ interdire de prendre part à toute manifestation sur l’ensemble du territoire national _» pendant un mois au maximum. Ce n’est plus un juge, mais le préfet qui est le bras armé de l’exécutif, donc aux ordre du gouvernement. Cela ouvre la porte à l’arbitraire.

Charles de Courson, député UDI en a souligné le danger à l’Assemblée nationale : « L'autorité administrative va priver un individu de sa liberté de circulation ou de manifester, au motif qu'il y a une présomption, des raisons sérieuses de penser (...) que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour l'ordre public", "mais où sommes nous mes chers collègues? C'est la dérive complète! On se croit revenu sous le régime de Vichy ! Réveillez-vous ! C'est une pure folie de voter ce texte !" Évidemment vous connaissez le résultat... Emmanuel Macron a surpris le landerneau politique en saisissant, devant la levée de boucliers, le Conseil Constitutionnel. « Puisqu’il y a un doute insupportable sur notre attachement à la liberté de manifester, a-t-il affirmé, je veux le lever en saisissant le Conseil constitutionnel. », rapporte le Canard Enchaîné de ce mercredi. Traduisons-le : je suis intimement persuadé que les juges du Conseil constitutionnel me donneront raison...

Comportement de la police

Les policiers prennent l’habitude l’enlever leur numéro de matricule au cours des manifestation et de se cacher le visage avec des cagoules. Un journaliste s’est vu casser sa carte mémoire alors qu’il filmait une manifestation. Quand il a demandé le matricule des policiers l’un a dit : « On n’est pas des filles faciles, on ne donne pas nos numéros comme ça ». Et il n’y a aucune sanction de la hiérarchie. Le problème est que cet anonymat existe aussi dans les cas de violence policière. C’est une atteinte à la démocratie car il y a ce sentiment d’impunité.

A l’ONU, Michelle Bachellet, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme « s’inquiète de la répression des manifestation au Vénézuéla, au Soudan et en France ». Lors de la présentation de son rapport annuel devant le Conseil des droits de l’Homme, la Haut-Commissaire a demandé « que des enquêtes approfondies soient menées sur toutes les accusations de recours excessif à la force. »

Et elle n'est pas la seule. Dunja Mijatović, commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, s'est dite « gravement préoccupée par le nombre et la gravité des blessures résultant de l’usage de la force par les forces de l’ordre » lors des manifestations des gilets jaunes

Contrôle des médias et des réseaux sociaux

Un projet de loi du gouvernement prévoit que les plateformes pourraient aussi être poussées à utiliser davantage d'outils de détection automatique des contenus indésirables en ligne, pour les mettre en quarantaine en attendant qu'ils soient examinés par les modérateurs humains. Dans son point 5, le projet mise sur les algorithmes et la « détection automatique des contenus suspects », laquelle a le mérite, pour Mounir Mahjoubi, le secrétaire d’État chargé du Numérique, d’intervenir avant publication : « Le signalement demeure un pis-aller : il implique que le contenu a été diffusé et qu’il a potentiellement déjà fait des victimes. » On s’oriente donc vers une censure a priori… Sans parler de la loi sur les fake news qui déterminera ce qui est ou non la vérité officielle. Lorsque l'on connaît la propension des hommes politiques à diffuser des énormités, cela laisse songeur.

Le secrétaire d’État propose d’inciter « les plateformes à pousser du contenu positif sur l’ensemble de la surface dont elles disposent, en facilitant l’accès à du contenu pédagogique ». Les plateformes devraient donc décider de l’information à valoriser.

Plus inquiétant, Macron veut « s’assurer de la neutralité » et « vérifier l’information » dans les médias, en créant des « structures », financées par l’État, qui contrôleraient médias publics et privés, structures nanties de journalistes qui seraient les « garants » de l’affaire. Va-t-on vers un journalisme sous tutelle ?

Actuellement, le discours matraqué par le gouvernement est le suivant : « Soyez raisonnables, on a déjà beaucoup donné ». Avec une menace à peine voilée à l’attention de tous les manifestants : « Il faut maintenant dire que lorsqu'on va dans des manifestations violentes, on est complice du pire », a déclaré le président de la République le 26 février.  Être simplement là, c’est être complice des casseurs. Curieuse compréhension de la démocratie et du droit de manifester.

Mais surtout, la gouvernement feint d’oublier qu'il ne s’agit pas que d'une question d’argent. C’est mal percevoir la profondeur de la crise que de ramener les revendications à une enveloppe à distribuer et à la question du pouvoir d’achat. Ce qui est demandé, ce sont des réformes sur la manière même d’exercer le pouvoir et de le contrôler. Une élection tous les cinq ans ne suffit plus. Beaucoup d’options et de questions sont mises sur la table : réforme du Sénat, réforme du Conseil Économique et Social pour lui donner un vrai pouvoir et intégrer, par exemple, des citoyens tirés au sort, place du référendum d’initiative citoyenne, contrôle des lobbies, initiative de la loi etc.

Mais en attendant d’hypothétiques réformes démocratiques, les atteintes démocratiques sont-elles, bien réelles.

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