Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Eric Bouliere

Vaccination des plus de 75 ans: acte 2

Inauguration en grande pompe du vaccinodrome de La Rochelle

Des infirmières, des médecins, le maire et ses adjoints, le directeur départemental de l'ARS, le représentant du préfet de Charente-Maritime, il y avait une grosse agitation ce soir-là sur la scène du nouveau théâtre vaccinal Rochelais. Résumé de cette avant-première…

Centre de vaccination

Le lundi 18 janvier débutait la campagne de vaccination des plus de 75 ans. Sur place, nous avions constaté que le petit centre municipal dédié à cet effet avait été pris d'assaut par une partie des 18.000 personnes concernées. Les trois coups viennent d'être frappés ce vendredi soir à la Rochelle: le lundi 25 janvier débutera la -grande- campagne de vaccination! La nuance est de taille en ce qui concerne les locaux, la différence sera d'importance en termes de nombre de personnes vaccinées. On y prévoit d'effectuer 142 vaccinations au premier jour, pour en compter 668 en fin de semaine (contre une cinquantaine/jour sur l'ex-site). Et afin d'accueillir au mieux cette large population, la municipalité s'est équipée d'un vaccinodrome de luxe. Il s'agit ni plus ni moins de la grande salle d'exposition et de conférence de l'Espace Encan. Un hall d'entrée somptueux, de larges allées végétalisées, de confortables box d'accueil du public, un téléviseur grand écran pour patienter, tout parait prévu pour piquer chic, vite et bien.

Grand, beau, et vide: il ne manque que les vaccinés pour donner de la vie à l'image
Grand, beau, et vide: il ne manque que les vaccinés pour donner de la vie à l'image

Comment ne pas se réjouir de la tenue d'une aussi belle soirée où tant de hauts responsables allaient enfin pouvoir répondre aux si nombreuses questions que tout le monde se pose. Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, une visite guidée des lieux s'imposait. Conviés à l'événement, quelques journalistes furent conduits à admirer la beauté des lieux. A commencer par les cuisines, dont les réfrigérateurs se sont transformés en point d'intérêt géographique. Ces frigos où s'entassent d'ordinaire les petits fours des soirées mondaines, se destinent désormais à maintenir à température les flacons de solutions vaccinales en provenance des super-congélateurs de l'Hôpital voisin. Après quelques Ohh et quelques Ahh de circonstance, la visite peut continuer. Il va sans dire que les soignants trouveront ici un local et du matériel à hauteur de leur espérance. Le décor est léché, jusqu'à cette petite table de travail ou trônent plusieurs accessoires: une bouteille de gel hydro alcoolique, des compresses, une boite de sérum physiologique non injectable, un plateau à instruments médicaux en inox, des bordereaux de relevé de température de conservation des doses de vaccins, une fiche de suivi journalier des vaccinations… Bref, rien ne manque sinon une ou deux seringues pour faire plus vrai encore.

Tout est prêt, les frigos, les accessoires, les bordereaux de relevés de température....
Tout est prêt, les frigos, les accessoires, les bordereaux de relevés de température....

C'est grand chez vous…

Chemin faisant j'apprends qu'il sera possible de faire fonctionner ce centre avec quinze -lignes médicalisées-. Il faut savoir qu'une ligne est obligatoirement constituée d'un médecin chargé de recevoir les patients et de deux infirmières destinées à piquer ou à contrôler d'éventuelles réactions allergiques. Cela ferait donc 45 soignants œuvrant simultanément pour la bonne cause et sur le même pont. Cette info, apparemment un tantinet optimiste, sera infirmée quelques minutes plus tard par la directrice du centre. Nous passons alors de 15 lignes potentiellement envisageables à 4 lignes effectives, soit 12 personnels soignants seulement. Bon, OK, c'est toujours ça, mais nous avons décidément un grave problème avec les chiffres ces derniers temps.

A chacun son box, le médecin questionne, l'infirmière pique
A chacun son box, le médecin questionne, l'infirmière pique

Au suivant!

C'est donc de box médecin en box infirmière que la petite troupe déambule joyeusement dans la grande salle de vaccination. Puis vient le moment où la doctoresse et directrice en titre du centre de vaccination vient à conclure la visite d'une petite allocution rapide. Le scénario semble parfaitement écrit et le casting serait riche, nous dit-elle, de 80 médecins volontaires et de 30 infirmières, tous prêts à venir prêter main forte si le besoin s'en faisait sentir. Ces dernières furent choisies parmi les libérales de la profession et elles seront rémunérées à la vacation (220 € pour 4 heures et 55 € l'heure suivante).

Le jeu consiste a passer de cellule en cellule sans se perdre...
Le jeu consiste a passer de cellule en cellule sans se perdre...

S'ensuivra un bref discours d'encouragement du maire, suivi de l'acquiescement appuyé de M. Molager, le secrétaire général de la préfecture. La séance de questions-réponses pouvait enfin commencer. Du moins le croyais-je tant ce petit monde se félicitait d'un avenir vaccinatoire radieux. Mais avant de poursuivre, un détail cependant, car pour piquer heureux, la directrice du centre souhaite piquer caché : elle nous fait soudainement part de son souhait d'exclure la presse lors des premières heures d'ouverture du centre. Elle assume cette décision qui lui est toute personnelle, et avoue qu'elle redoute que des regards extérieurs puissent venir contrarier le bon déroulé des opérations.

Soudain le temps se gâte du coté de la liberté  de regard
Soudain le temps se gâte du coté de la liberté de regard

Je n'en demeure pas moins convaincu que là n'est pas le meilleur moyen d'éviter les inquiétudes et autres scénarios complotistes en tout genre. Et puis enfin, quand même, interdire à la presse de faire son boulot, ce serait comme interdire à une infirmière d'avoir du matériel adapté. Et justement, qu'en est-il des seringues?

Volume mort et aiguilles serties

Profitant de la présence d'une infirmière je cherche à approfondir mes connaissances sur une affaire qui fait actuellement débat : le nombre réel de doses de vaccins à soutirer par flacons. En effet selon l'art et la manière, ou le type de seringue utilisée, il s'avère possible de réaliser plus ou moins 5 ou 6 vaccins. Exprimant son naturel droit de réserve, elle m'indiquera cependant ne pas s'arrêter à ce genre de soucis. Elle argumentera qu'une seringue est une seringue et que les soignants sont en capacité de préparer autant de doses que leur hiérarchie le décidera. Et ce, sans même devoir discourir plus longuement sur le type de matériel mis à leur disposition. Sur le même sujet, d'autres interlocuteurs ne seront visiblement pas au courant de cette affaire d'aiguilles serties et de volume mort La définition des pompes à sérum parait soudain aussi non essentielle qu'un commerce de proximité. Etrange, après dehors la presse, voici que pour la seconde fois un avis très personnel, (ce qu'on appelle parfois la démerde) vient de prendre le pas sur des directives très officielles et très unanimement concertées. C'est à ce moment que je décide alors de revenir admirer les belles cuisines…

Affichage restreint.

C'est alors que je découvre ce qui n'était pas encore affiché à mon précédent passage en cuisine. Négligemment scotchée au mur, comme une banale note de service, je prends connaissance d'un texte émanant du Ministère de la santé et du centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (CORRUSS).

Une information à diffusion restreinte loin d'être inocente...
Une information à diffusion restreinte loin d'être inocente...

Signée de la main du directeur général de la santé, Jérôme Salomon et frappée de la mention -distribution restreinte-, cette note interne vise à informer précisément les praticiens sur la façon d'obtenir un 6e vaccin supplémentaire. Cette directive ministérielle échappe aux circonvolutions d'un verbiage Vidalesque et il s'avère aisé d'en comprendre la teneur: "Afin d'extraire 6 doses d'un même flacon, des seringues et/ou aiguilles à faible volume mort doivent être utilisées. La combinaison de la seringue et de l'aiguille doit avoir un volume mort ne dépassant pas 35 microlitres."

Et là, quoi qu'on en dise et quoi qu'on en pense, il s'agit bien d'une recommandation à portée nationale échappant à toute perception individuelle sur la façon de voir ou de faire les choses. Contre toute attente et alors que cette affaire risque de porter à conséquence sur le nombre de flacons à commander ultérieurement, l'écho de cette indication ministérielle ne semble pas encore avoir raisonné dans tous les couloirs des centres de vaccination.

Le nombre dort…

Toujours est-il que face à l'enthousiasme général et grâce à l'ouverture d'esprit de tous ces hauts responsables, on pouvait légitimement espérer pouvoir poser autant de bonnes questions censées recevoir autant de réponses circonstanciées. Et la première, du moins celle que chaque Français se pose actuellement : combien avons-nous réellement de vaccins en stock à l'instant T. Hélas, une fois de plus, cette question sera jugée arbitraire et contraire à toute réflexion éclairée, considérée comme une question vide de sens, une question bête en somme. Voilà c'est bien cela, j'ai posé une question bête. Et c'est d'autant plus bête, que tous ces élus à la tête bien faite avaient sous le coude un lot de réponses bien faites.

Nos questions, leurs réponses

Vous trouverez ci-dessous les réponses, très fidèlement retranscrites, de ces deux personnalités fortes de la soirée qui ont bien voulu éclairer ma lanterne. Il s'agit bien sûr par ordre d'apparition à l'écran de:

Pierre Molager. Secrétaire général du préfet de Charente-Maritime

Eric Morival. Directeur départemental de L'ARS nouvelle Aquitaine

Deux poids-lourds locaux: à gauche Pierre Molager de la préfecture, à droite Eric Morival de l'ARS
Deux poids-lourds locaux: à gauche Pierre Molager de la préfecture, à droite Eric Morival de l'ARS

Monsieur Molager, combien de doses possédons nous à la Rochelle, dans le département et dans la région. La préfecture est-elle au courant?

P. Molager, hilare, se tourne vers M. Morival qui semble davantage entendre la question.

E. Morival: "Nous avons grosso-modo 10 000 doses dans le département"

Le numéro 2 de la préfecture reprend aussitôt la main.

P. Molager: "Mais, attendez monsieur, comment dire, ne créons pas de sujet là où il y en a pas, on est… si vous voulez, on a 10 000 doses aujourd'hui, on a des réassorts, à des échéances qui sont régulières ou qui ne le sont pas, donc la vérité… si vous voulez le chiffre du jour n'est pas le chiffre du lendemain. Ce qu'il faut qu'on soit capable de faire, c'est d'assurer au centre, la capacité, comment dire, à inviter assez de gens à se faire vacciner, et pas trop. Donc, voilà, il n'y a pas de sujet, il n'y a pas d'embarras sur la question des doses"

Je commence à mesurer combien ma question était sotte et j'écoute avec attention ce point presse improvisé sur la situation du Covid dans le monde.

P. Molager: "il y a un producteur mondial aujourd'hui, il y en aura deux ou trois, qui livre progressivement. On est sur un système qui monte en puissance, on démarre petit parce qu'on commence à avoir des petites doses, on va monter, il faut, il faut, qu'en permanence on régule, ce que disait le directeur de l'ARS, pour ne pas avoir, ou des centres qui fonctionneraient sans rendez-vous, ou qui n'auraient pas de personnes à faire vacciner, ou des gens qui viendraient alors qu'il n'y a pas de doses, c'est une question de régulation qui se met en place, il n'y a pas d'embarras, ni de sujet"

A question bête, esprit têtu, j'insiste: 10000 doses pour le département, et donc pour la région?

M. Molager , toujours en joie, redonne la parole à l'ARS…

E. Morival: "Je n'ai pas les chiffres en tête, je n'ai pas révisé avant de venir, je ne sais pas. Je ne vais pas vous dire des bêtises je préfère vérifier.

Oui, effectivement, je pense aussi que c'est la meilleure façon de faire.

P. Molager: En tout cas, ce que l'on fait, il y a des gens qui sont invités à venir, voilà, quand on convoquera les gens on aura les vaccins…"

Oui, effectivement, je pense aussi que c'est la meilleure façon de faire.

E. Morival: "Le principe c'est une montée en puissance, mais surtout, qu'une personne qui est invitée à se faire vacciner puisse avoir son vaccin, c'est ça, on est vraiment la dessus."

Oui, effectivement, je pense aussi que c'est la meilleure façon de faire.

Mais montons en puissance au niveau des questions bêtes: Le 21 janvier au matin Olivier Veran auditionné par le sénat déclarait pouvoir vacciner 15 millions de personnes, le soir même au 20 h de France 2, il prédisait que 43 millions de personnes le seront au mois de juin. Est-ce que…

Impossible de finir ma phrase, M. Molager me rappelle aussitôt au savoir du bien se tenir de l'ordre des journalistes de préfecture.

P. Molager: "Monsieur, ne demandez pas à un agent de l'Etat de commenter une déclaration du ministre, voilà, par principe, non, non…"

Mais vous pouvez comprendre que cela puisse paraitre étonnant?

P. Molager: "oui… enfin je comprends… je ne commente pas par principe les décisions de ministre."

Est-ce que le directeur de l'ARS peut, lui, les commenter

P. Molager: "Encore moins!"

E. Morival: "Ce que je peux vous dire simplement c'est que quand vous regardez le calendrier qui est prévu, on est effectivement sur un phasage avec des publics prioritaires, donc la cible, elle, reste toujours la même, d'ailleurs elle avait été fixée par le président de la République, c'était effectivement à l'été, on est bien, on est dans le trait, alors après, on est lié aux vicissitudes du fournisseur, cela a été dit, Pfizer à des lenteurs"

Ah les vicissitudes des labos, un sacré tracas. Si encore il était possible de connaître le nombre de doses disponibles à La Rochelle, dans le département et dans la région pour y voir plus clair. Mais non justement.

Autre point sensible: au niveau des seringues vous les avez, vous ne les avez pas?

E. Morival: "Oui, oui, les seringues elles sont livrées en même temps que les vaccins"

La possibilité de faire 6 doses au lieu de cinq dans un seul flacon ne vous a pas étonné?

E. Morival: "Six doses dans un flacon c'est pas forcément évident lorsque vous avez des gens qui viennent donner un coup de main pour aider et dont ce n'est pas la pratique habituelle, donc effectivement dans ces cas là, on donne des seringues qui vont être d'un usage beaucoup plus commode, et c'est ce qui est prévu (cf. le menu en cuisine) mais comme vous l'a dit M. Molager, vous voyez bien, les choses montent en puissance progressivement, et depuis plusieurs mois on s'adapte, on s'adapte, mais on avance."

Fin de la pièce

Applaudissements nourris, tombé de rideau, et hop, évacuation de la salle. Pour tout vous dire, si l'affiche était alléchante, le spectacle n'était pas vraiment à la hauteur de l'actualité. M. le maire lui même m'est apparu moins brillant qu'à l'accoutumée; cette démonstration de force en avant première ne paraissait guère emporter son adhésion. Au final, pourquoi avoir convié la presse pour n'en dire que si peu sur l'essentiel, et surtout pas davantage sur des informations qui concernent à l'évidence l'ensemble de la population.

N'était-ce alors qu'une simple réunion de chantier destiner à s'enorgueillir de ces quelques cloisons mobiles dressées là comme pour un festival de la bande dessinée? Ou bien fallait-il que la presse fasse battage et témoigne de ce non évènement architectural. Une posture moins théâtrale et un discours moins convenu auraient été nettement plus bénéfiques pour tous. Les élus auraient pu parler vrai, de sorte que la presse puisse informer utile, afin que les Rochelais se fassent une vision précise des efforts réalisés dans leur ville, leur département ou leur région. Mais non. Alors que chacun cherche à savoir et que les débats en tout genre font rage aux quatre coins de l'hexagone, qu'avons nous réellement appris durant cette soirée ?

Un, que la presse n'aura pas le droit de cité durant les premières heures de fonctionnement du centre de vaccination.

Deux, qu'en dépit de textes récents et très officiels, on peut ici faire 5, 6, voir 7 vaccins avec une pelle ou un arrosoir et que les prescriptions du CORRUSS valent autant qu'un pipi de pangolin.

Trois, que le fait de vouloir connaître le nombre exact de vaccins disponibles relevait de l'affront ou d'un esprit fantasque.

Quatre, qu'une campagne de vaccination des plus de 75 ans ne peut-être ni sujette à caution, ni prétexte à s'embarrasser ouvertement d'interrogations intempestives.

Bref, on avance, on monte en puissance, on est fort, et vive le stade Rochelais: 15 cas de Covid dans l'équipe mise en quarantaine, mais 40-3 contre Bayonne lors du dernier match. On a gagnéééééé!

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