Journal d'investigation en ligne
par Sam Han

Au chevet des rivières

Controverses sociotechniques des politiques réparatrices

La crise écologique n'est plus aujourd'hui en débat. À la crise climatique, s'ajoute celle aussi inquiétante de l'effondrement de la biodiversité, mise en avant par le GIEC au fil de ses rapports. Quand il n'est plus le temps de prévenir, il faut bien se mettre à guérir. Encore faudrait-il savoir comment s'y prendre.

Si l'on veut comprendre la nature, peut-être faudrait-t-il prendre le temps de l'écouter ? - Image : Marie Lusson
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Le premier mars 2019 et à l'appel de 70 pays, l'assemblée générale des Nations Unies proclame 2021 - 2030 décennie pour la restauration des écosystèmes. En effet, rétablir 15% des milieux terrestres, tout en stoppant l'artificialisation, pourrait éviter jusqu'à 60% d'extinctions d'espèces attendues et contribuer à hauteur de 30% aux objectifs climatiques de 2030. La résolution prend acte des précédents traités sur la question et met la barre tout en haut, avec pour objectif un milliard d'hectares de terres dégradées à restaurer, soit une superficie supérieure à la Chine. La France est entrée dans la danse avec la loi Climat Résilience promulgué en 2021. Avec seulement 20% de ses habitats naturels jugés dans un état de conservation « favorables » et moins de 10% des milieux humides ou aquatiques en bon état, il était temps qu'elle s'y mettre.

Mais si l'humain a fait ses preuves en termes de destruction, la science de la restauration du vivant est à peine naissante. Par tâtonnements, elle cherche encore à trouver son chemin. Plongée dans ses problématiques et ses questionnements, avec en toile de fond la question des rivières. Des écosystèmes complexes, source de vie depuis la nuit des temps.

Les mondes disparus

La Durance avait autrefois la réputation de « fléau » de la Provence, connue pour ses crues dévastatrices et son flux irrégulier. Ce caractère capricieux la préserve longtemps d'aménagements humains, seule l'agriculture se développant sur ses berges. En 1957, la rupture s'opère avec la construction du plus grand barrage de l'époque, Serre-Ponçon. En 1966, un canal de dérivation de 250 kilomètre est inauguré. La Provence en est transfigurée et devient la première région française productrice de fruits et légumes. De baisses du flux en nouvelles retenues, l'artificialisation s'accélère, l'industrie gravière exploitant le lit de la rivière corsetée jusque dans les années 90. Aujourd'hui, la Durance est qualifiée de « désassemblée » « sacrifiée » générant tourisme, irrigation et électricité pour un volume d'activité économique de plus de 1,4 milliard d'euros (hors tourisme). Elle est devenue une « machine organique », référence au fleuve Colombia étudié par l'historien Richard White.

À droite, vue aérienne de la Durance corsetée entre l’Autoroute et le canal de dérivation. À gauche, comparaison des débits avant et après les aménagements hydroélectriques (complétée en 2013)
À droite, vue aérienne de la Durance corsetée entre l’Autoroute et le canal de dérivation. À gauche, comparaison des débits avant et après les aménagements hydroélectriques (complétée en 2013)

En 1958, au moment où la Durance commence à être domptée, le Gardon dépasse les bornes. Une crue mémorable va emporter quatre ponts avec des dégâts évalués à 5 milliards de francs. L'événement déclenche un vaste projet d'aménagement visant à le chenaliser. Et pour cela, il fallait éliminer ses imprévisibles bancs alluviaux, déposés par les crues et entravant le flux. Des gravats charriés depuis le massif cévenol et découlant de l'érosion suite aux déforestations humaines. Et cela tombe bien, ces gravats composent 70% du béton, incarnation de la modernité à une époque où on construit à tour de bras.

Jusque dans les années 80, le Gardon va être gratté jusqu'à son soubassement rocheux, effaçant 4 à 11 siècles d'apports sédimentaires. Le lit s'enfonce et la nappe aquifère disparait. Les berges se déconnectent et l'eau, trop rapide, s'infiltre moins. Des retenues sont installées. En 2015, un projet de réinjection sédimentaire est envisagé, mais abandonné lorsque le bureau d'étude annonce l'ampleur de la tâche : injecter un million de mètres cubes pour un équilibre de l'écosystème atteint dans 15O ans. Un spécialiste de la géographie physique du Gardon y voit une incongruité. Pourquoi restaurer s'il n'existe pas de formes stables des écosystèmes ? Comment désigner une meilleure morphologie parmi l'ensemble des formes qu'a pu ou pourra prendre le cours d'eau ?

Parfois, de cours d'eau, il n'y en avait même pas. Jusqu'à la fin du 17ᵉ siècle, le Vistre est un vaste marais qui s'étend sur le plateau des Costières de Nîmes. La zone est délaissée par le pouvoir royal, ouverte à la chasse et à la pêche dont le produit est vendu sur les marchés de Nîmes. En 1774, les étangs sont asséchés pour créer une nouvelle voie navigable et reprendre contrôle sur le paysage et les hommes. Mais le Vistre est surdimensionné pour son débit, doit être constamment dragué et devient impraticable. À la fin des années 50, il n'est plus qu'un simple canal d'évacuation des eaux usées, cloaque puant et pollué. Mais il n'a pas dit son dernier mot.

À gauche, paysage de Camargue, très proche de ce que devait être le Vistre avant intervention de l'homme. A droite, l'évolution de la rivière après opération de restauration. - Frédéric Laval - PNG Camargue
À gauche, paysage de Camargue, très proche de ce que devait être le Vistre avant intervention de l'homme. A droite, l'évolution de la rivière après opération de restauration. - Frédéric Laval - PNG Camargue

L'impératif d'agir

Le basculement de notre monde dans l'Anthropocène daterait du début du siècle. Paul Crutzen, chimiste de l'atmosphère, utilise la première fois ce terme en 2002. Un concept sujet à interprétation, qui implique des bouleversements physiques, mais aussi sociologique et philosophique. La philosophe Virginie Marris le décrit, en 2018, en ces termes : « À la vision dépassée du monde comme des « écosystèmes naturels perturbés par les humains » succède une nouvelle vision de la biosphère comme « systèmes humains incorporant des écosystèmes naturels en leur sein » ». Pour l'historien Christophe Bonneuil : « En mettant en face de chaque action de l’homme des conséquences d’une ampleur telle qu’elles bouleversent non seulement l’histoire de la planète, mais aussi la nôtre, l'anthropocène condamne à la responsabilisation ».

Ce renversement de la table nous prend tous de court. « Le « sauvage » était un lieu où l’on venait uniquement contre son gré, toujours dans la peur et l’épouvante (…) Cette terre, dans son état originel, n’avait que très peu, voire rien à offrir aux hommes civilisés » affirme William Cronon, historien. Mais soudainement notre propre puissance nous a échappée. Aujourd’hui, nous déplaçons davantage de sédiments par notre exploitation des mines, des carrières ou par nos constructions que ne le font la totalité des rivières du globe. Christelle Gramaglia, sociologue, parlant de la sphère écologique, décrit : « Il a fallu attendre que ses qualités soient altérées pour qu’on mesure son importance. Ainsi, les problèmes environnementaux et les alertes sanitaires nous forcent peu à peu à expliciter les conditions de notre existence (...) Ce qui allait de soi, comme étant là depuis toujours et immuable, se présente alors sous un autre jour (...) subitement, incertaines et précaires.  » C’est l’atteinte d’un état de dégradation démesuré, celui d’une panne écologique, qui impose d’amorcer ce processus de restauration.

À gauche, traces des pelleteuses sur le Gardon en 1961. Pour le reste, des excavatrices qui ont gratté, sans encadrement, les rivières françaises à la grande époque du béton. - Rapport BURGEAP - Marie Lusson
À gauche, traces des pelleteuses sur le Gardon en 1961. Pour le reste, des excavatrices qui ont gratté, sans encadrement, les rivières françaises à la grande époque du béton. - Rapport BURGEAP - Marie Lusson

Mais par où commencer ? La définition juridique même de ce qu'est une rivière ne date que des années 2010. Une définition principalement concrétisée sous l'impulsion des lois anti-pesticide puis de la FNSEA, intéressée à réduire les périmètres de protection. En 2018, lors de la publication des nouvelles cartes départementales, 43% du linéaire d'Indre-et-Loire avait, par exemple, disparu, impliquant de nombreux recours pour corriger le tir.

Et comment se mettre à restaurer alors qu'on ne connaissait que le pillage ? Des études menées en France puis en Allemagne en 2014 puis en 2018, peinent à observer l'effet des projets de restauration sur les biotopes aquatiques. À tel point que l’écart entre attente et résultat observé contrarie la légitimité et la justification des pratiques de restauration. Une réalité de ces pratiques de restauration que Marie Lusson, sociologue des sciences, a interrogé durant de sa thèse.

Décoloniser la nature

Face à la rivière « fracassée » qu'est la Durance, aucun retour en arrière n'est possible. Marie Lusson, qualifie les opérations de restauration effectuées de « restauration-ravaudage ». Une restauration par petites touches renvoyant à un support usé dont on voudrait prolonger le fonctionnement, « la gestion d'une machine organique » à grand renfort de gaz à effet de serre. Arrachage de la végétation dans le lit de la rivière pour conserver sa forme « en tresse », déplacement des sédiments qui s'accumulent aux barrages de trois kilomètres vers l'aval... Pour favoriser la biodiversité, des îlots artificiels sont créés et les anciennes gravières laissées en état par les extracteurs investies. Mais que faire de plus ? Le responsable du syndicat mixte d'aménagement (SMAVD) l'assène : « Sur la Durance, nous avons fait tout ce qui était possible d’un point de vue écologique ».

Les opérations de restauration de la Durance : descentes des gravats sous le barrage de Saint-Sauver, essartement du lit et îlots artificiels   - SMAVD
Les opérations de restauration de la Durance : descentes des gravats sous le barrage de Saint-Sauver, essartement du lit et îlots artificiels - SMAVD

Le Vistre, ancien marais devenu chenal puis cloaque, va, lui, tirer le gros lot. Le chantier commence en 2004 à grand renfort de bulldozers. Quelque 1.900 mètres du cours d'eau sont totalement recréés pour redonner son agentivité à la rivière. Environ 86.000 m³ de berges sont déplacées, 10.000 arbres de 32 espèces différentes sont replantées manuellement. L'opération est un succès, avec le retour spontané des castors européens. Mais un succès non exempt de critiques. Un responsable du projet de restauration, se défend : « C’était vu comme une débauche de moyens pour un cours d’eau peu intéressant. On nous a fait le reproche que c’était le "joujou de l’agence". Mais pour nous, c’est implacable. Tu mets quelqu’un sur le pont de Caissargues, c’est tout droit, c’est désastreux, puis tu le mets 200 mètres plus loin et tu lui dis "regarde". Il y a une telle différence !  »

Parfois, la « débauche de moyen » est telle que les projets sont abandonnés. Et parfois, cet échec se transforme même en innovation. Les projets de réinjection sédimentaires dans le Gardon sont abandonnés face à l'ampleur de la tache : un million de mètres cube de gravats à réintroduire. Le syndicat de gestion de la rivière s'engage alors dans un programme d'acquisitions de terres sur les berges, pour absorber les crues et créer des zones tampons à intérêt social et écologique. Avec un équilibre écologique de la rivière atteint dans 150 ans, réinjection sédimentaire ou pas, pourquoi agir ? Ne vaudrait-il pas mieux laisser à la rivière le temps de se régénérer toute seule ?

Ces expériences témoignent de l'oscillation dans les sciences de la restauration, entre les approches de « faire / intervention » et de « laisser faire / non-intervention ». Pour Marie Lusson, des notions à ne pas considérer comme « deux attracteurs qui s’opposent, mais plutôt comme une oscillation entre des interventions techniques, nécessitant le recours aux forces vives des machines, et des formes d’attention en retrait, qui se rapportent davantage à une démarche de "care" »

Ré-agentifier la rivière jusqu'au retour des castors - Kamal Lebaillif - EPTB Vistre
Ré-agentifier la rivière jusqu'au retour des castors - Kamal Lebaillif - EPTB Vistre

Marie Lusson met également en avant la prégnance du rôle des porteurs de projet, qu'elle nomme « entrepreneurs de restauration » : « Qu’il s’agisse d'individu ou de collectif, leur rôle est essentiel en ce qu’ils font face à de véritables contraintes de traduction en devant composer avec des intérêts multiples et contradictoires. (...) La restauration et plus largement l’aménagement des rivières constituent un défi démocratique en ce qu’ils imposent de développer des méthodes de gouvernance et de représentativité à même de traduire l’ensemble des voix de la rivière. »

Ainsi, depuis 2019, a été créé un « parlement de la Loire », première reconnaissance juridique d'une personnalité non-humaine en Europe. Une instance où des représentants se font porte-parole des différentes entités qui composent le fleuve. Donner une place, une représentativité, une épaisseur à ces différents composants, vivant ou non-vivant qui constituent notre monde commun, une voie à suivre pour avoir une chance de réparer ce qui a été brisé ?

Car il faut savoir rester humble et ne pas recommencer à jouer aux apprentis sorciers. Pour l'écologue radical Jean-Claude Guénot, la nature serait « malade de gestion », exhortant à une « décolonisation de la nature ». La philosophe Virginie Marris affirme : « Le travail des écologues de la restauration peut être comparé à celui du faussaire, avec la prétention supplémentaire de copier le fruit d’une histoire millénaire, faite d’aléas et d’interactions complexes entre les hommes et leur environnement ».

Quand on prend conscience des liens au monde qui nous entoure et du prix de leur restauration, la conservation des écosystèmes fonctionnels devrait être à la tête des priorités. Et pourtant… La loi Climat-Résilience visait une artificialisation nette égale à zéro en 2050, les organisations étant autorisées à bétonner et compenser par une renaturation équivalente. Mais face aux difficultés de certaines communes, la loi a été assouplie en juillet 2023. Ne seront plus comptabilisés dorénavant les grands projets décidés par l'état : lignes LGV, installations portuaires… On sent bien le sens des priorités.

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