Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Édito
par bluetouff

Les hackers, la cathédrale et le bazar

Ce petit billet est une réaction à l'interview que Frédéric Bardeau nous a accordée ici. Comme toute réaction, il s'agit d'un avis personnel n'engageant que son auteur. Je me suis interrogé autant sur les propos de Frédéric que sur les commentaires qui ont suivi. J'ai pensé qu'il y avait pas mal à en dire, c'est donc ce que je vais tenter de vous expliquer ici, surement maladroitement, car devinez quoi ?

Ce petit billet est une réaction à l'interview que Frédéric Bardeau nous a accordée ici. Comme toute réaction, il s'agit d'un avis personnel n'engageant que son auteur. Je me suis interrogé autant sur les propos de Frédéric que sur les commentaires qui ont suivi. J'ai pensé qu'il y avait pas mal à en dire, c'est donc ce que je vais tenter de vous expliquer ici, surement maladroitement, car devinez quoi ? Je ne suis pas un professionnel de la communication ;)

Il y a tout d'abord le titre de cette interview qui m'a interpellé : "l'hacktivisme doit changer de posture ». Le contenu de l'interview m'a cependant apparu assez intéressant. Il constitue un avis ouvertement extérieur. Les commentaires, eux, se sont fait assez violents et c'est là quelque chose que j'ai trouvé personnellement regrettable mais pouvant probablement trouver des explications dans la courte histoire des mouvements hackers en France. Beaucoup de ces commentaires amalgament plus ou moins volontairement les termes "hacker" et "hacktiviste".

Microcosme, macrocosme et metacosme

Frédéric Bardeau souligne à propos de la Quadrature du Net et de Reflets

"Les « grands médias » ne reprennent pas assez les informations sorties par Reflets, et d’autres médias en pointe sur ces sujets ou les organisations qui travaillent sur ces questions comme la Quadrature du Net, et donc je pense que ces thématiques ne sont pas encore populaires au sens où elles ne peuplent pas les discussions des « vraies gens » dans les cafés, ni dans les cours d’école…"

Il y a à mon sens ici un amalgame malencontreux. Reflets est un petit média dont la portée des actions se limite à celle de ses lecteurs, la Quadrature est un groupe d'advocacy, de défense des libertés, dont l'action trouve un écho dans notre quotidien par l'intermédiaire de nos députés et de nos eurodéputés. J'ai l'impression ici que par cet amalgame, Frédéric se méprend un peu sur l’œuvre et l'efficacité de la Quadrature du Net qui a su se faire entendre dans nos institutions françaises et européennes et qui a su contribuer plus que significativement au rejet d'ACTA en Europe s'il ne fallait citer que ça. Si de nombreux auteurs de Reflets se reconnaissent dans l'action de la Quadrature du Net, c'est parce que nous nous accordons sur une définition d'Internet, un écosystème que nous nous sommes approprié.

La première des phrases de l'interview de Frédéric Bardeau pouvant nous donner matière à réflexion, c'est celle-ci :

"Mais d’autre part je pense que c’est principalement à cause de ceux qui portent ces messages qu’ils ne sont pas grand public, qu’ils ne le deviennent pas et que malheureusement ils ne sont pas prêts de devenir grand public : car ils restent cantonnés à leur petit microcosme de geeks et d’hacktivistes, que tout cela manque un peu d’humilité et de culture politique et enfin qu’ils ne sont pas des professionnels de la communication  ».

Si les communautés constituant Internet sont des microcosmes, elle cohabitent avec le macrocosme. Le macrocosme, c'est ce que le "microcosme geek hacktiviste" appelle couramment "les gens", parfois il est vrai, avec une pointe de mépris. Ces "gens" ou les "vraies gens » comme Frédéric les appelle, c'est le reflet de notre société : femmes, enfants, hommes, noirs, blancs, jaunes, homos, hétéros, riches, pauvres... Internet, c'est aussi surtout "les gens".

Si l'on considère que l'ensemble de tous les microcosmes constituent un macrocosme, en Internet, ils trouvent un lieu de cohabitation et de désenclavement : ce qu'on appellera ici, un "métacosme". Ce métacosme, c'est ce qui doit briser toute frontière, si chaque internaute devait être comparé à un neurone, le métacosme serait l'ensemble des synapses qui interconnecte ces neurones : il n'y a aucune route obligatoire, un internaute A peut échanger avec un internaute B sans qu'on le contraigne à acheminer sa communication par un internaute C.

L'effet direct de ce "métacosme", c'est la volée en éclats de la pensée unique. L'illustration la plus concrète, c'est que les microcosmes communiquent entre eux, et brisent ainsi leur propre définition. Conclusion rapide : parler de microcosme, sur Internet, c'est une aberration, on peut parler de communautés, mais probablement pas de microcosme. Tout microcosme sur Internet a une espérance de vie proportionnelle au ping des connexions des personnes appartenant à ce microcosme.

Dernier point à ce sujet, l'expression "petit microcosme de geeks et d’hacktivistes" employée ici par Frédéric laisse à penser qu'il y a "les gens qui savent" et les "autres", les "vraies gens".

Pourtant, on a vu dans notre histoire des révolutions se produire dans des pays où la population était majoritairement illettrée. A t-on besoin de "savoir" pour s'indigner ? Non. Il suffit parfois de ressentir. Et comme tout animal, l'internaute, le citoyen, s'indignera quand on s'en prendra à son écosystème. C'est une loi de la nature, pas d'un microcosme.

La réponse troisième question de l'interview est probablement celle qui me dérange le plus. La question est relative au "mouvement hacktiviste", mais Frédéric y répond en parlant des hackers. Et sur ce coup, je pense qu'il s'égare quand il explique :

"Les ONG et les syndicats ont besoin de nouveaux moyens de défendre les droits humains et pas seulement sur Internet. Les salariés de PSA et de toutes les autres entreprises frappées par les plans sociaux, les SDF, les Roms, les migrants, les diasporas, les prostituées, les drogués, les malades, les exclus, les « quartiers populaires » et autres banlieues : que font les hackers pour eux concrètement ?"

Il ne faut pas tout confondre, pour régler ces problèmes, il y a des gens qui votent des lois, des députés et des sénateurs, on appelle ça le Parlement. Je ne vois pas ce que les hackers viennent faire là dedans, d'autant plus que dans notre pays, on vote pour ces personnes, et on leur offre un salaire confortable pour qu'ils règlent ces problèmes, pour lesquels ils sont élus.

Quand les hackers s'invitent dans un débat social, politique ou économique c'est rarement pour apporter une solution, c'est pour désigner un problème, le rendre public et l'exposer avec une analyse technique, s'appuyant sur des faits. En ce sens :

La culture hacker est née de bidouilleurs de petits trains électriques. Le fait que cette culture soit devenue "tendance", est un accident de l'histoire qui trouve pour grande partie son explication dans l'essor d'Internet. Il faut donc arrêter de lui prêter des supers pouvoirs d'un côté et de lui reprocher son manque d'humilité d'un autre.

Internet est le Bazar des hackers

Les plus anciens d'entre vous auront reconnu dans le titre du présent article une allusion marquée à l’œuvre d'Eric S.Raymond, "La Cathédrale et le Bazar" dont vous trouverez une traduction française ici. Depuis la déclaration d'indépendance du cyberespace de John Perry Barlow, de nombreux internautes ont pris conscience qu'Internet ne pouvait souffrir d'aucune régulation. Toute régulation du cyberespace n'est qu'une illusion à laquelle seuls quelques technocrates pas assez technophiles peuvent encore croire. Je soupçonne Frédéric Bardeau d'avoir bien compris cette petite subtilité quand il met en avant Anonymous, Wikileaks, et dans une autre mesure les indignés et Occupy, qui ont tous su, à leur manière,  utiliser le réseau pour sortir du réseau.

Mais est-ce qu'utiliser le réseau pour sortir du réseau doit être la préoccupation de tout hacktiviste qui se respecte ? Je n'en suis personnellement pas vraiment convaincu. Certains hacktivistes ont l'humilité dont Frédéric leur reproche de manquer et cantonnent leur action en une action par le réseau et pour le réseau.

D'autres en revanche, sont des hacktivistes qui communiquent, même s'ils ne sont pas des professionnels de la communication. Vous noterez au passage que les textes fondateurs d'Internet n'ont jamais été écrits par des professionnels de la communication :

  • John Perry Barlow qui a acté de l'indépendance du cyberespace n'est pas un professionnel de la communication ;
  • Hakim Bey qui a posé les bases des TAZ (zones autonomes temporaires), n'est pas un professionnel de la communication ;
  • The Mentor qui a écrit le cultissime Manifesto, n'est pas un professionnel de la communication ;
  • Eric S.Raymond, l'auteur de La Cathédrale et le Bazar, sur lequel j'appuie aujourd'hui cet article, n'est pas un professionnel de la communication.
  • Stéphane Frédéric Hessel, l'auteur d'Indignez-vous n'est pas, lui non plus un professionnel de la communication.

Je ne connais pas un seul texte "fondateur" relatif à Internet qui soit l’œuvre d'un professionnel de la communication. Je ne connais pas non plus un seul texte éveillant en moi un élan de liberté qui soit l’œuvre d'un professionnel de la communication ... étrange non ? J'ai un peu de mal à y voir l’œuvre du hasard.

Je passerai ensuite volontairement sur les mots de Frédéric qui ont fait leur effet (dans les commentaires) comme le terme "lâcheté narcissique" qui n'est que l’interprétation qu'il se fait d'une passion. Il y a des gens qui se passionnent pour les timbres, d'autres pour les micro-kernels, pourquoi les juger ?

Quand Frédéric déclare :

"Les premiers hackers ont créé Internet, des lieux ouverts (The Source, le WELL…), des logiciels (GNU, Linux, Mozilla…), des entreprises (Apple…), des magazines (Wired), des ONG (l’EFF)… il faudra s’interroger sur le bilan réel de l’hacktivisme des années post-2000, et le faire sans concession et sans complaisance"

...j'ai tout simplement envie de lui expliquer que ces gens ont posé les fondement d'un outil indispensable à l'exercice de nos libertés et que les hacktivistes d'aujourd'hui, s'en servent, et montrent aux "vraies gens" comment faire exercice de ces libertés.

Je terminerai l'analyse des propos de Frédéric en pointant du doigt une erreur sémantique factuelle, la confusion entre les hippies et les beatniks. Pour rappel, les hippies ce sont les personnes qui fumaient des pétards et gobaient du LSD pendant que les beatniks fumaient des pétards et gobaient du LSD en inventant Internet.

Quand le groupe devient la Cathédrale

L'hacktiviste, et encore plus le hacker, ne cherche pas forcement une utilité sociétale à son action. Pour un hacker, si ses travaux trouvent un écho bénéfique à la société, ce sera souvent par concours de circonstances. L'hacktiviste lui, marque une volonté plus affirmée de s'engager, mais là encore, la forme particulière que revêt son engagement n'a pas pour vocation à faire de lui un leader de parti politique. L'activiste, peut-être, mais l'hacktiviste, certainement pas.

Et dans les commentaires faisant suite à l'interview, nous avons malheureusement dans certains d'entre eux des attaques violentes avec des argumentaires un peu à côté de la plaque, comme cet internaute qui affirme que tout hacker est forcément un hacktiviste.

Mais il y a bien pire. Sur certains points, Frédéric Bardeau a parfaitement raison, et certains commentaires le confirment malgré la volonté de leurs auteurs respectifs. Frédéric prête juste des objectifs à l'hacktivisme et aux hackers qui ne sont pas forcément les leurs, c'est à mon sens, ça son erreur.

Je vais vous raconter un petite anecdote. Il y a quelques jours une journaliste me contacte pour me demander mon avis sur le sexisme supposé des "geeks". Son enquête faisait, entre autres, suite au buzz créé par le nouveau TombRaider dans lequel l’héroïne du jeu se fait violer. Je vous recommande la lecture de ce billet qui fait écho à l'article consternant publié par Joystick à ce sujet. Par extension nous en venons à parler des milieux hackers dans lesquels la journaliste souligne à juste titre, qu'en France, il y a quand même peu de femmes. Naïvement, je n'avais jamais assimilé ça à une forme de machisme, naïvement, pour moi, dans l'image que je me fais du hacker, ce dernier est animé par une passion qui le conduit à se foutre éperdument de savoir si les pixels avec lesquels il échange sur le Net sont des pixels masculins ou féminins.

En ce sens je suis assez triste de constater que certaines personnes, dans les commentaires faisant suite à l'interview de Frédéric Bardeau, lui reprochent sa "non appartenance" aux milieux desquels il parle.

Dans mon imaginaire à moi, les hackers sont des passionnés, et les hacktivistes défendent certaines valeurs, comme la liberté d'expression. Sanctuariser l'hacktivisme et le hacking, de quelque manière que ce soit, c'est transformer notre bazar en cathédrale, et c'est une monumentale erreur.

Le délit de la différence

Il y a plusieurs mois, sur Reflets, nous nous étions essayé à un exercice un peu périlleux de segmentation des divers mouvements issus de la cyber  contre -culture. Et comme un peu d'autocritique ne peut nuire, il faut bien admettre qu'aujourd'hui, avec du recul, cet exercice était un peu stupide. Il est du moins aussi stupide que cette opposition systématique que beaucoup s’évertuent à marquer entre blackhats et whitehats. Toute tentative de hiérarchisation d'un joyeux bazar émanant d'Internet, est par nature, stupide.

Internet c'est avant tout des individus, nul individu ne peut être réduit à une pseudo appartenance à un groupe. Sur Internet, cette notion de groupe, comment pourrions nous la définir ? Le logo affiché sur le fonds d'écran ? Au nombre de pixels lâchés sur un canal IRC ? Une pratique quotidienne du Net montre vite les limites de la notion de groupe sur Internet. Internet c'est être dans un groupe dans un onglet de navigateur, dans un autre groupe dans un autre onglet de navigateur, et encore dans un autre groupe sur un canal IRC. Le tout avec une capacité à switcher, d'une seconde à l'autre, d'un groupe à l'autre.

Internet et tout particulièrement le logiciel libre, nous ont apporté quelque chose d’extraordinaire qui est un véritable pied de nez à tout ce que les oligarchies ont de plus désagréable. Ils nous ont offert des outils de mise en pratique de nos libertés. Avec Internet, nous ne sommes plus dans une fumeuse théorie démocratique, nous sommes dans une DoOcracycelui qui a raison, c'est celui qui se sert de ses libertés, pour faire ce qu'il veut faire. Le logiciel libre nous offre une magnifique illustration de ces propos, il a inventé le fork, c'est à dire la capacité à créer une nouvelle branche d'un projet logiciel en partant de son code source, pour aller dans une autre direction que le projet initial.

Enfin, pour conclure et faire écho aux propos de Frédéric, je vais (une fois de plus) marquer le coup avec un manque flagrant d'humilité : "pourquoi est-ce que je perdrai mon temps à expliquer à des ayatollahs du copyright les vertus du fork ? Ce sont eux les cons pas nous ;) ».

 

0 Commentaires
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée