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par Rédaction

La censure comme réponse à la presse ?

Reflets et Mediapart dans le viseur de Maître Ingrain et de Patrick Drahi

Demain mercredi, Reflets sera devant le tribunal de Versailles tandis que Mediapart sera fixé sur son sort. Dans les deux cas, une censure préalable appliquée par des juges à la demande du même avocat.

Quand le patron d'Altice vous invite... - Copie d'écran

Le 5 septembre dernier, nous commencions la publication d'une enquête sur l'empire de Patrick Drahi. Notre investigation part de la publication sur Internet de documents internes du groupe Altice et du Family Office de Patrick Drahi (l'entreprise qui gère ses investissements personnels). Le groupe de ransomware Hive a en effet diffusé ces informations après l'échec des négociations sur la rançon demandée après l'attaque. Très rapidement, Altice nous assignait devant le tribunal de commerce de Nanterre en invoquant une violation du secret des affaires. Dans son ordonnance, le juge écartait les demandes d'Altice, comme la censure a posteriori de nos articles. Il ne constatait aucune violation du secret des affaires. En revanche, il nous interdisait d'écrire à l'avenir sur Altice en nous basant sur ces documents pourtant désormais publics. Une censure préalable indiscriminée. C'est pour cette raison que nous avons fait appel. L'affaire sera jugée demain à 15 heures à la cour d'appel de Versailles. A la même heure exactement, le délibéré sera rendu dans l'affaire qui interdit à Mediapart de publier le moindre extrait d'enregistrements dévoilant les méthodes inssuportables de kompromat utilisées par le maire de Saint-Étienne, Gaël Perdiau. Trois points communs entre les deux affaires : la censure préalable d'enquêtes journalistiques, une instrumentalisation de la justice (éviter les chambres spécialisées en droit de la presse) et... le même avocat, Christophe Ingrain. Ce dernier, qui est également le conseil du ministre de la justice, entre ainsi dans l'histoire moderne du droit en étant le premier avocat à obtenir une censure préalable de deux journaux en quelques semaines.

Mais revenons à Altice et à notre enquête. Derrière les trois sociétés qui nous attaquent, un seul homme : Patrick Drahi. Il a créé un empire sur de la dette. Quelques 50 milliards d'euros selon ses propres mots. Il est connu pour ses montages financiers, industriels et fiscaux complexes. La publication de ses manies, de son train de vie, l'ont visiblement énervé puisqu'il a demandé à son conseil Maître Ingrain de tout faire pour que les articles disparaissent de notre site et que l'on ne puisse pas continuer à explorer les documents publiés par le groupe Hive.

Le fait même que Reflets évoque tout cela dans une interview diffusée par France Culture a également déclenché l'ire du patron d'Altice. Qu'à cela ne tienne, Christophe Ingrain a assigné Radio France devant le tribunal de commerce de Paris. Objectif ? « Ordonner à la Société Nationale de Radiodiffusion Radio France de supprimer, sous astreinte de 1.500 euros par jour de retard à compter du prononcé de l'ordonnance à venir, le podcast "Altice, un piratage d'envergure" du 10 septembre 2022 ; ordonner à la Société Nationale de Radiodiffusion Radio France de supprimer, sous astreinte de 1.500 euros par jour de retard, la page de présentation du podcast "Altice, un piratage d'envergure" du 10 septembre 2022 ». Rien de moins.

Le tribunal de commerce de Paris a cependant renvoyé maître Ingrain dans ses cordes. « ll y a lieu de rechercher le juste équilibre entre les droits fondamentaux de protection des droits de la personne avec les droits non moins fondamentaux de la liberté d'expression et d'information énoncés à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen et à l'article 1 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne », note avec perspicacité le magistrat. « Nous relevons que l'ensemble des propos contenus dans le podcast litigieux sont tenus par un tiers (M. Champagne), le journaliste de France Culture s'étant contenté de les enregistrer, sans les reprendre à son compte. Nous relevons que ce podcast a essentiellement pour but d'informer le public sur les conséquences que peut avoir une cyberattaque telle que celle subie par les demanderesses ; sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d'un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions d'intérêt général et ne saurait se faire sans raison particulièrement sérieuse. » ajoute-t-il, notant au passage que le sujet abordé est d'intérêt général, ce que maintient Reflets depuis le début de son enquête, suivi récemment en ce sens par Heidi News et Le Monde qui ont eux aussi publié des articles sur la base des mêmes documents, sans que l'on sache si Altice les poursuit.

Retour à Nanterre le 15 décembre

La décision concernant Mediapart, même si les instruments juridiques invoqués sont différents, est dans toutes les têtes et à l'instant où démarrera le procès en appel contre Altice, tout le monde scrutera le délibéré du tribunal de Paris. La décision concernant Reflets sera très probablement mise en délibéré.

Le 15 décembre, nous serons convoqués pour une audience au fond, Altice cherchant cette fois à obtenir une décision sur l'affaire au tribunal de commerce. Pêle-mêle, Patrick Drahi et ses entreprises nous reprochent une violation du secret des affaires, un usage frauduleux fait de données issues d'un piratage informatique, une incitation à violer des dispositions pénales...

Toute cette activité judiciaire, ces SLAPP (procès-bâillons) traduisent de manière assez pathétique la vision qu'à Patrick Drahi de ce que doit être le journalisme. Pour un grand patron de médias, à la tête de BFMTV, de RMC ou de Libération (même s'il l'a isolé dans un fonds indépendant), c'est très inquiétant. La presse n'est pas un quatrième pouvoir. Elle est un outil permettant aux citoyens de faire des choix éclairés au moment d'exercer leurs droits démocratiques. Censurer la presse a fortiori préalablement, est un danger pour la démocratie et les citoyens.

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