Journal d'investigation en ligne
par Jacques Duplessy, Guillaume de Morant

Le Benghazi Medical Center, l'autre affaire libyenne de Nicolas Sarkozy

30 millions d'euros et la mort d'un français sur fond de soupçons de corruption

En plein procès du financement libyen de la campagne 2007, Reflets rouvre une enquête sur une histoire méconnue : 30 millions d'euros versés sur ordre de l'Elysée pour équiper l'hôpital de Benghazi. Et dans cette affaire, il y a eu mort d'homme. Depuis nos révélations en 2015, le Parquet national financier s'est saisi du volet corruption de ce dossier. Une audience est prévue en juin prochain.

Vue de l'hôpital de Benghazi - D.R.
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« M. Guéant a dit : il faut qu'on s'occupe de l'hôpital de Benghazi. On s'en est occupés. » Cette phrase anodine, jetée en pleine séance du tribunal ce lundi 20 janvier par Nicolas Sarkozy, a eu l’effet d’un coup de tonnerre sur les connaisseurs du dossier. À peine prononcée, elle a fait resurgir tout un pan du passé trouble de la France en Libye, où la libération des infirmières bulgares sert de sordide toile de fond à des intrigues franco-libyennes. Or ces intrigues où l'argent de la France a coulé à flots ont coûté la vie à un Français, Patrice Réal, le soir du 2 mars 2014 à Benghazi. Qui s’en souvient ?

Ce responsable de la sécurité du fameux Benghazi Medical Center, 49 ans, employé par un prestataire de la très controversée société française Ideal Medical Product Engineering (IMPE) est mort criblé de balles, alors qu’il était passager d’un minibus, de retour du souk de Benghazi. L’enquête -classée sans suite- n’a jamais permis de savoir qui étaient les tueurs et surtout pourquoi cet homme apparemment sans histoire a été visé. Sa mort a fait l’objet de quelques échos dans la presse, mais en 2014, personne ne s’était jamais inquiété de savoir qui il était, ni d’où il venait. Des rumeurs jamais confirmées évoquaient un agent secret français. En 2015, avec Jacques Duplessy (nous sommes deux journalistes travaillant aujourd’hui pour Reflets), nous avions dénoué les premiers fils de l’énigme, avec la conviction que le Benghazi Medical Center n’avait pas livré tous ses secrets.

Notre enquête nous avait permis de lever le voile sur Patrice Réal. Cet homme de 49 ans avait bien un passé, mais dans un premier temps, malgré toutes les recherches menées, impossible de retrouver sa trace. Une source policière nous avait communiqué ce qu'on avait retrouvé sur son corps. Mais aucune adresse. Seulement la trace d'une plainte dans le 18ème arrondissement de Paris. La recherche des Réal dans l'annuaire ne donnait rien. De là à croire que cet homme était un fantôme ou véritablement un agent de la DGSE sous une fausse identité, il n'y avait qu'un pas. Quelque mois plus tard, une source nous communiquait sa dernière adresse connue. Sur les boites aux lettres de l’immeuble, aucun Réal n’apparaissait. Restait le porte-à-porte. 18 coups de sonnettes et 5 étages plus tard, et nous étions reçu par sa mère, éplorée, Marie V.

Patrice Réal est né à Paris en 1964, fils d’un agent immobilier et d’une femme au foyer. Il est décrit comme « gentil, une pâte, un homme calme et sage, avec toujours une solution pour tout ». Sa mère raconte : « C'était son second séjour à Benghazi pour IMPE. Patrice était célibataire, sans enfant. Entre deux missions, il habitait chez moi. Il était consultant en sécurité et travaillait depuis plusieurs années dans la société de son beau-frère. Tous deux avaient d'ailleurs assuré la protection de l'ambassadeur de l'Union Européenne à Benghazi en 2011. Cette fois-ci, il remplaçait le responsable de la sécurité d'IMPE pendant ses vacances. Il devait partir un mois, il n'est jamais revenu ». Quand nous lui révélons les soupçons de financement politique, elle tombe des nues. « Je découvre qu'autour de cet hôpital, il y a une affaire politique. Je suis sûre que Patrice n'était pas au courant, il m'en aurait parlé. »

Son beau-frère renchérit : « Patrice était un bon spécialiste de la sécurité, très prudent. Il avait suivi une formation de garde du corps. Il connaissait très bien Benghazi. Pourquoi a-t-il été tué ? Je n'arrive pas à croire qu'il était là au mauvais endroit au mauvais moment. Le mode opératoire, un tir de pistolet alors qu'il était passager dans sa voiture, indique plutôt qu'il était ciblé. Il n'y a pas eu d'enquête française sur place, et c'est volontaire. » Pour Me Antoine Casubolo, l’avocat de la famille : « Il est légitime de s'interroger : la mort de Patrice Réal est-elle due à un règlement de compte lié aux mouvements financiers suspects autour de l'hôpital libyen ? » L'avocat a contacté le conseil d'IMPE, Me Inchauspé, qui lui a opposé une fin de non-recevoir sur tout éclaircissement sur les raisons de son décès. « IMPE ne considère pas être responsable du sort tragique que M. Patrice Réal a connu en Libye. Il ressort ainsi des circonstances de la tragédie qu'il avait adopté à Benghazi un comportement qui dépassait très largement le cadre des missions qui lui avaient été confiées.  »

Des insinuations qui ne collent pas au dossier. Patrice Réal n’a pas le profil d’un espion : avant de se reconvertir dans la sécurité, il était DJ aux Antilles… Rien dans l'analyse de son ordinateur ne permet de dire qu'il était un agent ou un honorable correspondant de la DGSE. Aucun logiciel de cryptographie ou de communication sécurisée, jamais le ministère de la Défense ne s'est rapproché de la famille. Rien non plus ne permet d'envisager une liaison amoureuse qui aurait mal tourné. Son beau-frère et sa mère, qui étaient en contact quotidiennement avec lui par Skype, démentent formellement ces hypothèses. Pour Me Casubolo qui se bat pour rouvrir le dossier, l’enquête ayant été classée sans suite, « le mystère reste entier et on ne peut pas dire que la France ait fait son maximum pour le résoudre, » tacle-t-il. On est loin des grandes déclarations du ministre des Affaires Étrangères de l’époque, Laurent Fabius, qui condamnait l’assassinat « avec la plus grande fermeté » et réclamait « toute la lumière sur les circonstances de cet acte odieux et lâche, dont les auteurs doivent être recherchés et condamnés dans les meilleurs délais  ». Onze ans après, ils courent toujours.

Des transactions financières étranges

En dehors du hasard, la seule piste restante autour du meurtre de Patrice Réal tourne bien autour des étranges transactions financières liées à l'hôpital. Ce nuage de poudre et de mystère est d’autant plus marquant qu’un an auparavant, une même scène de terreur visant un autre Français s’était déroulée quasiment au même endroit à Benghazi, et dans les mêmes circonstances, sans faire ni mort ni blessé heureusement. Le 4 juillet 2013, aux alentours de 23 heures, dans la Benghazi en ruines de l'après-guerre, Jean Dufriche, consul honoraire de France, roule sur le périphérique avec sa femme. Il agit sous l’égide du Ministère des Affaires Étrangères et dispose d’un bureau au Benghazi Medical Center. Soudain, une voiture blanche se place à leur hauteur. Le diplomate raconte avec calme : « Il y a eu un impact dans le pare-brise. Je n’ai pas tout de suite compris. C’est ma femme qui a réalisé que l’on nous tirait dessus  ». Deux assaillants, armés de pistolets automatiques, déchargent une quinzaine de balles. Les vitres explosent, les pneus avant éclatent. Criblée de projectiles, la voiture du couple vacille. Jean Dufriche, dans un geste désespéré, écrase le frein, puis repart à toute vitesse, pied au plancher. La scène aurait pu virer au cauchemar, mais le consul réussit à semer ses assaillants. Le couple sort indemne du guet-apens. Deux miraculés. Là encore, l’enquête n’a rien donné et n’a pu répondre à la question : qui voulait la peau du consul de France ?

La voiture du consul, criblée de balles - D.R.
La voiture du consul, criblée de balles - D.R.

Or il existe au moins un lien entre les deux affaires : les deux victimes ont travaillé pour le Benghazi Medical Center (BMC), dont la mise en route était une contrepartie exigée par Kadhafi pour la libération des infirmières bulgares. Jean Dufriche et Patrice Réal étaient tous les deux en contact avec IMPE, la boite chargée par l’Elysée de faire tourner le BMC, l’un comme chargé de mission auprès de l’hôpital de Benghazi, l’autre comme responsable sécurité, même s’il n’était pas employé directement par IMPE. Lorsque deux événements aussi semblables se produisent à quelques mois d’intervalle dans un pays avec lequel la France a des relations et des intérêts, plusieurs enquêtes sont lancées, la DGSI est sur le coup. Si dans un premier temps, les regards se sont tournés vers Ansar al-Charia, mouvement islamiste proche d’Al-Qaida, suspecté d’avoir assassiné l’ambassadeur américain en Libye le 11 septembre 2012, une autre explication serait plutôt celle d’un contentieux autour d’un obscur contrat passé entre la France et Kadhafi, lié à la libération des infirmières bulgares.

Nicolas, Cecilia et les infirmières

C’est là que l’on retrouve Nicolas Sarkozy. Dès son arrivée à l'Élysée en mai 2007, le nouveau président fait une priorité de la libération des cinq infirmières et du médecin palestinien détenus depuis huit ans dans les geôles de Kadhafi. La négociation avec le Guide est serrée. Kadhafi exige, entre autres, l'équipement complet et la mise en service de l'hôpital universitaire de Benghazi, coquille vide construite par les Suédois dans les années 1980. Il s’agit d’amorcer la pompe à contrats franco-libyens. À Paris, Cécilia Sarkozy, qui a conduit la négociation sur les infirmières, convoque Jean Dufriche, alors consul de France à Benghazi : « elle m'a dit, très en verve : vous allez démarrer une grande mission pour la France ! », raconte celui-ci. Le 22 juillet 2007, lors d’une grande réunion à l’Élysée, les conseillers des ministres de la Santé, de la Défense et des Affaires étrangères découvrent un inconnu parmi les invités, l’équipementier médical Ideal Medical Product Engineering, dont le président est alors Olivier Carli. C’est la première apparition de cette entreprise qui décroche le marché d'équipement de l'hôpital libyen. Le montant est fixé directement par l’Élysée : 30 millions d'euros. Un marché remporté les doigts dans le nez, à la grande fureur des concurrents qui ne comprennent pas comment une société peut gagner un tel appel d’offre, alors qu’elle n’a pas d’existence officielle -elle ne déposera ses statuts que huit mois plus tard. L’explication est simple : il n’y a pas eu d’appel d’offre !

En septembre 2009, l’homme d’affaires Olivier Carli peut se frotter les mains. Après avoir récolté 30 millions pour l’équipement complet de l’hôpital de Benghazi avec sa société IMPE, c’est l’heure de l’inauguration en grande pompe. A Benghazi se presse le secrétaire d'État à la coopération, Alain Joyandet, entouré de dignitaires libyens. L'hôpital est prêt à fonctionner. Seul hic, il n’a toujours pas de personnel ! Olivier Carli a bien une idée, il connaît une société spécialisée dans la gestion hospitalière, Desnos Health Management. Bingo. Cette illustre inconnue remporte à son tour le contrat de gestion administrative de l'hôpital. Pas mal pour une société inscrite au tribunal de commerce de Paris... six jours après l'inauguration. Cette fois-ci, ce n’est plus la France, mais la Libye qui paiera l’addition : 85 millions. Olivier Carli s’est bien gardé de dire aux Libyens que l’essentiel des parts de Denos appartient, via des entreprises écran, à une structure londonienne contrôlée par... Carli Olivier. « C'était pour les Libyens, explique-t-il, je ne voulais pas qu'ils sachent que j'étais propriétaire des deux sociétés ». Il faut dire que réussir l’exploit de récupérer 115 millions de contrats en moins de deux ans, voilà de quoi faire des jaloux… et éveiller les soupçons.

Extrait du contrat entre le groupe Denos et la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste - © Reflets
Extrait du contrat entre le groupe Denos et la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste - © Reflets

Tout cela aurait pu rester enfoui après le classement sans suite de deux enquêtes sur l’assassinat de Patrice Réal et la tentative contre Jean Dufriche. Mais en 2025, il y a du nouveau. Selon les informations recueillies par Reflets, les poursuites lancées contre IMPE il y a dix ans sont toujours en cours. La société fait l’objet d’une enquête préliminaire lancée par le Parquet National Financier relative à cette période et à ces faits. L’entreprise et son dirigeant d’alors Olivier Carli (il en a été le président jusqu’en novembre 2012) sont poursuivis pour recel. Les magistrats les soupçonnent d’avoir caché un délit de favoritisme dont ils ont été les bénéficiaires en 2008.

Car, les enquêteurs en ont la conviction, la réunion secrète à l’Élysée avait bien pour objet de trouver comment sortir l'argent des caisses de l'état en toute discrétion. Ce qui interroge, c’est bien sûr le mode de désignation d’IMPE sans appel d’offre : 30 millions ! Pour Jean Dufriche, c’est un dossier éminemment politique. Il raconte : « Je me souviens avoir reçu un mail de Boris Boillon (NDLR : un diplomate proche de Sarkozy) me disant : ce sera eux l’équipementier ». Interrogé sur cette arrivée en fanfare sur le marché, Olivier Carli dément toute malversation et assure bénéficier d’une solide expérience dans le secteur : « J’étais déjà à la tête d’une société, IMP, qui avait des dizaines de références dans l’équipement médical. J’ai revendu cette société tout en gardant l’activité d’équipementier médical. Et pour ne pas perturber les clients, je l’ai renommée IMPE  », justifie-t-il. Toutefois, Carli admet que le contrat était suivi par les politiques et leurs conseillers au plus haut niveau : « Oui, j’ai rencontré Boillon à deux reprises pour discuter de ce marché. Il fallait qu’il revienne aux Français, c’est vrai, on a tout fait pour enlever ce contrat aux Hollandais, mais aussi aux Autrichiens qui étaient en concurrence ». À la suite de la publication d’un article de presse, IMPE, par la voix de Thomas Fernandez, son nouveau président, avait à nouveau démenti toute malversation : « Aucun versement "exotique" n'a été mis en place et tous les paiements ont été déclarés en France. L'hôpital a été inauguré en 2009 par Jean Dufriche nommé consul honoraire en 2013 : il n'y a aucun lien entre sa tentative d'assassinat et le contrat IMPE. »

Reste qu’aucune trace d’appel d’offres n’a été retrouvée, ce qui vaut aujourd’hui des poursuites à IMPE et son patron d’alors Olivier Carli. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à devoir rendre des comptes à la Justice, car les hauts-fonctionnaires français ont tout osé, sur ordre de l’Elysée : après avoir demandé à Jean Dufriche de créer une association fantôme chargée de récolter les fonds, puis de les distribuer à IMPE pour équiper l’hôpital de Benghazi, -chose que Jean Dufriche refusera catégoriquement- il ne reste plus d’autre solution que celle de solliciter l'Agence française de développement, le bras armé de l’Etat pour l’aide humanitaire internationale. Le 1er septembre 2008, à la demande conjointe du ministère des affaires étrangères et européennes, du ministère de l'économie, de l'industrie et de l'emploi et du ministère du budget, des comptes publics de la fonction publique, l’AFD reçoit 30 millions pour intervenir dans le financement de cette opération en Libye, un pays qui ne figure pas sur la liste de ses habituels bénéficiaires. L'affaire provoquera beaucoup de remous en interne. Une « convention de financement » conclue le 29 octobre 2008 entre l'Agence Française de Développement et la société Ideal Médical Product Engenering (IMPE) donnera un semblant de légalité à l’opération. Les magistrats ne se laisseront pas berner par cette entourloupe : Jean-Michel Severino, ex-patron de l’agence et l’AFD elle-même sont poursuivis pour avoir « procuré à autrui un avantage injustifié [dans un marché public] sans publicité ni mise en concurrence préalables ». Contacté par Reflets, Jean-Michel Severino n’a pas donné suite.

La lettre reçue par l'AFD pour mobilier les 30 millions nécessaires à la mise en service de l'hôpital de Benghazi - © Reflets
La lettre reçue par l'AFD pour mobilier les 30 millions nécessaires à la mise en service de l'hôpital de Benghazi - © Reflets

Petit à petit, le voile se lève sur les pratiques financières orchestrées au plus haut niveau pour faire parvenir discrètement de l’argent aux Libyens. Une audience programmée en juin 2025 devrait clarifier encore un peu plus le rôle de IMPE et de son dirigeant dans cette affaire. Les poursuites se limitent à l’AFD et à la société IMPE et à leurs dirigeants, faute d’identification claire du donneur d’ordre au sein de l’Etat, selon le Parquet National Financier. Pourtant, le document que nous avons retrouvé ne laisse aucun doute. Le 1er septembre 2008, le directeur général de l'AFD reçoit un fax signé par les directeurs de cabinet de pas moins de trois ministères : Philippe Etienne, pour le ministre des Affaires Etrangères Bernard Kouchner, Stéphane Richard pour la ministre de l'Economie Christine Lagarde et Jean-Luc Tavernier, pour le ministre du Budget Eric Woerth. Et les instructions sont on ne peut plus claires, 30 millions d'euros, devront être versés sous garantie de l'Etat français. Il n'est pas question d'un appel d'offre, mais bien d'un ordre direct : « l'Etat demande à l'AFD de contracter avec la société chargée de fournir les équipements et de prendre toute disposition afin de mener cette opération dans les meilleurs délais ».

La société IMPE n'est pas mentionnée directement, mais c'est bien elle qui sera bénéficiaire des 30 millions d'euros. Au cours de notre enquête nous avons également découvert qu'IMPE et son dirigeant Olivier Carli ont déjà dû faire face au tribunal pour répondre de faits de corruption active dans des marchés publics truqués en Roumanie, survenus entre janvier 2007 et mai 2008, soit au même moment que l’affaire de l’hôpital de Benghazi. Relaxés en première instance le 15 février 2023, puis condamnés en appel le 17 décembre 2024, IMPE et Olivier Carli se sont pourvus en Cassation pour ces faits roumains.

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