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Dossier
par shaman

HabiterEnfin ! revient sur le verdict du procès Font Del Rey

Analyse du verdict d'un des premiers procès de marchands de sommeil opérant dans une grande copropriété

Pour mieux comprendre les tenants humains et juridiques de la décision du tribunal de Montpellier, entretien avec le conseil d'administration de HabiterEnfin !, l'association à l'origine de cette affaire.

Font Del Rey, une affaire qui révèle les méthodes des marchands de sommeil - © Reflets

Le 15 novembre dernier, le tribunal de Montpellier rendait son verdict dans le procès des marchands de sommeil de la résidence Font Del Rey dans le quartier populaire de la Mosson à Montpellier. Nous avions suivi de près l'affaire, d'abord en revenant sur sa mise sous les projecteurs par l'association Habiter Enfin !, une histoire qui avait duré presque 10 ans. Dans un deuxième volet, nous avions décortiqué les ficelles de l'opération des marchands de sommeil, dévoilant notamment que ceux-ci présidaient à la destinée de l'immeuble depuis bien plus longtemps que ce que leurs déclarations aux procès ne laissaient penser.

Pour comprendre les tenants et les aboutissants de la décision du tribunal, nous sommes allés rencontrer le conseil d'administration de l'association HabiterEnfin ! pour qu'il nous livre son analyse sur ce jugement.

Reflets : Le tribunal reconnait l'existence d'un système visant à « utiliser des déséquilibres sociaux-économiques en défaveur de cette population aux fins de réaliser des profits financiers » avec un réel risque pour leurs personnes. Comment appréciez-vous cette décision du tribunal ?

HabiterEnfin ! : Depuis vingt-cinq ans, l’association Habiter Enfin ! agit principalement dans deux directions :

  • Accompagner les familles victimes de discriminations pour favoriser leur accès à un logement digne et adapté à leurs besoins ;
  • Lutter contre toutes les formes de discrimination dans l’accès au logement, ce qui implique notamment, au plan sociétal et politique, une lutte contre les préjugés et pour le droit.

Ces deux axes de travail social sont complémentaires, mais aussi spécifiques en ce que l’un touche au particulier, et l’autre au général. C’est au regard de l’un et de l’autre que l’on peut apprécier le jugement du 6 septembre 2023 rendu par le Tribunal correctionnel de Montpellier.

Sur le plan du soutien des familles, « Habiter Enfin ! » a tout lieu de pleinement se réjouir du travail fait par ses salarié(e)s, conjointement avec la Fondation Abbé Pierre, auprès des familles de la Résidence Font del Rey, à Montpellier. Ce travail social de chaque instant s’est poursuivi avec une particulière persévérance durant cinq ans. Nombre des familles occupant la centaine d’appartements de cette copropriété ont participé à cette action, se sont engagées, ont pris des risques importants en dépit d’un contexte de pressions quasi-mafieuses, et finalement n’ont pas hésité à venir témoigner devant le Tribunal. Quand on connaît le parcours migratoire de ces personnes, toutes d’origine étrangère, et les multiples vulnérabilités qui étaient les leurs, tant du point de vue linguistique, culturel, économique que parfois médical, on ne peut que saluer un courage et une intelligence confinant parfois à un héroïsme social et judiciaire.

Comment ont-elles reçues la décision du tribunal ?

Celles et ceux d’entre nous qui ont eu le privilège de participer au milieu des familles locataires de Font del Rey à la réunion de « rendu » organisée immédiatement après le procès correctionnel ont pu ressentir à quel point cette saga judiciaire avait, humainement parlant, changé le cours de la fatalité sociale qui pesait sur ces personnes. Sans excès de triomphalisme ou d’esprit de revanche, les familles ont manifesté la profonde satisfaction de voir l’injustice quotidiennement subie depuis tant d’années reconnue et sanctionnée. Ce contentement se manifestait de manière simple, non par de grandes déclarations, mais par une présence chaleureuse, et des remerciements appuyés à celles et ceux qui les avaient aidées. Même la question des indemnisations décidées par le Tribunal pour les victimes, si elle avait son importance, apparaissait finalement de second plan. Ce qui était premier, c’était la reconnaissance par un juge de ce que les conditions de logement qu’on leur avait imposé constituaient, en droit, une atteinte illégitime et délictuelle à leur dignité de femmes et d’hommes, et les avaient délibérément exposé(e)s à un risque de mort ou d’atteintes graves à leur santé.

Imaginer une telle décision de l’autorité judiciaire française leur avait probablement semblé de l’ordre de l’impensable au regard des rêves déçus de leur vécu migratoire ; elle était bien là pourtant. Comment, dans ces conditions, Habiter Enfin ! et la Fondation Abbé Pierre ne seraient-elles pas pleinement satisfaites de leur action en justice et de son résultat ?

Pourtant cette décision semble en demi-teinte. Si les acteurs locaux sont condamnés, la SCI propriétaire « Foncière de Rénovation » et son gérant, Patrick Bolzer sont relaxés un doute subsistant « quant à la nature manifestement délibéré de leur intention  » du fait de son éloignement physique.

En effet, sur le plan de la lutte pour le droit, la satisfaction est beaucoup plus mitigée.

Certes, le jugement du Tribunal correctionnel de Montpellier est, à notre connaissance, la première application des dispositions pénales relatives aux « marchands de sommeil » à des grandes copropriétés dégradées. C’est important dans la mesure où les « Font del Rey » sont légion en France et où, comme l’a dit le maire de Montpellier après le verdict, « la peur pourrait dans ces immeubles changer de camp. »

Certes, certains organisateurs du système, particulièrement le syndic de copropriété, son homme de main et un « multi » propriétaire, ont été condamnés à des peines de prison avec sursis. L’acquis juridique est important. Il pourrait faire jurisprudence et donner des idées à d’autres victimes… à condition bien sûr que la décision du Tribunal de Montpellier soit confirmée sur le principe en appel et en cassation.

Mais qu’en est-il de ceux qui ont profité financièrement de ce système de discrimination à grande échelle, et qui sont bien en définitive les véritables « marchands » de sommeil ?

La question est d’importance, dans la mesure où dans les grandes copropriétés dégradées, c’est souvent des sociétés de capitaux qui financent, managent le projet immobilier… et qui encaissent les bénéfices financiers des années durant, sans par ailleurs financer l’entretien et les réparations exigées par la loi. Doivent-ils rester à l’écart de la répression pénale des marchands de sommeil ? À cet égard, la décision du Tribunal correctionnel de Montpellier est décevante, voire choquante.

Dans notre précédant article, nous montrions que Patrick Bolzer et André Bouruet-Aubertot géraient déjà l'immeuble en 1995 par l'intermédiaire d'autres sociétés. Pourtant André Bouruet-Aubertot, l'actionnaire principal, n'est pas sur le banc des accusés, et Bolzer, gérant, et la SCI sont finalement relaxés.

L’accusation n’avait pas montré une grande volonté d’investiguer le rôle des apporteurs de capitaux dans cette affaire, puisque seuls étaient retenus dans la cause une société et son gérant. C’était bien le minimum possible puisque la dite société avait la qualité à la fois de propriétaire et de bailleur de nombre d’appartements de la résidence et que son gérant était impliqué depuis l’origine dans la mise en place du projet immobilier Font del Rey .

Le tribunal a été encore plus frileux sur ce point puisque la société propriétaire et son gérant sont relaxés au bénéfice d’un « doute quant à leur connaissance de la location de leurs logements à des personnes vulnérables ou dépendantes ». Les financeurs sont blanchis sans véritable examen du rôle de l’argent dans la situation de la copropriété.

Comment ne pas rechercher si ceux qui, comme actionnaires des sociétés de capitaux, avaient bénéficié pendant des années de loyers d’un niveau « centre ville » pour la location d’appartements délabrés et même dangereux, n’avaient pas aussi participé, comme le souligne par ailleurs le Tribunal, « à la mise en place d’un véritable système locatif qui, loin de porter des valeurs de solidarité, voire d’altruisme en faveur d’une population aux capacités locatives médiocres…caractérise au contraire la volonté d’utiliser des déséquilibres sociaux-économiques en défaveur de cette population aux fins de réaliser des profits financiers » ?

Comment le gérant responsable de la société titulaire des baux de location, qui a reconnu avoir eu des réunions dans les lieux avec le syndic de l’immeuble, pouvait-il ignorer la situation de vulnérabilités des locataires de celui-ci ? Comment pouvait-il ne pas constater l’état déplorable et dangereux à tout le moins des parties communes de l’immeuble en se rendant dans l’appartement qui servait de bureau au syndic ? Comment pouvait-il ne pas réagir à la suite de la notification des différents arrêtés d’insalubrité ou procès-verbaux d’infraction constatés par le Tribunal lui-même, qui faisaient état de la situation des locataires et des graves manquements du bailleur ?

La société propriétaire, en sa qualité de bailleur des appartements, était tenue à un certain nombre d’obligations légales, notamment relatives à la sécurité des lieux et à leur habitabilité, et avait à ce titre une obligation de s’informer sur la situation des locataires.

En se bornant à faire état d’un « doute » quant à la connaissance par la société propriétaire et son gérant de la location de leur logement à des personnes vulnérables ou dépendantes, le Tribunal, d’un trait de plume, laisse ces questions essentielles sans réponse, et méconnait ses propres constatations relatives aux obligations des bailleurs. On a bien le sentiment que le Tribunal a fait le choix de s’abriter derrière une question de preuve d’intention pour éluder les aspects proprement financiers du litige qui lui était soumis.

Pourtant, en matière de discrimination au logement la jurisprudence aménage très largement la charge de la preuve, pour éviter précisément que les recherches d’intention ne viennent interdire la mise en cause des responsables et décourager l’action des victimes. L’infraction de « marchand de sommeil » était en l’occurrence une forme de discrimination, où la volonté de faire un profit illégitime au détriment de personnes vulnérable d’origine étrangère était caractérisée.

Comment, dans ces conditions, laisser hors de la répression pénale des menées financières à grande échelle visant à investir dans des copropriétés dégradées pour gonfler la rentabilité financière de capitaux ?

Sur ce plan, la décision du Tribunal correctionnel de Montpellier apparaît très contestable, même si par ailleurs, elle constitue un premier pas qu’il faut saluer.

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