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par Timothée de Rauglaudre

Violences sexuelles dans l’Église : la déflagration

La commission Sauvé a remis son rapport aux évêques : 330 000 victimes mineures depuis 1950

La commission indépendante chargée il y a deux ans et demi de faire la lumière sur les violences sexuelles dans l’Église catholique présentait mardi 5 octobre son rapport, très attendu. Un moment marqué par l’émotion et la sidération devant l’ampleur du phénomène : pas moins de 330 000 victimes mineures depuis 1950.

Une parole enfin entendue

Déflagration (n.f.) : « Combustion vive d'un corps » (Robert en ligne). Le terme, souvent revenu dans les médias et sur les réseaux sociaux, décrit assez bien l’état de sidération dans lequel se sont trouvés les catholiques de France, et au-delà, en assistant ce mardi 5 octobre au matin à la présentation du rapport de la commission Sauvé que nous évoquions vendredi dernier. Baptisée plus précisément Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église (CIASE), cette instance composée de 22 membres bénévoles - des experts reconnus dans leur domaine, de l’histoire à la psychologie en passant par la théologie - a travaillé pendant deux ans et demi, à la demande de l’institution catholique, après les révélations successives sur les violences pédocriminelles couvertes par l’Église. Son président, un fidèle catholique, n’est autre que le vice-président du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé. La conférence de presse, retransmise en direct sur la chaîne de télévision KTO, a été ouverte par Alice Casagrande, spécialiste de la maltraitance des enfants, qui a raconté des bouts d’échanges entre les membres de la commission de certaines victimes auditionnées.

Mais l’intervention la plus marquante restera sans doute celle de François Devaux, toute première victime interrogée par la CIASE. « Rares sont les moments de vérité si traumatisants et si prégnants », a souligné le cofondateur de l’association La Parole libérée (dissoute depuis mars dernier), agressé à l’âge de dix ans par le père Bernard Preynat. L’aumônier scout a été condamné en janvier 2020 à cinq ans de prison ferme pour avoir agressé de nombreux mineurs. Une affaire devenue emblématique des violences sexuelles dans l’Église et de la complicité de la hiérarchie, adaptée sur grand écran en 2019 par François Ozon dans son film Grâce à Dieu.

“Vous devez payer pour tous ces crimes”

Après avoir décrit « l’enfer » dont revenaient les membres de la CIASE, la « fosse commune des âmes déchiquetées de l’Église », François Devaux a adopté un ton plus offensif face aux évêques silencieux. Il a dénoncé « la ruse, le mensonge, des compromis abjects, la sanction de ceux qui ont osé se révolter ». En somme, « la terrible mécanique systémique d'une institution qui dysfonctionne totalement ». « Vous devez payer pour tous ces crimes », a-t-il asséné, le regard franc, avant de répéter sa phrase en décomposant les mots : « _Vous. Devez. Payer. Pour. Tous. Ces. Crimes.”

Celui qui a demandé en 2016 son apostasie a enfin appelé à un « concile Vatican III » devant la tâche « abyssale » de la nécessaire réforme de l’Église, en référence au concile Vatican II qui s’est tenu de 1962 à 1965 et a acté des réformes majeures dans l’Église, sur le plan de sa liturgie mais aussi de son rapport aux autres religions, par exemple. Une revendication déjà portée par le journal catholique de gauche Témoignage chrétien… en 1962, alors que le concile Vatican II venait à peine de s’ouvrir.

330 000 victimes

La question qui était dans tous les esprits, celle des chiffres, a ensuite été abordée par Jean-Marc Sauvé, le président de la CIASE, qui a succédé à la tribune au fondateur de La Parole libérée. « Ces personnes étaient victimes, elles sont devenues témoins et, en ce sens, acteurs de la vérité », a déclaré le haut fonctionnaire en guise d’introduction. Avant de livrer ce chiffre vertigineux : d’après les estimations de la commission, 216 000 personnes encore en vie ont été « sexuellement agressées pendant leur minorité par des clercs, des religieux ou des religieuses » catholiques depuis 1950. Ce chiffre grimpe à 330 000 si l’on ajoute les laïcs ayant des responsabilités dans l’institution. Des victimes à 80 % de sexe masculin. « Par leur ampleur, les chiffres sont accablants », a commenté Jean-Marc Sauvé. Du côté des agresseurs, entre 2,5 et 2,8% des prêtres et religieux de sexe masculin se seraient rendus coupables de violences sexuelles. L’Église catholique est ainsi, après les cercles familiaux et amicaux, le deuxième milieu où se produisent le plus de violences sexuelles, devant l’école ou le sport.

La commission a aussi mené un important travail de recherche historique, pour tenter de comprendre comment l’Église avait pu couvrir si longtemps, de manière systémique, les prêtres coupables de violences sexuelles. « L'Église a mené pendant un peu plus de vingt ans une politique de prise en charge interne de prêtres défaillants ou à problèmes, a expliqué Jean-Marc Sauvé. Elle visait à protéger l'institution et tenter de maintenir les prêtres défaillants dans le sacerdoce ». Au début des années 1990, le Secours sacerdotal, qui visait à « soigner » les prêtres pédophiles - mais aussi homosexuels, dans une confusion largement partagée par la société à l'époque, comme l’a rappelé le président de la CIASE -, a disparu et l'Église n'a plus eu de « politique » sur la question, laissant les victimes seules face à l’« indifférence ». Si les abus ont tendanciellement baissé à partir des années 1970 - battant en brèche le mythe entretenu par certains catholiques conservateurs selon lequel ils seraient le fait de la culture permissive de Mai 68 -, ils se sont poursuivis : « Il faut se départir de l’idée que les violences sexuelles dans l’Église ont été éradiquées et que le problème est derrière nous. Il subsiste. »

“Identification du prêtre au Christ”

Dans son rapport, la CIASE a formulé pas moins de 45 recommandations à destination des évêques français, la première consistant à « reconnaître la responsabilité de l'Église dans ce qui s'est passé, depuis les origines ». La commission ne se prononce pas en revanche, pour l’allongement des délais de prescription, au profit d’une reconnaissance par l’institution religieuse du statut des victimes lorsque les faits sont prescrits. « La vérité judiciaire, on le sait, ne fait pas toujours bon ménage avec la vérité tout court », a développé Jean-Marc Sauvé. Celui-ci a aussi évoqué l’épineuse question de l’indemnisation financière des victimes, qui devraient être individualisée, selon la commission.

La CIASE, qui compte parmi ses membres plusieurs théologiens, n’a pas hésité à aborder des questions de théologie ou d’ecclésiologie qui seraient à l’origine d’une certaine justification des violences sexuelles commises, à l’instar de « l'identification du prêtre au Christ », de la traduction du devoir d'obéissance en « soumission absolue » ou encore des « dévoiements de la théologie des charismes ». Des constats qui résonnent avec la dénonciation récurrente par le pape François du « cléricalisme », matrice d’après lui de biens des abus.

Vers la “rédemption” ?

À l’issue de sa longue présentation, Jean-Marc Sauvé a invité sur l’estrade Monseigneur Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France, et la sœur dominicaine Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieuses et religieux de France, pour leur remettre en mains propres l’épais rapport à la couverture verte, sobrement intitulé « De victime à témoin ». « Nous recevons l'amère lumière du rapport de la CIASE comme une exigence de Dieu », a réagi, l’air grave, Éric de Moulins-Beaufort, avant de céder la parole à Véronique Margron.

« Monsieur le président, peut-on bien recevoir un désastre ? » a questionné la religieuse, avant de dérouler son discours magistral, parsemé de références littéraires, de Hannah Arendt au théologien Maurice Bellet, avant de laisser le mot de la fin à Georges Bernanos, s’exprimant devant ses étudiants brésiliens en décembre 1944 : « L’espérance est une détermination héroïque de l’âme, et sa plus haute forme est le désespoir surmonté. » Réagissant quelques heures après au rapport de la CIASE, le pape François a exprimé son « immense chagrin » et sa « gratitude » envers les victimes, et a appelé l’Église de France à s’engager sur la « voie de la rédemption ». Le chantier est colossal.

Et en plus, vous vous trompez...

Vendredi dernier, Reflets publiait un article avec les grandes tendances chiffrées du rapport de la CIASE. Nous parlions de plus de 100.000 victimes alors que les premier chiffres évoqués au début de la mission portaient sur 10.000 victimes. Plus de dix fois les chiffres initiaux. Nous évoquions également le fait qu'il y a trois fois plus d'agressions sexuelles commises dans l’Église que dans l’Éducation nationale.

Nous avons ensuite contacté la Conférence des évêques de France pour tenter de comprendre ces chiffres et ce qu'ils disent de l'institution. Assez logiquement, la CEF a souhaité ne pas les commenter et laisser Jean-Marc Sauvé les dévoiler.

Mais Karine Dalle, secrétaire générale adjointe et directrice de la communication de la Conférence des évêques, nous a toutefois asséné que le chiffre que nous donnions était faux. Et nous a fait une petite leçon pour nous expliquer, en résumé, que nous volions un moment aux victime et cela au nom du buzz et du clic. Même discours dans une association de victimes.

Nous avons écrit plus de 100.000, et nous étions en effet loin du compte. Le chiffre que nous avancions était déjà, pour nous tout au moins, une aberration, une déflagration, un chiffre impossible à entendre. Le nombre évoqué par Jean-Marc Sauvé laisse l'auditeur interdit par son ampleur. Quel intérêt de contester ce chiffre de plus de 100.000 alors qu'il est 300.000 ? Mystère.

Quant au clic et au buzz, les lecteurs de Reflets savent que c'est probablement le dernier de nos soucis. Rappelons qu'il n'y a aucun tracking sur ce site. Nous ne savons pas d'où viennent nos lecteurs, nous n'avons aucun programme marketing de « transformation des leads » pour convertir des gens harponnés sur les réseaux sociaux en abonnés, ou quoi que ce soit de ce genre. Nous sommes des artisans de l'information et pensons que la presse a un rôle sociétal qu'elle a trop souvent oublié. Elle doit offrir à ses lecteurs des clefs pour leur permettre de faire des choix éclairés. Raconter ce que la CIASE a découvert, fait, selon nous, partie de ce rôle sociétal.

Antoine Champagne

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