Journal d'investigation en ligne
par Antoine Champagne - kitetoa

Procès du financement libyen : le moment Amesys

Nicolas Sarkozy et Claude Guéant livrent une histoire abracadabrantesque

La troisième semaine du procès dit du financement libyen a permis d'explorer le contrat Amesys ayant permis l'interception du trafic Internet de tous les libyens. Cette vente a amené par ailleurs à une mise en examen des dirigeants et de l'entreprise pour complicité de torture. L'ancien président et son secrétaire général ont raconté n'avoir jamais rencontré Amesys et ne pas connaître cette entreprise. Une belle histoire. Mais fausse.

Amesys, une histoire des interceptions massives en France et dans le monde - © Reflets
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La troisième semaine du procès dit du financement libyen de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2007 (du 27 au 31 janvier) a commencé par l'examen des conditions de la libération des infirmières bulgares. La présidente se demande quand Nicolas Sarkozy a commencé à s'intéresser à leur sort. « Je m'y suis intéressé parce que entre les deux tours, leurs familles avaient demandé à nous rencontrer, moi et Madame Royal. J'avais reçu les familles qui m'avaient raconté leur calvaire et notamment les tortures dont elles étaient victimes », indique l'ancien président de la république. Il savait donc que Mouammar Kadhafi pratiquait allègrement la torture. Il traite régulièrement à la barre l'ancien dictateur de fou mais trouve toujours normal lorsqu'on l'interroge sur ce sujet, de faire du commerce avec lui. Il n'est pas à un paradoxe près.

Un peu plus tard, lorsqu'un avocat des parties civiles interroge Nicolas Sarkozy, précisément cette fois, sur sa connaissance à l'époque des problèmes démocratiques dans ce pays - notamment la torture et les incarcérations- tout en signant des contrats pour du matériel militaire, celui-ci biaise. Il s'engage sur le terrain des ventes d'armes par les Espagnols et s'énerve : « nous n'avons pas signé de contrat de vente d'armes à une dictature ». Plus précisément, « les 10 milliards, on en a jamais vu le début d'un commencement, notamment les Rafales ou les hélicoptères. Ce sont des documents-cadre ».

L'avocat persiste : « ces documents permettaient d'ouvrir la voie à ces ventes ». Nicolas Sarkozy a alors cette explication terrible : « si l'on ne devait vendre qu'à des états démocratiques, on n'en vendrait pas beaucoup et ce serait mauvais pour la balance commerciale. Hélas. C'est sans doute la différence entre celui qui se veut homme d'état et l'intellectuel.  » Les torturés de Kadhafi apprécieront.

Nicolas Sarkozy a la mémoire courte car comme nous l'avions révélé avec une vidéo et des photos exclusives, la France accueillait en grande pompe Saadi Kadhafi en 2006 pour qu'il puisse faire ses emplettes chez nos vendeurs d'armes (lire ici et ).

Et si la France n'a pas vendu de Rafales ou de réacteurs nucléaires (un sujet abordé jeudi 30 janvier), elle a bien vendu un système d'interceptions massives permettant de mettre sur écoute toute la population libyenne. Bref, une arme numérique.

Amesys, qui a signé ce contrat, ainsi que ses dirigeants de l'époque, est mise en examen pour complicité de torture devant le pôle du TGI de Paris chargé des crimes contre l'humanité et des crimes et délits de guerre.

Ah, mais attention, soulignent en coeur Nicolas Sarkozy et Claude Guéant, c'est une société privée qui a passé un contrat avec la Libye. La France n'a donc rien à voir avec tout cela et ni le gouvernement ni la France n'étaient au courant.

Petit souci, cette argumentation ne tient pas la route et il suffit de faire un peu d'archéologie pour le comprendre.

En route Marty McFly !

Flashback : nous sommes en 2002 au LIP6, le laboratoire de recherche en informatique de l'université Pierre et Marie Curie. Des chercheurs en informatique sont en train d'inventer le Deep Packet Inspection sans vraiment le savoir. « En tout cas, on ne l'appelait pas encore comme ça », se souvient l'un d'entre eux. Très vite, à l'été 2002, une société commerciale est créée pour exploiter la trouvaille : Qosmos.

Cette technologie permet d'intercepter et d'inspecter chaque paquet d'information qui circule sur Internet. Les paquets peuvent ensuite être classés. Mail, consultation Web, messagerie instantanée, transfert de fichiers, tout est à portée des espions. Il peuvent même, à la demande, reconstruire le trafic Internet d'une personne avec son adresse IP ou son adresse mail. Une arme terrifiante entre les mains d'un dictateur sanguinaire. Mais patience, on n'en est pas encore là.

Qosmos, la société « spin-off » va tout d'abord plancher sur un « étrangleur de flux » avant de se raviser. L'usage est déjà breveté. Elle s'oriente alors vers l'interception. Ce sont ses sondes d'interception que l'on retrouvera initialement dans le projet libyen d'Amesys.

Nos articles sur Qosmos

Qosmos est une société sur laquelle nous avons beaucoup écrit. Vous trouverez ici une série de trois enquêtes réalisées avec Jérôme Hourdeaux de Mediapart et publiée sur nos deux sites.

Ce sont aussi des copies d’écran des interceptions des mails des chercheurs du LIP6 que l’on retrouvera dans le contrat d’Amesys à Tripoli. Qosmos avait intercepté sans les prévenir les échanges des universitaires en 2002 et les deux entreprises s’en étaient servi pour faire la promotion de leurs outils.

Extrait du contrat Amesys en Libye : les mails interceptés au Lip6 - Copie d'écran
Extrait du contrat Amesys en Libye : les mails interceptés au Lip6 - Copie d'écran

La question qui se pose à ce stade est la suivante. A quelle date quelqu’un comprend que cette technologie embryonnaire pourra être utilisée pour faire ce que les slides d’Edward Snowden démontreront en 2013 : il est possible d’intercepter le trafic Internet qui circule sur un backbone, ces câbles les plus importants du réseau. En bref, faire de l'interception massive du trafic Internet.

Un OK politique pour des interceptions illégales

Car à un moment, il y a bien une personne qui a entrevu les possibilités offertes par les chercheurs du LIP6 et, ensuite, par la sonde développée par Qosmos. L’idée étant bien entendu de les mettre au service de l’État. Une date permet de poser un premier jalon. À la mi-2003, les personnes qui avaient l’habitude de se rendre dans les locaux de Qosmos sont informées que pour des raisons de sécurité, elles ne peuvent plus y accéder librement. Les services de renseignement sont donc déjà dans la place.

La technologie du Deep Packet Inspection (DPI) naît donc fin 2001 au LIP6. Elle est exploitée par une société commerciale (Qosmos) dès 2002. Au mitan de l’année suivante, les services de renseignement extérieur ont « investi » Qosmos et préparent l’utilisation de ses technologies pour intercepter des flux Internet. En 2005, naît le projet IOL pour des interceptions administratives en France, à base de DPI.

Un témoin clé de l’époque raconte une discussion avec Bernard Barbier qui a assuré la direction technique de la DGSE pendant sept ans, de 2006 à 2013 :  «Il m’explique que c’est une boite qu’il a rapidement appréciée sur le plan technique, une pépite technique, pouvant faire de grandes choses» » raconte notre témoin. Bernard Barbier lui fait part de ses inquiétudes sur le retard français à l'époque. Selon lui, les États-Unis écoutaient déjà beaucoup de choses et commençaient à le faire pour les flux Internet. Or selon lui, la France « était encore au moyen âge » dans ce domaine. « On a voulu voir ce que l’on pouvait faire sur les flux entrants et sortants de France », poursuit-il.

Après les gendarmes à St-Tropez, la DGSE à Marseille

Pour cela, évidemment, il faut à la DGSE une validation politique. Car ces interceptions ne sont pas légales. On est en 2004. Cela se déduit aisément du récit de Bernard Barbier. « On a eu une première discussion et on nous a autorisés à mettre des outils à Marseille explique-t-il, mais il y a eu un changement de ministre et on nous a retiré cette autorisation ».

Ce changement de ministre, ce n’est pas celui de la défense, à savoir Michèle Alliot-Marie de 2002 à 2007. Le changement de ministre, c’est celui de l’Intérieur. Nicolas Sarkozy est à ce poste du 7 mai 2002 au 31 mars 2004 lorsqu'il cède sa place à Dominique de Villepin. Il redeviendra ministre de l'intérieur le 2 juin 2005 jusqu'au 26 mars 2007. Durant ces deux périodes, son directeur de cabinet était Claude Guéant. Par ailleurs, l'implication de la DGSE dans le contrat Libyen est documenté en procédure.

« Il y avait une guerre entre la DGSE et la DGSI qui estimait que ces interceptions étaient réalisées sur le sol français », explique un observateur de l’époque. Ce que confirme à demi-mot un ancien des services. « De plus, la DGSI n’avait pas accès à une telle granularité et cela devait les contrarier », poursuit notre témoin. En clair, accéder aux contenus des mails (à l’époque le chiffrement n’est pas répandu), à la navigation sur le Web, etc. est une aubaine inégalée pour la DGSE.

Vu l’illégalité de ces interceptions, la nouveauté technique et la complexité de cette technologie, il est compliqué d’imaginer que les plus hauts décideurs du ministère de l’Intérieur et de la défense n’aient pas été longuement briefés par quelqu’un pouvant vulgariser tout cela et présenter l’intérêt énorme, pour la France, des tests sur les câbles sous-marins internationaux à Marseille.

Nicolas Sarkozy et Claude Guéant ont tous deux expliqué à la barre qu’en 2005, date des premiers voyages en Libye, le « produit » vendu par Amesys n’existait pas. Le contrat a été signé en décembre 2006, soulignent-ils. Ils ont raison. Amesys a développé cet outil d’interception avec l’argent versé par la Libye avant de le vendre dans toute une série de pays très fâchés avec les droits de l’Homme. À les entendre, à cette époque la technologie permettant les interceptions massives n’existait pas. Ce qui est faux puisque en 2004, la DGSE posait des sondes Qosmos sur les câbles sous-marins à Marseille. Il y a une différence entre un produit et une technologie. Par exemple, Le World Wide Web est né en 1991 et Google Chrome, qui permet à tant de monde de se faire espionner par Google naviguer sur le Web, est arrivé en 2008.

Selon leur stratégie de défense, le ministère de l’intérieur n’était en rien concerné par la société Amesys. Si cela avait dû concerner l’État, cela aurait été « le ministère de la défense », a précisé Nicolas Sarkozy.

Malotru fait de la plongée

Voilà donc un ministre de l’intérieur et son directeur de cabinet qui n’ont jamais entendu parler, avant les premiers articles en 2011, d’Amesys et des technologies que cette société a vendues. Une belle histoire mise à mal par la conversation avec Bernard Barbier qu'a eue le témoin que Reflets a pu retrouver. De fait, le retrait de l’autorisation - donnée lorsque Nicolas Sarkozy était ministre, par le nouveau ministre Dominique de Villepin - a contrarié les plans la DGSE. « On a dû être créatifs pour faire de l'interception et ne pas marcher sur les platebandes de la DGSI(*). On l'a fait en pleine mer à 200 m de l'arrivée des câbles », raconte l’ancien responsable de la DGSE lors de cette discussion.

« J'ignorais tout de cette société ou de ses dirigeants et je n'ai jamais rencontré ni le président de cette entreprise ou un des cadres. J'en ai entendu parler à l'été 2011 lors de la publication d'articles de presse » a expliqué Nicolas Sarkozy à la barre. Ajoutant que l'exportation du matériel ne nécessitait aucune autorisation : « En travaillant le dossier j'ai compris qu'il n'y avait aucun lien avec le ministère de l'intérieur. Lors de la visite en 2005 la société ne disposait pas encore de ce logiciel. Aucune demande d'autorisation n'a été formulée car il n'y avait pas à en faire ».

Las...La loi est la loi. Et nous avions très tôt rappelé les textes qui s'appliquent à « la fabrication, l'importation, la détention, l'exposition, l'offre, la location ou la vente d'appareils ou de tous dispositifs matériels et logiciels, conçus pour réaliser l'interception, l'écoute, l'analyse, la retransmission, l'enregistrement ou le traitement de correspondances émises, transmises ou reçues sur des réseaux de communications électroniques ».

C'est toujours non. Il n'est pas possible d'exporter ces outils sans autorisation. Même pas de les fabriquer...

Enfin, Nicolas Sarkozy affirme n'avoir pas connu Philippe Vannier. Au point de dire à la barre : « j'ai toujours dit, je ne me suis jamais ni de loin ni de près ni personnellement, ni par l'intermédiaire de quelqu'un, occupé d'Amesys ». Soit...

Mais il est utile de rappeler que son ministre de la défense, Gérard Longuet (dont la fille était à la communication de Bull, on n'est pas à un conflit d'intérêt près) a proposé de décorer le patron d'Amesys de la légion d'honneur. Nicolas Sarkozy a signé le décret en juillet 2011.

Mais, plus important, c'est bien sous la présidence de Nicolas Sarkozy que Philippe Vannier a racheté de manière déguisée la société Bull le 1er janvier 2010. Jamais le fleuron de l'informatique française n'aurait pu changer de mains sans l'aval du sommet de l'État. Et comme nous l'avions expliqué, cette prise de contrôle de Bull déguisé en rachat d'Amesys par Bull (un comble) ressemble tout de même à un retour d'ascenseur tant il est improbable qu'une petite SSII ait pu avaler un mastodonte comme Bull.

Making of

  • Contactés, Bernard Barbier, Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy n'ont pas répondu.

  • (*) : Par souci de simplification, nous avons écrit DGSI dans tout notre article. Les services de renseignement intérieur se sont appelés successivement DST, DCRI puis DGSI.

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