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par Jet Lambda

Pénétrer dans la zone d'Eurotunnel : dix ans de prison !

(source: AFP) Les réfugiés sont des fraudeurs en puissance Dans la même rubrique "surveiller et punir", l'article 25 de ce projet de loi, non modifié par l'Assemblée, concerne l'euphémisme "droit de communication".

(source: Reuters)

Symptomatique. Un projet de loi sur le "droit des étrangers en France", dont la discussion en "procédure accélérée" a débuté cet été au mois de juillet, vient d'être subrepticement rebaptisé, lors de son passage en première lecture au Sénat, comme "portant diverses dispositions relatives à la maîtrise de l’immigration". Cela a le mérite de la franchise. Car la question des "droits" des personnes étrangères s'est le plus souvent résumé à en réduire la portée ou à rendre leur garantie de plus en plus complexe.

Ceux qui auraient pensé qu'un tel débat parlementaire, au moment d'une des crises migratoires les plus majeures de l'histoire de l'Union européenne, ait pu être influencé par la détresse de dizaines de milliers de réfugiés débarquant en Europe peuvent aller se rhabiller. Rien n'a été adopté qui aille dans le sens de mesures renforçant la solidarité.

Comme lors de la réforme du droit d'asile, qui a donné lieu l'an dernier à une nième loi encore plus dure que la précédente, c'est la logique de la forteresse qui l'emporte - et cela entre en résonance avec le document révélé par Statewatch et mis en lumière par Refletssur le recours croissant aux contrôles biométriques aux frontières.

Cet examen au Sénat a donné l'occasion à la majorité de droite d’alourdir encore plus la balance. La palme démago revient sans conteste à Natacha Bouchard, la maire de Calais qui gesticule depuis tant d'années pour se faire une place au chaud parmi les fans de Marine Le Pen.

Cazeneuve et Bouchard (AFP)

Elle est à l'origine d'un amendement vraiment tordu, finalement voté par la majorité sénatoriale avec la passivité du gouvernement. Il s'agit de modifier le code pénal pour protéger le tunnel sous la manche des hordes de migrants ! Son idée ? Punir de 7 ans de prison et de 100.000 € d'amende tout acte de "destruction, dégradation ou détérioration" si cela porte atteinte à "un point d’importance vitale pour la défense nationale ou un site sensible, dont l’indisponibilité risquerait de diminuer d’une façon importante le potentiel de guerre ou économique, la sécurité ou la capacité de survie de la Nation".

La sénatrice le dit clairement face à ses collègues en séance:

Cet amendement a pour objet de renforcer la gravité de certaines atteintes aux biens qui seraient préjudiciables à la défense ou à la sécurité économique, en cette période très difficile liée aux flux migratoires, laquelle ne va pas devenir plus calme.

Le tunnel sous la Manche subit, en particulier, régulièrement des attaques et des intrusions de la part de migrants qui mettent en danger les installations de cette infrastructure, reconnue d'importance vitale pour l'économie franco-britannique, mais n'entrant pas forcément dans le cadre des intérêts fondamentaux de la nation […].

Avec cette subtile modification, pénétrer dans le périmètre de sécurité du tunnel (comme ici début septembre) suffirait amplement à être considéré comme une menace sur "un site sensible dont l’indisponibilité risquerait de diminuer d’une façon importante le potentiel de guerre ou économique". Notez bien les mots employés : "potentiel de guerre ou économique". Rien de moins : les hordes de migrants mettent donc en danger la capacité de riposte française en cas de guerre ! Mais en guerre contre la Perfide Albion, ou contre ces mêmes réfugiés qui ne font que fuir d'autres guerres, bien réelles celles-là ?

Encore mieux : le code pénal prévoit déjà que ce crime monte à 10 ans ferme et 150 000 € si ces actes sont commis en groupe ("par plusieurs personnes agissant en qualité d'auteur ou de complice"). Cela veut dire, avec cet amendement Bouchard, que n'importe quel acte de dégradation qui se passe dans la zone d'Eurotunnel, même des actes mineurs (découper un grillage, ouvrir une brèche dans une tôle de chantier…), pourrait valoir à ses auteurs une peine de 10 ans ferme. Et pas besoin de se déplacer en meute déterminée, à deux aussi ça marche ("auteur ou de complice"). Il parait que la loi ne doit pas être "disproportionnée" pour être juste et efficace – la bonne blague !

Lors des discussions la secrétaire d'État Clotilde Valter (non, pas de l'immigration, mais de "la réforme de l’État et de la simplification"…) a bien tenté de contrer à cet amendement scélérat. Mais les arguments déployés en sont resté à la forme ("Le Conseil constitutionnel pourrait y voir là un cavalier législatif"), pas au fond. Mis au vote, cet amendement a donc été adopté grâce à la majorité de droite (devenu l'article 30 bis A du projet voté par le Sénat) – même s'il sera sans doute censuré comme contraire à la constitution dans quelques semaines.

Délit de refus biométrique : vive la triple peine!

Bouchard s'est offert une autre tribune à l'occasion de ce projet de loi. Elle a failli voler la vedette au gouvernement, qui a, pour le coup, innové dans le code pénal. Voilà la "triple peine" qui sanctionne de prison ferme tout étranger qui ferait obstacle à l'inquisition biométrique. Car c'est de ça dont il s'agit dans l'article 23 bis adopté par l'Assemblée, suite à un amendement du gouvernement qui n'a pas même été discuté en séance. Il institue un nouveau délit de "refus de fichage", à l'instar de ce qui existe depuis plus de dix ans pour rendre le "prélèvement biologique" et le fichage ADN obligatoire – tout en laissant entendre, perfidement, que la personne aurait le choix d'accepter ou de refuser que sa salive alimente le Fichier national des empreintes génétiques (FNAEG); le "refus de prélèvement" étant donc un délit pénal et continu (pouvant même persister même si le délit ayant conduit au prévenu de se voir fiché a obtenu non-lieu ou relaxe).

Article 23 bis

Le deuxième alinéa de l’article L. 611 3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile est complété par une phrase ainsi rédigée :

« Le refus de se soumettre à ces opérations est puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. »

Bref, quand on est étranger en France, que l'on cherche à obtenir (ou renouveler) un titre de séjour, ou que l'on soit arrêté pour "séjour irrégulier" et menacé d'expulsion, on doit céder ses empreintes digitales et son visage numérisé ; la procédure date des années 90, et le fichier central a, depuis, pris le nom d'ADGREF2 (on en parlait ici sur Reflets).

Triple peine, car une personne sans papiers en règle peut se retrouver en rétention (primo) et finir expulsé (secundo), et s'il refuse la biométrie on pourra le poursuivre, pour ce seul fait, de manière continue (tertio). Le gouvernement se justifie en expliquant que ce recensement biométrique est "une obligation européenne" et qu'elle "permet une action plus efficace en faveur du démantèlement des filières de l’immigration irrégulière" – et pour "garantir l’effectivité de ces dispositions" il fallait donc prévoir "les sanctions encourues pour l’étranger refusant de se soumettre à ces opérations".

C'est là que la bande à Bouchard entre en scène. L'amendement proposé sur ce nouvel article est de rendre obligatoire la prise d'empreintes ("doivent" et non "peuvent", comme le dit la loi pour l'instant). La sénatrice du Nord sous-titre son propos : "Cela permettra à la fois de gérer la situation de façon plus humaine [sic] et de pouvoir engager des poursuites à l’égard des auteurs d’actes délictueux."

Le problème, c'est que cet amendement ferait disparaître la fameuse disposition visant à punir le "refus de se soumettre aux opérations" biométriques. L'amendement Bouchard sera donc retoqué. Valter n'en a pas moins rappelé que "les empreintes digitales et les photographies sont des éléments d’identification indispensables", mais que "cependant, ces techniques sont soumises aux règles de protection de la vie privée. Le Conseil constitutionnel a habilité l’autorité administrative à y recourir, mais dans le cadre d’un examen au cas par cas de leur caractère nécessaire. Le recours systématique que vous proposez serait donc contraire à la jurisprudence constitutionnelle." Un simple détail pour la maire de Calais.

(source: AFP)

Les réfugiés sont des fraudeurs en puissance

Dans la même rubrique "surveiller et punir", l'article 25 de ce projet de loi, non modifié par l'Assemblée, concerne l'euphémisme "droit de communication". Il s'agit de permettre aux agents de l'Ofpra, qui instruisent les demandes de titres de séjour, de fouiner dans un maximum de bases de données – état civil, pôle emploi, aide sociale, sécurité sociale, établissements scolaires et d’enseignement supérieur, banques, fournisseurs d’énergie- télécoms-internet, établissements de santé publics et privés, greffes des tribunaux… – à la recherche d'indices pour d'éventuels fraudeurs… Sans que le secret professionnel – sauf le secret médical… – ne puisse s'y opposer.

Comme l'a rappelé la sénatrice EELV Éliane Assassi, d'après le Défenseur des droits (avis du 3 septembre - PDF) cet article 25 « est sans doute la disposition la plus contestable du texte en ce qu’elle atteste de la forte suspicion à l’égard des étrangers et constitue une atteinte disproportionnée aux libertés individuelles et au secret professionnel ».

Acharnement sur les mineurs étrangers isolés

Dans le même ordre d'idées, l'article 28 bis A créé un nouveau délit autour de l'utilisation de faux papiers ("le fait d’utiliser un document d’identité ou de voyage appartenant à un tiers") si l'étranger y a eu recours pour tenter d'obtenir un titre de séjour. Peines lourdes: 5 ans et 75.000€ d'amende. Et, bien entendu, cela passe à 7 ans et 100.000€ "lorsque ces infractions sont commises de manière habituelle". Bizarre, car le code pénal ne punit que d'un an de prison et 15.000€ le fait d'usurper l'identité d'un tiers. Pour les réfugiés en détresse, les peines sont donc 5 fois plus lourdes! Des sénateurs et sénatrices illuminées ont bien tenté de souligner cette aberration, notamment "à l’égard des jeunes étrangers isolés". "Dans les faits, indique le communiste Christian Favier, ce délit pourrait être constitué lorsque ces jeunes entrent en France après avoir fait des demandes de visa sous une autre identité ou après avoir indiqué, par exemple en Italie ou en Espagne, être majeurs, afin d’être autorisés à poursuivre leur trajet."

La sous-ministre Valter, bombardée pour l'occasion cheftaine de la police de l'immigration, n'y voit rien à redire. Inflexible: "il est inopportun de permettre à des personnes d’entrer sur le territoire ou de s’y maintenir en utilisant des documents d’identité appartenant à des tiers. Cette suppression [de la mesure] affaiblirait incontestablement un axe important de notre politique, à savoir la lutte que nous menons avec détermination contre les filières d’immigration clandestine." Toujours la même rengaine : pour gagner face aux "passeurs", "trafiquants d'êtres humains" ou autres "mafieux de l’immigration", on criminalise la personne, le réfugié ou l'exilé, victime à la fois des mêmes passeurs et des cerbères de la Forteresse Europe. Déplorable.

Enfin, le recours aux scandaleux "tests osseux" pour déterminer d'âge d'une personne en demande d'asile ou de titre de séjour, a été maintenu par le Sénat. Comme si les réfugiés mineurs mentaient sciemment sur leur âge pour bénéficier d'une meilleure protection. Ces techniques humiliantes – et scientifiquement très peu fiables – sont pourtant interdites dans de nombreux pays et dénoncées par les ONG depuis des années, comme cela a été rappelé début octobre.  Une pétition pour les éradiquer a recueilli 13.000 signatures il y a quelques mois. Une quarteron de sénateurs a encore tenté de proposer un amendement pour les supprimer définitivement des procédures d'immigration. Comme l'ont rappelé les ONG, "sur la base de ces tests aux résultats incertains, ce sont des dizaines de jeunes, garçons et filles, qui, accusés d’avoir menti sur leur âge, ont été condamnés à des peines de prison et à des dédommagements de dizaines voire de centaines de milliers d’euros à verser à l’aide sociale à l’enfance (ASE) qui les avait pris en charge" (lire ici des témoignages accablants sur ce que risquent les jeunes étrangers). Alors que ces tests ont des marges d'erreurs pouvant aller jusqu'à 2 ans!

Mais Clotilde Valter joue son rôle à la perfection:

Le recours à des tests médicaux présente l’intérêt de donner un âge approximatif fiable [faux, comme l'ont montré d'innombrables études sur la question!]. Mais, dans le cadre de l’appréciation des résultats, il faut tenir compte d’une marge d’erreur. En effet, il n’y a pas pour l’heure de certitude.

À ce stade du débat, le Gouvernement est à la fois défavorable à une interdiction pure et simple de la pratique des tests osseux, car cela le priverait d’un outil utile pour lutter contre les fraudes, et favorable à un encadrement de cette pratique. En outre, je tiens à insister sur le fait que cette méthode est autorisée par les directives européennes.

Le Gouvernement a déjà pris des mesures visant à encadrer cette pratique, et il souhaite qu’elles figurent dans la loi.

Il est question d'encadrer ces pratiques dans une proposition de loi relative à la protection de l’enfance (examen en cours), mais les ONG sont persuadées que c'est une diversion:

"L’interdiction des tests de maturation osseuse […] a été proposée par des députés PS et EELV lors de l’examen [de cette proposition de loi], mais leurs amendements n’ont pas été retenus. Au contraire, le gouvernement a fait adopter un amendement, déposé en dernière minute et défendu par Laurence Rossignol, inscrivant dans la loi cette pratique aux conséquences dramatiques pour les jeunes concernés : exclusion de toute prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance, mise à la rue immédiate, interruption de la scolarité ou de la formation en cours, impossibilité de régularisation sans secours ni protection d’aucune sorte et sans titre de séjour."

Cette loi honteuse sur l'immigration sera sans doute adoptée telle quelle par la dernière navette, une commission mixte Assemblée/Sénat qui se réunira en décembre prochain.

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