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par Antoine Champagne - kitetoa

Pourquoi, dans les faits, il est désormais quasiment impossible de manifester

Brazil, c'est aujourd'hui

Avec le délit de "participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations", on peut désormais mettre en garde à vue une personne équipée de masque de protection contre les gaz lacrymogènes. Or, il n'y a plus de manifestations sans usage massif de ces gaz.

Pluie de gaz sur la place Saint-Augustin - Reflets

La manifestation de samedi 8 décembre qui devait voir débouler sur Paris des hordes de personnes ayant la volonté de "tuer", selon les mots de l'Elysée s'est finalement plutôt bien passée, si l'on tient compte du fait que lesdits meurtriers ne sont pas venus. Ceci dit, la manifestation a dégénéré. Pourquoi ?

Comme nous l'indiquions dans notre reportage sur la manifestation, le premier contact avec des gilets jaunes, en bas des Champs-Elysées, était jugé "pacifique" par les policiers qui étaient là pour empêcher les manifestants de s'approcher du palais de l'Elysée. Le périmètre de sécurité entourant le palais était très, très, large. Bref, les manifestants voulaient aller crier leur colère sous les fenêtres du monarque républicain. Cela leur était interdit. Au début, donc, tout allait bien. Les gilets jaunes demandaient aux policiers de les laisser passer. Refus poli mais ferme.

C'est un peu plus haut sur les Champs, un peu plus tard, que tout a commencé. Les policiers barraient l'accès aux Champs-Elysées par les rues perpendiculaires. Filtrage à l'entrée sur l'avenue, impossibilité d'en sortir. Quelques dizaines de gendarmes harnachés se sont retrouvés (comment, on se le demande bien) au milieu de l'avenue, sur un trottoir, coupés de leurs copains. Les manifestants se sont donc approchés et les ont conspués. Classique. La tension est logiquement montée. Les forces de l'ordre ne restant jamais isolées très longtemps (juste le temps d'exciter les plus énervés des manifestants ?), ces pandores perdus ont rejoint leurs petits camarades. Les manifestants ont ensuite été conspuer des gendarmes qui formaient un barrage sur une rue perpendiculaire aux Champs. Et que fait la police quand des manifestants, même pacifiques, s'approche trop en criant ? Elle envoie des gaz lacrymos. Et c'est ainsi que commencent les affrontements.

Tout cela pour dire qu'il n'y a plus de manifestation sans gaz lacrymogènes. Et pas parce que les manifestants sont violents. Parce que... C'est comme ça... Au moindre mouvement de foule, au moindre risque de contact, on disperse.

Il n'est donc pas complètement illogique de se munir de sérum physiologique, de masques de protection pour les yeux et pour la bouche lorsque l'on va à une manifestation. Même si l'on ne souhaite pas affronter les forces de l'ordre. Juste au cas où certains s'approcheraient trop près, ce qui ne manquera pas d'arriver.

Une répression aveugle

Mais désormais, se munir d'un tel attirail de protection, et les milliers d'interpellations le week-end dernier le démontrent, revient, aux yeux des forces de l'ordre, à participer "à un groupement en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destruction ou dégradation de biens". Le glissement sémantique et juridique est subtil. Vous êtes en possession de matériel vous permettant de ne pas trop souffrir des pluies de lacrymos que les forces de l'ordre ne manqueront pas de vous envoyer sur la tête ou dans les pieds si tout va bien, c'est sans aucun doute que vous êtes venus pour affronter les forces de l'ordre. Imparable. Ou presque.

Reflets a assisté à de nombreuses dispersions de la foule en haut des Champs-Elysées au cours de la journée du 8 décembre. Et plusieurs fois, les grenades assourdissantes et les lacrymos fusaient sans qu'il y ait le moindre péril pour les forces de l'ordre. Rien à voir avec les jets de pierres avenue Marceau par exemple. Dans le lot des dispersés, il y a avait peut-être (mais est-ce certain?) des gens qui cherchaient l'affrontement (et encore c'est peu probable, les affrontements avaient lieu au même moment dans des rues adjacentes), mais il y avait surtout des manifestants pacifiques. Tant pis pour eux. Qu'ils toussent, qu'ils pleurent.

Cette répression aveugle n'est pas limitée aux arrestations de personnes même pas arrivées sur la manifestation, mais en possession de sérum physiologique ou de masques permettant de respirer dans les nuages de lacrymos. Elle s'est aussi déroulée sous nos yeux gare Saint-Lazare. Et là, c'était plus contestable encore.

Vers 15h30/15h45, des pillages et des dégradations se déroulaient aux alentours de la gare. Le quartier était pour l'instant délaissé par les forces de l'ordre qui sécurisaient le boulevard Haussmann puis Saint-Augustin.

En quelques instants, les forces de l'ordre sont arrivées et ont inondé le parvis de la gare de gaz lacrymogène. De nombreuses personnes ont dû trouver refuge dans la gare. Juste derrière une des portes d'accès, quelques policiers en civil étaient en embuscade. "Par ici toi, Police, viens par là". En quelques instants, devant et derrière moi, des personnes, au petit bonheur la chance, se sont trouvées arrêtées par les policiers. Leur participation à des dégradations ? Dieu seul le sait, et en tout cas, sans doute pas ces policiers qui, cachés à l'intérieur de la gare, n'avaient pas de visibilité sur ce qui se passait à quelques dizaines de mètres de là.

Arrestations à l'entrée de la gare Saint-Lazare - Reflets
Arrestations à l'entrée de la gare Saint-Lazare - Reflets

Que faisiez-vous là ?

Les interpelés pourront toujours tenter de se défendre, on leur rétorquera sans doute "mais que faisiez-vous là, alors que des casseurs saccageaient le quartier ?". Les avocats seraient bien inspirés de demander aux journalistes qui suivaient la manifestation de raconter l'impossibilité de s'extraire des nasses.

De fait, toute la journée, les forces de l'ordre se sont appliquées à nasser les manifestants dans des périmètres plus ou moins larges. Plusieurs fois, il était quasiment Impossible de sortir des Champs-Elysées. Parfois, il était impossible de rejoindre la gare Saint-Lazare. Mais surtout, la plupart des transports en commun étaient inopérants. Impossible de partir, ou presque, une fois que l'on était entré dans le périmètre de la manifestation.

Bref, dans tous les cas, le manifestant risque bien d'être perdant. Encore quelques années à ce rythme, en réprimant des gens qui s'en allaient manifester paisiblement, on arrivera à les dissuader d'aller manifester tout court. Même plus besoin de les arroser de gaz, de coups de matraque, ou de projectiles de flash-ball. Magique...

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