Journal d'investigation en ligne
par Julien Mucchielli

L’instruction de Darmanin contre les « activités ludiques » en prison attaquée au Conseil d’État

Ces activités servent un objectif de réinsertion, leur suppression ne fait que servir l'agenda politique d'extrême-droite

Des associations et syndicats ont déposé un recours pour excès de pouvoir, défendu lundi après-midi devant le Conseil d’État. Ils déplorent les effets délétères de l’interdiction d’activités qui ont pour but de favoriser la réinsertion des détenus, dans un contexte de surpopulation carcérale dramatique. Le rapporteur public n'a donné que partiellement raison aux requérants.

Le Conseil d'État - CC
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Le 1er février 2025, la maison d’arrêt de Toulouse-Seysse affichait un taux d’occupation de 216,9%, contre 158,9% en moyenne nationale dans les maisons d’arrêt. Elle fait partie des 18 établissements à dépasser les 200% de taux d’occupation, alors que 66 établissements ont un taux compris entre 150% et 200%. Quelque 42.000 personnes sont donc incarcérées dans des conditions dégradées, dont 4.490 dorment sur un matelas posé à même le sol. La population carcérale, toujours au 1er février, atteint 81.599 détenus pour 58.000 places environ, record absolu.

C’est dans ce contexte de surpopulation extrême et chronique qu’un atelier de soins du corps visant à aider les détenus à « retrouver une estime de soi », mené bénévolement par des élèves esthéticiennes, devait se tenir le 14 février. Concrètement, les détenus ont reçu des produits de base et des conseils, mais aucun soin de la part des intervenantes.

Soutien dynamique de la politique du Ministère de la justice, le syndicat FO Justice a étalé son indignation dans un tract au style tapageur et à la prose tendant à rappeler, en substance, que la prison ce n’est pas le Club Med, et qu'ils (les surveillants) sont ébahis que l’argent du contribuable serve à payer des massages crâniens aux meurtriers d’enfant. Sans recul ni discernement, la presse locale diffusa ladite indignation.

Et ce fut l’embrasement médiatique. Les médias Bolloré, bien aidés par le panurgisme des médias dits mainstream, s’interrogèrent à voix haute sur les « privilèges » dont les délinquants et criminels bénéficient alors qu’ils devraient expier leurs méfaits dans leurs cachots puant. Personne, dans un premier temps, ne remit en doute la version de FO Justice, ni ne s’interrogea sur les véritables motivations des surveillants pénitentiaires.

C’est alors que Gérald Darmanin entra en jeu : le 17 février, il annonce avoir pris la décision, par la voie d’une instruction, d’interdire toute activité « ludique ou provocante » en détention. Puis, la presse a fait son travail et rappelé que non, aucun massage n’a été offert aux détenus. Seuls des conseils ont été prodigués bénévolement par des étudiantes, dans le cadre de modules visant à retrouver une estime de soi, dans l’optique d’une réinsertion dans la société, de la personne condamnée.

Mais l’instruction du ministre avait déjà produit son effet, et ce ne sont pas que les conseils esthétiques qui furent annulés, mais des centaines d’activités dites «ludiques ou provocantes», dans une acception si large que cela comprenait le Yoga (publiquement dénigré par Gérald Darmanin), la méditation et toutes les thérapies dites non conventionnelles visant à gérer ses émotions et sa communication autrement que par la violence - activités jusque là soutenues par la direction de l’administration pénitentiaire mais subitement devenues « ludiques ou provocantes » par proclamation ministérielle.

Tout ce qui n’était pas strictement du domaine de l’éducatif ou de la formation fut banni, par peur de froisser la Chancellerie et de subir les représailles médiatiques des organes de propagandes d’extrême-droite qui semblent dicter à certains ministres leur agenda politique.

C’est dans ce contexte que l’Observatoire international des prisons (OIP), la Ligue des droits de l’homme et d’autres associations, auxquels s’est joint le syndicat CGT des conseillers d’insertion et de probation, ont déposé un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État, en vue d’annuler l’instruction du ministre de la justice en date du 19 février.

Dans des écritures de 40 pages, l’OIP et son avocat, Me Patrice Spinosi, ont d’abord rappelé que la communication de Gérald Darmanin a des conséquences délétères pour des personnes vivant déjà dans des conditions indignes (comme cela a été rappelé dans de multiples décisions de la cour européenne des droits de l’homme, voir notamment J.M.B.23 et autres c. France, 20 janv. 2020) : 122 activités annulées ou suspendues dans 65 établissements, décompte arrêté au 13 mars, au moment de l’introduction de la requête.

Ces activités, de l’équithérapie au baby-foot pensées et validées en amont, n’ont subitement été déclarées indésirables que par la seule volonté du ministre, au mépris du travail réalisé par les services d’insertion, professionnelle et associations impliquées dans ces activités.

Elles sont pourtant reconnues comme bénéfiques pour la réinsertion des personnes détenues par l’Unesco, la Cour nationale consultative des droits de l'homme, Emmaüs France, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté et la très islamo-gauchiste Cour des comptes.

Des activités aux vertus éducatives

Ces activités dites « ludiques », mais qui ont évidemment des vertus éducatives au sens large du terme, occupent le temps et l’esprit de personnes qui dans cela seraient livrées à elles-mêmes dans des 3 mètres carrés insalubres, 22 heures sur 24, voire plus, certains préférants ne pas sortir dans des cours de promenades dangereuses et sous dimensionnées. « L’instruction litigieuse vient donc restreindre – de façon parfaitement injustifiée – une offre d’activité déjà très insuffisante en détention, au préjudice évident de l’ensemble des personnes détenues », écrivent les requérants.

Cette instruction ajoute à l’indignité de la détention de dizaines de milliers de personnes, contribuant à leur rendre les conditions de vie plus difficiles encore, dans ces lieux insalubres et surpeuplés.

Il a en effet déjà été reconnu par la CEDH que le confinement en cellule l’essentiel de la journée était un facteur aggravant des conditions de détention (István Gábor Kovács c. Hongrie, 17 janv. 2012). Elle nuit en outre à l’objectif de réinsertion des détenus, inscrit dans la loi, qui fait obligation à l’établissement de proposer au moins une activité aux personnes condamnées.

L’audience s’est tenue dans la salle du contentieux, la plus grande de la haute juridiction administrative, lundi 5 mai à 14h. Le rapporteur public a lu publiquement ses conclusions. Il a débuté en reprenant à son compte, mot pour mot, une phrase contenue dans le mémoire en défense du Ministère - non représenté à l’audience. « L’idée qu’une activité de soin du visage puisse être programmée a provoqué un certain émoi dans l’opinion », a-t-il entamé.

Qu'est-ce qu'une activité « provocante » ?

Le rôle du rapporteur public est d’éclairer la juridiction de jugement en fournissant un avis, une analyse au vu de droit en vigueur, du cas d’espèce à trancher. Il est le plus souvent suivi par les juges.

S’il a estimé que le terme ludique posait problème, puisque toute activité socio-culturelle, éducative, artistique, pouvait contenir un caractère ludique et qu’il n’était pas question d’interdire l’apprentissage par le jeu, il n’a pas vu d’inconvénient à ce que l’instruction de Gérald Darmanin interdise les activités « provocantes ». Il s’est justifié ainsi : « On peut très bien concevoir ce que pourrait avoir de provoquant pour les victimes la participation de détenus pour des infractions liées au code de la route à des activités de karting. » Il fait référence à une activité dénommée Kohlantess, organisée à l’été 2022 à la prison de Fresnes, à l’initiative des détenus et des surveillant pénitentiaires (probablement pas encarté à FO).

Me Patrice Spinosi, pour les requérants, a alors demandé : « Qu’est-ce que c’est une activité en détention qui a un caractère provoquant ? Une activité qui porterait atteinte à la dignité des victimes ? Qu’est-ce que c’est ? Est ce que des concours de breakdance, des médiations équines, des activités de méditation, des activités de billard, de baby-foot sont susceptibles de porter atteinte à la dignité des victimes ? »

Le risque de cette notion éminemment subjective, jaillie du plan de communication du ministre, est qu’elle soit exclusivement brandie par opportunisme politique, au cas par cas, pour servir des intérêts populistes.

Les conséquences ? « Si vous maintenez ce terme, les directeurs d’établissement ne prendront pas de risque et interdiront de nombreuses activités qui pourraient être considérées ainsi par une certaine frange de la population », a conclu l’avocat.


Edit du 19 mai 2025 :

La décision a été rendue le 19 mai 2025. Le Conseil d'État annule l’interdiction par principe de toute activité à caractère « ludique » car elle est contraire au code pénitentiaire.

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