Journal d'investigation en ligne
Entretien
par Sam Han

Méandres ou la rivière inventée

Interview de Marie Lusson, sociologue des sciences et autrice de documentaire

S'appuyant sur le travail de thèse de Marie Lusson, notre précédent article questionnait les pratiques de restauration écologique des écosystèmes endommagés. En 2023 et dans la suite de son travail, elle a publié un documentaire qui continue d'explorer notre rapport à la nature qui nous entoure. Entretien.

L'Hérault, grand acteur du documentaire, à la tombée de la nuit. - © Marie Lusson
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Notre article, « Au chevet des rivières », faisait le constat d'une nature fracassée, de mondes disparus et de l'illusion du retour en arrière. Il montrait les tâtonnements des écologues et des entrepreneurs de restauration, d'une science de la restauration « en train de se faire », d'une prise de conscience politique encore loin des enjeux.

Depuis l'obtention de sa thèse en 2021, Marie Lusson n'a pas lâché son sujet d'étude et y a donné une nouvelle impulsion. En 2023, elle publie un documentaire intitulé « Méandres ou la rivière inventée ». Un documentaire qui embarque le spectateur sur un radeau lancé à la descente du fleuve Hérault. Un film onirique, ouvrant une fenêtre sur de nouveaux univers en s'appuyant sur le travail des scientifiques de terrains, véritables explorateurs de cette nouvelle science dont nous avons tant besoin.

Pour continuer à creuser ces questions, nous sommes allés à sa rencontre. Interview.

Se laisser embarquer dans un voyage, plus proche et plus en connexion avec nos écosystèmes. - Marie Lusson
Se laisser embarquer dans un voyage, plus proche et plus en connexion avec nos écosystèmes. - Marie Lusson

Reflets : Depuis l'obtention de ta thèse en 2021, tu n'as pas chômé. En 2023, tu publies un documentaire: « Méandres ou la rivière imaginée  ». Ce n'est pas une chose courante qu'une doctorante prolonge ses recherches par la publication d'un documentaire. Tu nous en dis un peu plus sur tes intentions derrière ce projet ?

Marie Lusson : Pour être reconnu par ses pairs, un travail universitaire et académique, comme celui d'une thèse, comporte un certain nombre de codes, une méthodologie et une forme scientifique. Je me suis prêtée à l'exercice pour ma thèse. Mais après ces quatre ans de recherche, je me suis rendu compte que l'expérience, le lien que les gens ont avec la rivière était absent de ce travail académique et des discours que j'avais pu récolter.

Or, j'ai compris durant ma thèse, qu'un des gros problèmes politiques dans nos rapports à la rivière et notamment la possibilité de faire monde avec elle, c'est la perte d'un lien. Jusqu'au début du 20ᵉ siècle, notre dépendance à l'eau était éclatante. Il n'y avait pas d'eau courante et donc toutes nos activités quotidiennes et notamment vivrières étaient dépendantes de cette eau. De l'eau dépendait notre santé, et même l'industrie. La rivière nous permettait de vivre.

Ce que j'essaye de montrer dans le film, c'est que ce n'est pas parce qu'on ne les perçoit plus que ces dépendances n'existent plus. Et donc l'idée du film est de raviver le lien, en permettant d'imaginer de nouveaux récits avec cette rivière pour que la poésie, la beauté nous donne envie de la préserver. Que la restauration des rivières devienne un sujet politique par le biais de la beauté, de la poésie, en recréant une relation.

Les ripisylves, riches écosystèmes des berges, bruissants du son des animaux qui s'en partagent l'usage. - Marie Lusson
Les ripisylves, riches écosystèmes des berges, bruissants du son des animaux qui s'en partagent l'usage. - Marie Lusson

Reflets : Il y a une atmosphère particulière qui se dégage de ton documentaire. Tu mets beaucoup l'accent sur la notion d'Umwelt qui apparait moins dans ta thèse. Peux-tu expliquer ce terme et son rapport avec les pratiques réparatrices, de ton point de vue ?

Marie Lusson : L'Umwelt, est un concept proposé par le biologiste Jakob von Uexküll en 1911, qui explique que ce que nous percevons est un monde propre. Quelque part, on est constitué, bloqué dans un rapport au monde. Notre rapport à l'univers, au temps, à l'espace est singulier. Avec ce documentaire, on essaye de comprendre le rapport au monde, l'Umwelt, d'autres espèces vivantes et non vivantes également. Ce petit pas de côté, ce décentrement peut nous permettre une prise en compte et un soin de ces « autres ».

On fait des lois, des actes politiques qui sont en permanence centrés sur l'homme, ce qui est normal, on est des humains. Je le comprends très bien. Mais on oublie qu'on vit dans un monde avec d'autres êtres. On ne peut plus avoir d'œillères parce que notre impact est tel qu'il transforme le monde, les autres vivants, mais aussi nous-mêmes. Cette opération de l'esprit de se décentrer devient essentielle.

Le parti du film, c'est comment concrètement, en langage cinématographique, on peut faire ce décentrement. Et donc se mettre du point de vue de graviers, essayer d'entendre le bruit que feraient les battements vitaux d'une éphémère, avoir des plans où on ne coupe pas, au plus près de la ripisylve, à observer le mouvement des feuilles des arbres de bords de rivière à la tombée de la nuit.

Le cinéma est un moyen extraordinaire pour faire ce pas de côté. Et je ne suis pas la seule. On peut citer le réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, ma référence, avec le film « Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures », qui s'attache à rendre concret un monde des esprits. Le film a remporté la Palme d'or au festival de Cannes en 2010.

L'Umwelt des graviers, un monde sautillant et pétillant, changeant en une seconde. - Marie Lusson
L'Umwelt des graviers, un monde sautillant et pétillant, changeant en une seconde. - Marie Lusson

Reflets : Quelques jours avant la publication de notre précédant article, le monde publiait un long article sur le réensauvagement, montrant à quel point ces questions sont prégnantes actuellement. Tout en pointant l'avancée de cette approche, l'auteur de l'article met en garde contre un nouveau greenwashing nous permettant de nous abstraire de nos responsabilités.

Marie Lusson : Exactement. Il y a une polysémie énorme de termes sur la restauration, le réensauvagement, la revitalisation qui correspondent à des degrés divers d'action. Pour le réensauvagement, on parle généralement de s'abstenir d'agir ou de réintroduction de grands animaux.

De façon générale, je trouve ça formidable que les sciences de la vie soient un moyen de se réconcilier et d'essayer de réparer nos actes. Mais en même temps, ce qui évident et dont les philosophes se préoccupent, Virginie Marris notamment, c'est que la restauration soit un réel acte réconciliateur. Pour le Vistre par exemple, la restauration a permis au syndicat de rivière d'aller voir les habitants, de parler de la rivière, de mettre en place un nouveau projet autour de celle-ci et donc de restaurer les liens des gens avec la rivière. C'est ce qui a marché.

Pour moi, c'est ça que permet la restauration. Que l'ensemble des vivants de la rivière soient mis au centre du débat, pour que la société arrive à se décentrer. Voir la nocivité de nos pratiques, de l'hyper irrigation au canoë kayak ... La restauration, je la vois comme un acte technique, qui doit également amener un débat citoyen sur ces rivières. Le risque, c'est qu'on se dise : « on peut réparer, alors continuons à détruire ». Aujourd'hui, l'artificialisation est encore beaucoup plus rapide que la restauration.

De ce que j'ai pu observer, c'est qu'on restaure 300 mètres, 500 mètres. Le maximum que j'ai pu voir, c'est quatre kilomètres de rivière restaurée. Et ce sont des millions d'euros et des années d'études. C'est pour ça qu'à mon avis, l'enjeu est dans la restauration du lien. La restauration n'est pas l'opération salvatrice qui va nous aider à sauver les écosystèmes.

Sur le terrain, des scientifiques, presque savants fous, à l'écoute de la nature  - Marie Lusson
Sur le terrain, des scientifiques, presque savants fous, à l'écoute de la nature - Marie Lusson

Reflets : De ce qui se dégage de ta thèse, c'est qu'en terme de réparation de la nature, nous sommes encore loin du compte. Nous tâtonnons encore alors que la crise écologique avance, elle, à grands pas. Y-a-t-il des raisons d'espérer selon toi ? Quelle est ta vision à moyen et long terme sur ces questions ?

Marie Lusson : Ce qui est positif, ce dont je peux témoigner, c'est que les syndicats de rivières et leurs salariés, les services de l'État et les chargés de mission que j'ai pu rencontrer font un travail formidable. Les gens qui sont sur le terrain comprennent très bien les enjeux. Il y a une intelligence de terrain qui m'a vraiment surprise. On aurait vraiment les moyens de créer des politiques de terrain, de territoires, qui soient hyper cohérentes. Les gens ne sont pas bêtes. Pendant des années, on a coupé les gens de la rivière car elles étaient extrêmement polluées, ça devenait une menace. Dans les années 90, on a atteint le pic de pillage des écosystèmes et puis les lois sur l'eau sont arrivées avec un arsenal législatif. On était dans une très bonne dynamique mais j'ai des interrogations sur l'avenir.

Et je pense qu'avec la pression écologique et sur la ressource en eau, j'ai peur que ces enjeux de l'urgence nous fassent prendre des décisions précipitées, des décisions de crise et non des décisions de construction. Une pensée court-termiste, en rajoutant un nouveau forage ou un nouveau détournement de rivière pour irriguer, quitte à faire 600 kilomètres. Qu'est-ce que va devenir la restauration, je ne sais pas. Les projets que j'ai observés étaient financés à 90% par l'agence de l'eau. Sur son budget quinquennal, une année a été ponctionnée par l'état. Ils doivent faire avec de moins en moins.

Tout ça fait que la conjoncture me fait peur.

Des brumes se lèvent parfois, masquant les prochains méandres. - Marie Lusson
Des brumes se lèvent parfois, masquant les prochains méandres. - Marie Lusson

Reflets : Pour finir, peux-tu nous parler un peu de la diffusion du reportage et des suites que tu comptes donner à ton travail ?

Marie Lusson : Ce qui est assez chouette, c'est que ce film est à l'intersection d'un travail artistique et scientifique. Et du coup, je le montre dans des arènes très différentes. Il a eu une grosse vie de colloques scientifiques, en sociologie ou en sciences dures. Et maintenant, il a une belle vie en cinéma. Il a été diffusé le 12 mars au périscope à Lyon, il va être montré dans la Drôme le 22 mars au festival « Les yeux dans l'eau ». Et pour les parisiens intéressés, il sera diffusé le 4 mai à 14h30 au festival Jean Rouch, à Paris, au musé du Quai Branly. Il est aussi programmé dans deux festivals en république Tchèque et en Tunisie.

D'ici à un ou deux ans, quand il aura fini sa vie de festival, il sera diffusé sur Tenk. Et on verra, mais l'idée est quand même de finir par le diffuser en libre accès. Si vos lecteurs veulent y jeter un coup d'œil, n'hésitez pas à leur faire passer le lien. Et pour des diffusions dans un cadre militant, il n'y a pas de problèmes.

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