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par bluetouff

Technologies à double usage : Bercy à l'origine de l'impunité d'Amesys

Vous n'avez probablement pas pu rater l'enquête publiée par Telerama qui marque le premier épisode d'une nouvelle saison de la Saga Amesys, également prolongée sur ces pages par le sort des 10, et l'asile politique de Philippe Vannier .

Vous n'avez probablement pas pu rater l'enquête publiée par Telerama qui marque le premier épisode d'une nouvelle saison de la Saga Amesys, également prolongée sur ces pages par le sort des 10, et l'asile politique de Philippe Vannier . Après un volet judiciaire de cinq ans et un dossier qui peine à s'étoffer en dépit de la lourdeur des charges (complicité de tortures), de témoins libyens victimes d'actes de tortures, nous découvrons donc qu'en 2014, Amesys, vendait à l'Egypte de Sissi le même jouet qu'elle avait vendu à Kadhafi. Mais cette fois-ci l'histoire est encore plus cocasse. Cocasse, car comme nous vous l'expliquions sur Reflets à cette époque, nous l'avions senti venir de loin.

  • On ne vend pas un système de surveillance électronique à l'échelle d'un pays sans que Bercy ne le sache ;
  • On ne revend pas une activité stratégique que l'on exile à Dubai sans que Bercy ne le sache ;

... Le tout, c'est d'avoir une bonne savonnette et une bonne serviette pour se laver les mains le plus méticuleusement possible, un exercice dans lequel Bercy excelle.

La cession fantoche des activités de surveillance

Tout a commencé par un cynique tour de passe passe d'Amesysqui consistait à revendre EAGLE, le système d'interception des communications électroniques à l'échelle d'une nation… à son propre directeur commercial, Stéphane Salies. Le dit Stéphane Salies créait alors pour ce rachat deux structures : Nexa Technologies, basée en France et Advanced Middle East SYStems (AMESYS), basée à Dubai (ce détail a son importance mais nous allons y revenir un peu plus loin). L'objectif de cette "auto" cession fantoche est double :

Pour bien comprendre de quoi nous parlons, il faut se pencher sur cet accord international co-signé par 41 pays. L'Arrangement de Wassenaar, comme l'explique France Diplomatie, "complète et renforce les régimes existants de non-prolifération des armes de destruction massive ». Nous comprendrons donc aisément l'intérêt de ce texte et sa raison d'être. Initialement il vise à "la transparence et une plus grande responsabilité dans les transferts d’armes et de biens à double usage afin de prévenir les accumulations déstabilisantes » , et complète un arsenal ciblant directement le marché de l'armement, du nucléaire et des produits chimiques. Cet accord, bien que factuellement complexe à appliquer sous cet angle, vise à prévenir qu'une puissance puisse se fournir en diverses briques technologiques afin de se constituer une arme en kit.

Ça ne vous rappelle rien cette histoire d'arme électronique en kit ? C'est exactement comme ça qu'un autre français, Qosmos a fourni "une brique technologique" à l'intégrateur italien Area Spa à la tête d'un consortium dont l'autre "brique technologique" était fournie par l'allemand Utimaco dans le cadre de la vente d'un système de surveillance à la Syrie de Bachard Al Assad... une hypocrisie qu'une fois encore nous dénoncions.

Et Bercy, comme prévu... ferma les yeux

Depuis 2010, le contrôle de l'exportation des technologies à double usage est confié au "Service des biens à double usage" de la DGCIS (Direction générale de la compétitivité, de l'industrie et des services), aujourd'hui devenue la DGE,  sous la tutelle de Bercy. Bercy reçoit donc des demandes d'autorisation d'exportation d'Amesys/Nexa à laquelle elle répond favorablement, ou non (comme pour le Pakistan). Mais sur ce marché stratégique de l'interception électronique de masse, on se doute qu'elle est en rapport avec d'autres services, au hasard par très éloignés de ceux du Quai d'Orsay et de ceux du Premier Ministre. De la transparence commerciale de l'Arrangement de Wassenaar, on tend inexorablement vers l'opacité de décisions administratives où se mêlent renseignements extérieurs et diplomatie.

L'enjeu de la vente de tels systèmes de cyber-surveillance (nous attendons la réponse à une éventuelle question au gouvernement qui les désignera prochainement comme des systèmes de "cyber-protection"), dépasse de loin le simple cadre économique. Nous sommes dans le cadre d'une véritable sous-traitance du renseignement d'origine électromagnétique (SIGINT), à des acteurs privés, que l'on accompagne même dans certains pays afin de nouer des accords sur le renseignement... Globalement, ça nous donne quelque chose comme :

"je te vends ça si tu me donnes accès aux données que tu collecteras concernant le terrorisme, et je ferme les yeux si tu veux l'utiliser pour traquer tes opposants politiques, nous cherchons à coopérer avec vous sur le long terme donc nous n'avons aucune objection à ce que vous utilisiez ce système pour vous maintenir au pouvoir sur 8 générations".

Quand en 2014, la demande pour la vente d'un CEREBRO à l'Egypte arrive sur le bureau du Service des biens à double usage, ce dernier ne répond ni favorablement, ni défavorablement à cette demande... il ne répond pas.

Comprenez qu'il est parfaitement informé qu'un système de surveillance électronique global va être vendu à l'Égypte de Sissi, il connait parfaitement les risques de l'utilisation de cette technologie contre des opposants politiques, des journalistes, des homosexuels, dans ce pays... mais il s'en lave tout simplement les mains... ni pour ni contre, bien au contraire. Petit rappel, de mai 2012 à août 2014, c'est Arnaud Montebourg qui est alors en poste à Bercy, il passera la patate chaude à ... Emmanuel Macron qui occupera la place d'août 2014 à août 2016.

Depuis que nous suivons ce dossier, il y a une constante. Quand le gouvernement est interrogé par un parlementaire sur la vente d'armes électroniques à des régimes peu regardants sur les droits de l'homme, la réponse est invariablement la même, à la virgule près. Peu importe le gouvernement en question...

Démonstration :

Question de Hervé Feron du 6 décembre 2011, réponse d’Alain Juppé du 13 mars 2012

Question de Jacqueline Fraysse du 28 aout 2012, réponse du 23 septembre 2012
Capture d’écran 2013-08-20 à 14.22.32
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Question de Isabelle Attard du 15 janvier 2013 et réponse de Laurent Fabius du 5 mars 2013 :
Capture d’écran 2013-08-20 à 14.16.30
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3 questions, 3 réponses, qui restent invariablement la même, posés à différents gouvernements, mais jamais à Bercy, toujours aux Affaires étrangères, ce pour s'entendre objecter qu'un système de surveillance à l'échelle d'une nation, c'est du matériel "grand public", une réponse ahurissante à la lecture des éléments que nous avons publiés.

Monsieur propre

Ah, vous aussi vous vous demandez pourquoi on ne pose pas la question à Bercy qui autorise ces exportations ?

Tout simplement parce que dans le cadre de ventes d'armes, quand Bercy se lave les mains, c'est le Quai d'Orsay qui fournit le savon, quitte à se trainer quelques boulets, et ensuite le cabinet du premier ministre qui fournit la serviette.

Et maintenant le kamoulox

Si Bercy se lave les mains, c'est donc peut-être que d'autres personnes sont à l’œuvre, un peu plus dans l'ombre. Et les deux entités qui reviennent systématiquement dans notre enquête depuis début 2011 sont la DRM (Direction du Renseignement Militaire) et la DGSE (Direction Générale de a Sécurité Extérieure). C'est la théorie "abracadabrantesque" que nous vous expliquons depuis des années, une théorie qui expliquerait tant les "lenteurs" de la justice qui se heurte au mur de silence de la grande muette, que le cynisme d'Amesys, aka Advanced Middle East Systems aka Nexa, pour commercialiser son EAGLE, aka… CEREBRO.

Pas besoin d'être voyant extralucide pour deviner que nous risquons de reparler encore beaucoup de ce dossier, et par extension de ces liens qui continuent à lier Amesys à l'administration française, rarement pour le meilleur, et trop souvent pour le pire.

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