La responsabilité de l'autorité judiciaire dans la mort d'Amandine
Entre 2010 et 2014, trois procédures éducatives ont conclu à un non-lieu et une enquête pour violences a été classée sans suite
Amandine Pissara-Florès est morte le 6 août 2020, après des mois de coups, de privation de nourriture et de séquestration dans un débarras sordide. Son cas avait fait réagir des membres du corps éducatif, qui l'ont signalé plusieurs fois à l’institution judiciaire. Malgré ces alertes et plusieurs rapports inquiétant des services sociaux, une juge a décidé, à trois reprises, qu’Amandine n’était pas en danger.
Le vendredi 24 janvier, Sandrine Pissara a été condamnée à la réclusion criminelle à perpétuité pour « actes de torture et de barbarie » sur sa fille Amandine, tandis que son compagnon, Jean-Michel Cros, reconnu coupable de « privation de soins et d’aliments suivie de mort », s’est vu infliger une peine de 20 ans de réclusion. Les débats ont permis de retracer le calvaire que la mère avait infligé à Amandine, mais aussi à ses aînés, Jérémy et Cassandra, mettant au jour une mère maltraitante au plus au point, perverse et manipulatrice, qui a facilement dupé des institutions faibles n'ayant pas été à la hauteur de certains acteurs de terrain. Car avant cette période du confinement où les mauvais traitements ont atteint leur paroxysme jusqu’au dénouement fatal, Amandine a subi une vie de violences, de privations et d’humiliations, dont certains enseignants ont perçu les signes très en amont. Plusieurs signalements ont été réalisés ; ils ont donné lieu à trois procédures éducatives, qui se sont toutes soldées par un non-lieu. Une enquête pénale pour violences, menée au début de l’année 2014, a débouché sur un classement sans suite par le parquet de Montpellier. Ces procédures, si elles avaient été menées à terme, aurait sans doute permis de révéler les violences commises par Sandrine Pissara sur Amandine, de placer l'enfant, et donc, in fine, de la sauver. Cet article vise à exposer des faits ; il appartient à l'autorité judiciaire de déterminer les responsabilités juridiques de chacun, et de caractériser une éventuelle faute de l'État.
Le premier signalement
Le 26 avril 2010, une enseignante de l’école maternelle privée, fréquentée par Amandine et sa grande soeur Ambre, remarque un bleu sur chaque joue et une égratignure sur le nez de la cadette. Interrogée sur l’origine de ces blessures, Amandine explique que sa mère l’a « jetée contre le mur » et qu’elle est tombée. Dans une note manuscrite, l’enseignante note que le père, Frédéric Florès (partie civile la semaine dernière, ndlr), lui a signalé qu’Amandine a tendance à manger ses excréments, mais qu’il ne faut surtout pas lui donner de goûter car elle est boulimique. Ces différents éléments amènent la directrice à écrire une information préoccupante, le 18 juillet 2010, auprès des services sociaux du département de l’Hérault, au sujet d’Amandine et de sa soeur - qui présentait des marques de brûlure au cou.
A l’issue d’un travail d’enquête et d’audition des parents mené par les travailleurs médico-sociaux, un rapport d’évaluation est rendu le 25 octobre 2010. Il est écrit en préambule que Frédéric Florès et Sandrine Pissara se sont séparés à la fin de l’année 2009. Ambre, Amandine et Dylan vivent avec leur mère. Le père a loué un logement dans le même village de Saint-Pargoire ; si la relation conjugale est houleuse, il passe beaucoup de temps au domicile de ses enfants et semble « très investi »dans leur vie, estime l’assistante sociale.
L’assistante sociale écrit que les deux parents, lorsqu’ils parlent d’Amandine, « utilisent des qualificatifs négatifs qui stigmatisent cette enfant », et préconise la mise en place d’une assistance éducative en milieu ouvert (AEMO). Le 29 octobre, le parquet de la cour d’appel de Montpellier soutient cette préconisation. La juge des enfants, avant de se décider, ordonne une enquête sociale approfondie.
Cette enquête est confiée à un service social spécialisé qui rendra un rapport détaillé le 11 mars 2011. Si les travailleurs sociaux font état d’enfants perturbés par la situation conjugale conflictuelle de leurs parents (plaintes mutuelles pour violences et abandon d’enfant), ils estiment qu’on ne peut parler de maltraitance. Au terme de ce rapport, ils recommandent la mise en place d’une AEMO, mentionnant que les parents y sont eux-même favorables.
Ce n’était qu’une apparente coopération destinée à tromper les enquêtrices car, quelques semaines plus tard, l’avocat de Sandrine Pissara s’oppose fermement à la mise en place d’une telle mesure. Il s’est montré suffisamment convaincant pour que la juge estime également, dans un jugement en assistance éducative aux fins de non lieu rendu le 13 avril 2011, que les enfants « ne sont pas en danger au sens de l’article 375 du code civil » et qu’en conséquence il n’y a pas lieu à instituer une mesure de protection.
Deuxième signalement
En octobre 2011, les enseignantes de l’école maternelle apprennent que les enfants du couple Pissara-Florès sont seuls à la maison, les petits gardés par les grands, alors que les parents seraient en vacances en Crête. La situation est signalée, car tant les aînés Cassandra et Jérémy que les petites Ambre et Amandine (Dylan n’est pas encore scolarisé) ont manqué de nombreux jours de classe. A leur retour au domicile, les parents ont contesté avec véhémence l’intervention des services sociaux. Ils ont toutefois fait l’objet d’une autre mesure d’investigation éducative, qui débouchera sur un rapport rendu le 2 mai 2012.
Ce rapport décrit Amandine comme une petite fille « à l’allure plus chétive que sa soeur Ambre et son frère Dylan », et beaucoup plus réservée qu’Ambre. Lors de la première visite, elle présente des traces de griffures sur le visage que personne ne sait expliquer. Elle reste cachée derrière sa soeur, qui répond à sa place à toutes les questions. Si Amandine se détend progressivement et s'ouvre au contact des assistantes sociales, elle leur apparait figée et stressée au contact de sa mère. Au cours d’un entretien mené chez son père, elle déclare spontanément être souvent punie par sa mère, qui l’obligeait à faire des lignes (Amandine a alors 5 ans). Cette punition, explique-t-elle, est due à un épisode troublant : enfermée sur le balcon et ne parvenant pas à le signaler, elle a fini par y faire ses besoins. Pendant qu’elle raconte cela, notent les autrices du rapport, sa soeur Ambre manifeste sa colère et tente d’empêcher Amandine de poursuivre son discours. La grande soeur a également nié l’affirmation d’Amandine selon laquelle, chez sa mère, elle dormait « dans le local ».
Au cours de l’audience criminelle, les enfants de Sandrine Pissara expliquent avoir menti aux services sociaux à la demande de leur mère. « Notre maison ressemblait aux maisons témoins des agences immobilières, » rapporte par exemple Jérémy. Lui et sa soeur Cassandra ont volontairement tu les violences dont ils étaient victimes depuis des années et qu’ils ont décrites devant la cour d’assises de Montpellier, par peur de subir les représailles de leur mère. Ils savaient que même si la justice s’emparait de leur cas, leur placement n’aurait pas été immédiat ; terrorisés par ce qu’elle aurait pu leur faire subir, ils ont préféré agir comme les zélés collaborateurs d’une mère qu’ils ont présenté comme aimante, servant à propos d’Amandine un discours écrit par Sandrine Pissara : une enfant caractérielle et menteuse qui faisait beaucoup de bêtises, au comportement déroutant, dont il fallait interpréter les propos avec des pincettes.
Cette ambiance un peu fausse et aseptisée est décrite par les services sociaux. Le 6 mars 2012, les deux enquêtrices écrivent que « le fonctionnement familial semblait assez déroutant » les parents cherchant « à offrir un vernis social et à lisser les difficultés ». Elles écrivent aussi qu’Amandine paraissait « être l'enfant la plus en détresse ».
A la fin de mesures d’investigation, le 17 avril 2012, elles estiment que les parents « renvoient l’image d’un couple parental uni par rapport aux enfants » qui n’auraient cependant pas digéré les signalements effectués à leur encontre et envisageraient de porter plainte (resté au stade de simple menace). Elles écrivent également : « L’attitude de méfiance de ce couple vis-à-vis de notre mission n’a ainsi pas permis d’obtenir une compréhension approfondie du fonctionnement familial. Pour autant, nous avons pu observer des confusions certaines dans l’organisation de la maison, dans les places entre adultes et enfants. Madame Pissara est restée dans le déni de toute forme de difficulté. Le caractère de danger n’est pas mis en évidence, mais les enfants ont-ils pu suffisamment exprimer leur éventuel mal-être dans ce contexte d’intervention ? »
Les assistantes sociales concluent que le climat familial reste préoccupant, que les enfants ont besoin d’aide, mais pas d’une AEMO, qui leur apparaît comme inefficace dans ce contexte. En conséquence, le 25 mai 2012, la juge des enfants rend un jugement de non lieu quand aux mesures de protection.
Le troisième signalement
Le troisième signalement, qui émane également du corps enseignant, intervient en février 2014. L'école primaire où Amandine est scolarisée lance une information préoccupante. Dans le courrier qui fait état des éléments justifiant cette démarche, et signé par la directrice, l’institutrice d’Amandine et la psychologue scolaire, il est écrit que, le 30 janvier 2014, Amandine a été surprise en train de fouiller dans les poubelles de la cour, à la recherche de nourriture. Cela fait écho aux nombreuses fois où elle a été surprise en train de dévorer des goûters dérobés à ses camarades, étant elle-même arrivée sans goûter. À de nombreuses reprises, sa mère et son père ont signalé au corps enseignant qu’Amandine avait des troubles du comportement alimentaire, tantôt boulimique tantôt anorexique (anorexie mentale soi-disant diagnostiquée par un psychiatre, selon Sandrine Pissara). Au contraire, tant le corps enseignant que les camarades d’Amandine ont pu observer une petite fille à l’appétit vorace, finissant les assiettes de ses camarades et avalant frénétiquement ce qui lui était proposé, malgré une constitution physique très mince.
Le 14 février, la maîtresse d’Amandine remarque qu’elle boite. « Je suis tombée, » répond Amandine. Une surveillante observe ensuite des blessures sur les jambes, des hématomes importants aux genoux. Dans un rapport, la psychologue scolaire relate une conversation entre une animatrice périscolaire et Amandine. La première demande : « Pourquoi tu as mal aux genoux comme ça ? »
— « J’ai été au piquet, je bougeais, ça énervait maman et elle m’a tapé avec une louche sur les genoux. »
Dans son témoignage, le demi-frère aîné d’Amandine, Jérémy, rapporte qu’il voyait souvent sa mère frapper Amandine à coups de louche.
« Qu’est-ce que c’est, le piquet ? » demande l’animatrice.
— C’est une barre, je mets mes genoux dessus, y’a le gravier dessous.
— _Est-ce que ça t’arrive souvent d’aller au piquet _?
— De temps en temps, quand j’énerve maman.
— Est-ce que tu as fait une grosse bêtise pour aller au piquet ?
— J’ai poussé Dylan. Il est tombé et j’ai été punie.
— Est-ce que je peux voir tes genoux ?
Elle a enlevé son pantalon. Il y avait deux énormes hématomes de la cuisse jusqu’en bas du genou. C’était enflé et tout violet.
Un médecin établit un certificat pour une interruption totale de travail d' un jour. Un bilan sanguin réalisé le 18 février montre des valeurs sanguines trop faibles, signes manifestes d’une anémie (un mois plus tard, les valeurs étaient remontées à un niveau normal).
Enquête pénale pour violence
Ces faits déclenchent non seulement une nouvelle saisine de la juge des enfants (toujours la même), mais également un double signalement au parquet, provenant de la mairie et du conseil général, pour signaler l'infraction, en application de l’article 40 du code de procédure pénale. La substitut du procureur ouvre une enquête pour des soupçons de maltraitances sur Amandine par sa mère. La petite fille est confiée à son père le 17 février pour la durée de l’enquête.
Lors de son témoignage devant la cour d’assises, Frédéric Florès expliquera que pendant cette période de vie commune, Amandine ne lui a pas confié avoir été victime de violences de la part de sa mère. Sinon, jure-t-il, il aurait tout fait pour faire aboutir la procédure délictuelle et aurait protégé sa fille des maltraitances.
Il ressort cependant des procès verbaux d’audition de la gendarmerie qui a mené l’enquête que tous les membres de la famille, acquis au « système Pissara » ont défendu avec zèle la version de la mère mise en cause. Les enfants terrorisés et sous emprise ont une nouvelle fois décrit une Amandine affabulatrice qui ne recevait que de légères punitions méritées par son comportement, et Frédéric Florès a soutenu sans ambiguïté son ex-femme, ne croyant pas vraisemblables les violences dénoncées par sa fille.
Très certainement de bonne foi, mais d’une confondante naïveté, comme il l’admet lui-même aujourd’hui, il a servi aux gendarmes la version mensongère que Sandrine Pissara lui avait inculquée (Amandine a joué à genoux, les jambes nues, sur des graviers), prenant toutes ses explications pour argent comptant.
Partant de là, il est probable qu’Amandine, qui pourtant se sentait en sécurité chez son père, n’ait pas osé dénoncer les violences que sa mère lui infligeait, à un père dans lequel elle percevait non sans raison un allié de son bourreau.
Comme beaucoup d’enfants qui parlent à l’école, Amandine n’a pas osé réitérer ses accusations aux gendarmes. Elle s’est alignée sur le récit officiel comme Ambre, Jérémy et Cassandra. Le 28 mars, le parquet de Montpellier a classé l’affaire pour « infraction suffisamment caractérisée ».
A la procédure éducative qui néanmoins se poursuit, est versée une expertise psychiatrique décelant une souffrance psychique chez Amandine, sans qu’elle ne puisse être imputée à des violences que l’enfant aurait subies, mais plutôt à des carences affectives, écrit l’expert. Il remarque une posture ambivalente de l’enfant, faite de plaintes et de loyauté envers ses parents. « Ses propos paraissent très dépendants du discours parental la concernant », écrit-il encore. Le psychiatre préconise un suivi thérapeutique (déjà mis en place et contrôlé par Sandrine Pissara), ainsi qu’une mesure d’assistance éducative afin de « poursuivre l’exploration du cadre familial. »
En dépit de ces préconisations et des plaintes exprimées par Amandine, la même juge des enfants, qui s’était déjà prononcée à deux reprises, rend un nouveau jugement disant qu'il n'y a pas besoin d'assistance éducative, le 26 juin 2014.
Il n’y aura pas de quatrième procédure.
2019 et 2020 : les dernières alertes
Comme nous l’écrivions dans un premier article, la conseillère principale d’éducation de l’internat d' Amandine durant l’année scolaire 2018/2019 a fait remonter ses soupçons de maltraitances physiques et psychologiques aux services sociaux qui, après intervention, les ont jugés infondés.
Alors que Sandrine Pissara disait d’Amandine qu’elle refusait de se nourrir, ses camarades, comme les membres du corps enseignant constataient la voracité étonnante de cette petite fille, par ailleurs toujours très mince.
La CPE a décrit à la cour d’assises la terreur d’Amandine à la seule évocation d’un rendez-vous avec sa mère. Elle avait été bouleversée par la détresse de son élève et révoltée par l’attitude de Sandrine Pissara. Malgré les conclusions de l’assistante sociale qui n’estimait pas utile de faire un signalement aux autorités judiciaires, la CPE avait tenté d’alerter l’académie au plus haut niveau. Il n’y a eu aucune suite à ces alertes, et Amandine a été changée d’internat à la fin de l’année.
Cet établissement est le dernier qu’Amandine fréquentera. Elle y a rencontré des amis à qui elle a confié les mauvais traitements qu’elle subit chez elle, et notamment le fait qu’elle ne mange pas à sa faim.
Une jeune surveillante de 22 ans, Lola a bouleversé la cour d’assises de Montpellier en racontant, en larmes, comment Amandine s’est effondrée quand elle a entendu l’annonce du confinement : « Lola, je vais mourir ». La surveillante avait tenté de la rassurer en lui disant qu’elle n’allait pas laisser faire cela, avant de rapporter la situation à la direction de l’établissement, qui lui aurait répondu que l« ’assistante sociale était au courant et s’en occupait ».
Aucune intervention d’assistante sociale n’a été retrouvée. Amandine est partie se confiner chez elle, dans le village de Montblanc où Sandrine Pissara s’était établie avec Jean-Michel Cros, son compagnon depuis 2016.
Personne ne l’a jamais revue vivante.