Journal d'investigation en ligne
par Joël Auster

Racket pénitentiaire

Les détenus payent tout bien plus cher que Darmanin

Le ministre de la Justice veut facturer aux personnes emprisonnées des « frais d’incarcération ». Mais la prison se paie déjà sur le dos des détenus, qui consomment à des tarifs prohibitifs et travaillent à des salaires au rabais.

Cabines téléphoniques dans une prison française - OIP/CGLPL - D.R.
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Faire payer les personnes détenues pour vivre en prison ? Gérald Darmanin, qui cumule les effets d'annonce sur le sujet, s’est surpassé fin avril sur le plateau du 20h de TF1 :

« Jusqu’à 2003, les détenus participaient aux frais d’incarcération. Comme il y a un forfait hospitalier, il y avait un forfait de présence dans la prison. Je vais rétablir ces frais d’incarcération. (…) Nous allons travailler ensemble pour que ce soit un montant qui soit symbolique, mais important pour qu’on arrête avec une sorte de laxisme qui existe dans nos prisons françaises. (…) La somme récoltée ira directement à l’amélioration [des conditions de travail des surveillants]. »

Le ministre assimile donc la prison à une prestation hôtelière et reprend le mythe du prisonnier « nourri, logé, blanchi ». « L’idée est aussi simple que brutale et consternante, tant ses auteurs semblent tout ignorer des parcours de vie des personnes détenues, principalement marqués du sceau de la précarité », tranche la branche française de l’Observatoire international des prisons (OIP). « Le ministre de la Justice poursuit sereinement son entreprise de démagogie carcérale ». Démago et mensonger, car cette taxe sur les « frais d’entretien » ne s’appliquait qu’à ceux ou celles qui avaient un emploi en prison, soit en gros 30 % de la population carcérale.

Les autorités estiment à 110€ par jour et par détenu le coût d’une incarcération par l'Administration pénitentiaire (AP). En 2002, un rapport sénatorial estimait à 200€ par mois le budget minimum pour vivre à peu près décemment sa détention. Vingt ans plus tard, selon Emmaüs-France et le Secours catholique dans une étude parue fin 2021, c’est plutôt entre 300 et 800€ par mois en moyenne, soit 18,3€ par jour. A ce compte-là, la participation des détenus s’élève déjà à 20 % de la facture.

« Je gagne 200 euros par mois en travaillant 35 heures par semaine, résume un témoin. Je dois payer le frigo et la TV. Les deux, c’est 20 euros environ. Plus ils prennent 20 euros pour les parties civiles. Je mets 20 euros dans [le téléphone] pour le mois. Il reste plus que 140 euros pour manger, les produits d’entretiens, les timbres, etc. Ça part vite ! ».

La prison est en effet un lieu de consommation particulier où le pouvoir d’achat des détenus, déjà ultra-précaire, est fortement sollicité, source de confiscations diverses et de surfacturations délétères. Petit florilège.

Imposés à la source

Le cash est interdit en détention, se faire prendre avec des espèces entraîne la confiscation immédiate au profit du Trésor public. Mais l’argent ruisselle grâce au « compte nominatif », sorte de porte-monnaie virtuel créé pour chacun dès sa mise sous écrou. Les éventuels salaires y sont versés, et les proches peuvent l’alimenter (par virements ou mandats postaux). Mais à partir d’un certain seuil de versement (200€, 400€, 600€), les sommes y sont taxés de 20% à 30% pour indemniser les parties civiles, même s’il arrive qu’aucune partie civile ne soit présente dans son dossier… Et puis l’AP a inventé l’épargne forcée : 10 % des sommes alimentent le « pécule de libération» que l’on touche à sa sortie de prison. C’est leur argent, mais les personnes détenues n’ont pas à donner leur consentement.

Bon de cantine du centre pénitentiaire de Réau (Seine-et-Marne) en 2011 - source Banpublic.org - (DR)
Bon de cantine du centre pénitentiaire de Réau (Seine-et-Marne) en 2011 - source Banpublic.org - (DR)

Épicerie de luxe bas de gamme

En prison, la « gamelle » (deux repas et une collation par jour) ne suffit pas. Chaque prison propose donc ce que Gérald Darmanin appelle sans doute le room service du prisonnier : la cantine. Une épicerie sur catalogue qui référence quelques centaines de produits plutôt bas de gamme, surtout alimentaires (café, boissons, laitages, produits frais), à des prix nettement plus élevés que dans une supérette de base, parfois deux ou trois fois plus (exemple, le bon de cantine de la prison de Nantes en 2017). On peut aussi cantiner des appareils (plaques de cuisson, radio-réveils, lecteurs de musique, consoles de jeux « non connectée »), à des prix trois ou quatre fois plus élevés. Et impossible de les acheter ailleurs ou de se les faire envoyer de l’extérieur.

Marges invisibles

Dans les établissements en « gestion déléguée » (privée), qui concerne environ 55% des détenus, les entreprises en charge des repas ou autres services sous-traités (Sodexo, Eurest, Elior, Themis) sont souvent celles qui gèrent aussi la cantine. Un accord de 2012 prévoit d’aligner les prix sur la grande surface la plus proche et de limiter les marges à 10 % du prix de gros. Mais l’opacité règne : aucune étude globale n’a été réalisée pour constater les écarts de prix réels des cantines en prison. L’émission Carapatage de Radio libertaire évoque des prisons qui font même payer les bons de commande, 10 ou 20 centimes le ticket de cantine… Mesure justifiée « pour lutter contre le gaspillage de papier » (sic).

Valse des étiquettes

Dans les prisons privées, les prix peuvent flamber lors d’un changement de prestataire : « 84% d’augmentation pour un ouvre-boite, 267% pour un coupe-ongle, 128% pour un seau en plastique, 191% pour un gant de toilette », remarque l’OIP. Et l’inflation flambe toujours plus en détention : en 2019 par exemple, elle était de +1,1 % dehors et de +7,1 % en prison. « On constate des écarts très marqués avec le taux d’inflation en France entière, comme en 2019 ou en 2020 où les écarts sont supérieurs à 5 points », constate une étude de la chancellerie de décembre 2023.

Inflation en prison - (DR)
Inflation en prison - (DR)

Locations de luxe

Le poste de TV a longtemps été le produit vache à lait en prison. Autour des années 2010, ça pouvait se chiffrer selon les endroits entre 23€ et 42€ par mois et par cellule. Depuis 2016, un prix plancher a été fixé à 14€/mois. On peut aussi louer une plaque de cuisson ou un frigo pour 7,50€/mois/cellule. Vous avez dit "blanchis" ? Laver son linge n’est pas un service gratuit : quand il existe une buanderie, comptez 1 à 2€ par machine.

Cabines téléphoniques dans une prison française - OIP/CGLPL - (DR)
Cabines téléphoniques dans une prison française - OIP/CGLPL - (DR)

Téléphoner, un droit entravé

Passer un coup de fil en prison a toujours coûté un bras. On parle ici du téléphone fixe, les smartphones y sont traqués et bannis. Depuis fin 2023, fini les point-phone collectifs, des combinés sont censées être installés dans chaque cellule. Les plus veinards ont même droit à la visiophonie. Mais avant de décrocher, il faut remplir d’innombrables conditions et fournir une liste de numéros « autorisés » (qui seront plus tard « écoutés » légalement). Dans un avis saignant de décembre 2024, la Contrôleuse des lieux de privation de liberté (CGLPL) dénonce des prix exorbitants, l’absence d’intimité, de nombreuses pannes qui mettent des mois à être traitées, et un régime d’autorisation trop complexe et restrictif : « Alors que le monde extérieur communique toujours plus, avec un matériel toujours plus innovant, les détenus se partagent l’accès à des téléphones souvent obsolètes, et extrêmement coûteux ».

Racket à la minute

L’opérateur Telio Communication, spécialiste de ce juteux business dans 20 pays et 650 prisons, est le prestataire exclusif de l’AP. Le contrat, révélé par France 2, est sournois : Telio installe à ses frais des téléphones dans 50.000 cellules, et en échange, open bar sur le prix des appels. Le forfait illimité n’existe pas, tout est facturé à la durée. Telio propose des forfaits mensuels à 10€ ou 40€, mais tout doit être dépensé dans les 30 jours, sinon c’est perdu. Sans forfait, selon la destination, ça va de 8 centimes à 1€ la minute ! L’OIP estime entre 70 et 110€ par mois le budget de 20 minutes d’appel quotidien vers des portables en métropole. Pour un seul appel de même durée vers des mobiles hors métropole, comptez minimum 25€. Ubuesque : en prison outre-mer, quand on veut appeler un proche dans le même territoire, l’appel passe par la métropole et il coûte trois fois plus cher que d’appeler à Paris. La visio ? Quand ça marche, c’est 6€ les 20 min.

Dépliant émanant des services pénitentiaires de Lyon, années 2000. - Credit : zelium.info (DR)
Dépliant émanant des services pénitentiaires de Lyon, années 2000. - Credit : zelium.info (DR)

Le Smic du taulard

Les détenus paient aussi en nature : leur force de travail. Le travail en prison ne concerne en gros que 30 % de la population carcérale. Les places sont chères, si bien que seuls les condamnés, pas les prévenus en attente de procès, peuvent espérer décrocher un poste. En prison, on parle de « classement » (embauche) ou de « déclassement » (licenciement). Sous réserve de multiples conditions, comme disposer d’un dossier disciplinaire irréprochable, il existe deux types de travail : - auxiliaire des services généraux (restauration, blanchisserie, entretien, bibliothèque, coiffure…) pour toucher entre 20 % et 33 % du salaire minimum (2,38 à 3,92€/h au taux actuel) ; - employé d’un atelier de production (confection ou emballage de produits divers…) encadré par des entreprises extérieures, pour un salaire horaire de 45 % du Smic (5,35€/h).

Pas de grève, pas de syndicats, salaires au rabais : tout bénef pour les entreprises. Il existe en gros 600 ateliers dans les prisons françaises, impliquant 350 donneurs d'ordre. Le CGLPL et les ONG déplorent que les taux horaires légaux n’aient jamais été vraiment respectés, au point d’avoir parfois atteint moins de 1€ de l’heure, selon cette enquête du journal satirique Zélium en 2018. On comprend pourquoi certaines marques se cachent derrière des sous-traitants. Créé en 2020, le label "PEPS" (produit en prison) n'a convaincu que 10 entreprises.

Cotisations confiscatoires

Le droit du travail ne s’applique pas "à l'intérieur". En revanche depuis 2022 un contrat d’emploi pénitentiaire (CEP) est censé réguler tout ça. Le CEP devait mettre fin aux cotisations fantômes, comme les congés payés qui ne sont jamais pris, les cotisations chômage, de retraite ou d’assurance maladie qui profitent rarement aux détenus. « Le CEP, c’est loin d’être au point  », explique à Reflets Alexandre Ciaudo, avocat au barreau de Dijon. « Dès qu’un détenu tombe malade, il est « déclassé » d’office pour inaptitude, c’est à dire viré et remplacé. » Et rien n’oblige l’employeur à le reprendre une fois rétabli.

Cadences carcérales

Le travail à la tâche ou à la pièce reste fréquent entre les murs. Des "patrons tauliers" promettent des primes qui récompensent les meilleurs cadences. « Dur, dur, le travail car les patrons des ateliers veulent du rendement », confirme une détenue de la prison de Caen dans une lettre publiée par le journal anticarcéral L’Envolée (n°60, août 2024). « Si tu fais pas le rendement, tu es viré. (…) Tu n’as pas le droit d’être absent ni d’être malade ni de prendre un RDV pendant ton travail. »

Précarisation, détention, paupérisation.

Les études montrent que l’incarcération concerne en majorité des personnes pauvres. Qui le seront davantage encore en sortant. Sans logement ou sans travail, une personne poursuivie sera plus souvent placée en détention provisoire avant son procès, et plus propice à être jugée en comparution immédiate, procédure connue pour enfermer plus systématiquement en cas de condamnation. Mais surtout, « qu’elles soient ou non précaires à l’entrée en détention, la prison appauvrit les personnes qui passent entre ses murs et plonge les plus démunies dans une extrême pauvreté » pointe l’étude Emmaüs-Secours catholique. Ajoutons aussi à ce florilège des charges collatérales à l’extérieur : « loyers, crédits, factures diverses, pensions alimentaires, dettes pénales et éventuellement famille sans ressources dont il faut subvenir aux besoins ». Se rendre au parloir pour visiter un proche en prison peut être source de longs et coûteux déplacements.

Récapitulons. Les personnes détenues paient donc énormément leur incarcération, tant en nature qu’en monnaie sonnante. Selon les statistiques officielles, être placé sous bracelet électronique à domicile coûte environ 10€ par mois à la pénitentiaire. L’ancien ministre du budget Gérald Darmanin sait ce qu’il lui reste à faire pour équilibrer les comptes : fermer les prisons et ordonner l’incarcération à la maison. Cela lui évitera de prochains arbitrages difficiles pour justifier les 300 millions d’euros nécessaires pour construire sa prison bunker en Guyane.

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