L'Etat est « détenteur du monopole de la violence physique légitime »
Et le peuple, de celui de la colère légitime ?
Les images de Farida, une infirmière arrêtée violemment le 16 juin à Paris ont déclenché des discussions sans fin sur les réseaux sociaux. Certains y défendent l'action des forces de l'ordre. C'est pourtant impossible, sauf à vouloir cliver encore plus cette société dont le pacte social est déjà en morceaux.

Derrière la guerre d'image, derrière les affrontements politiques que véhiculent cette photo de Farida, une infirmière arrêtée violemment par une horde de policiers armés jusqu'aux dents et protégé comme des Robocops, il y a un débat philosophico-politique qu'il serait dommage d'occulter. L'État bénéficie du monopole de la violence physique légitime. C'est à dire qu'il peut, lui, user de la violence physique pour maintenir la stabilité de la société, c'est à dire, celle du pacte social qui nous unit. Si nous acceptons de renoncer à une partie de notre liberté (celle de défoncer la tête de quelqu'un qui nous dérange ou d'aller se servir dans la caisse des boutiques LVMH, par exemple), c'est parce que nous attendons en retour un certain nombre de choses de l'État, et ces droits et devoirs sont inscrits dans notre contrat social. Quand l'État fait un mésusage de ce monopole de la violence physique légitime, il achève de détruire ce pacte social, menant doucement mais surement à des révoltes chaque fois plus violentes et radicales. Et au fond, si l'État est détenteur du monopole de la violence physique légitime, le peuple, lui, n'est-il pas détenteur du monopole de la colère légitime, et partant, de la révolte légitime ? C'est d'ailleurs ce qu'avaient voulu consacrer les révolutionnaires en 1793 lorsqu'ils avaient inscrit dans l'article 35 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».
Si l'on observe la société par le prisme des réseaux sociaux, on trouve à l'occasion de l'arrestation de Farida deux camps irréconciliables. Il y a ceux qui pensent que cette arrestation est une honte dans la méthode, et ceux qui pensent qu'elle méritait la violence qui a présidé à son arrestation. Comment en arrive-t-on là ?
Tout d'abord, il est très probable que les réseaux sociaux soient un très mauvais miroir de la société. Tous les anciens des Internets savent que dans un forum, il y a une grosse majorité de lurkers (des gens qui lisent mais ne postent pas) et une minorité de participants actifs qui vont monopoliser la parole et l'attention. Sur les 50 millions d'adultes français, que représentent les quelques milliers de twittos et de membres de Facebook qui s'agitent autour de cette arrestation ? Pas grand chose et il serait utile de savoir ce que pensent ces 50 millions de personnes de ce que l'exécutif a fait du contrat social ces deux dernières années.
Car la violence de la réponse étatique à la colère d'une partie de la population ne date pas d'hier. Elle a été particulièrement forte durant la répression des manifestations contre la loi Travail, puis mutilante(comme nous l'expliquions dès le 8 janvier 2019) lors de la contestation des gilets jaunes, avec une cohorte d'éborgnés, de mains arrachées. Cette violence de la réponse étatique à la colère des manifestants, nous l'avons écrit samedi après samedi pendant près de deux ans, était disproportionnée. Elle l'est toujours et l'arrestation de Farida en est un nouvel exemple qui marque. Pourquoi ? Principalement parce que en plus d'être une femme, donc physiquement incapable de s'opposer aux forces de l'ordre qui lui sont tombées dessus, elle est une infirmière. Elle fait partie des "héros", tels que Emmanuel Macron les a lui-même désignés. Ceux qu'il fallait il y a encore peu, applaudir à 20h depuis nos balcons. Comment justifier aujourd'hui qu'il faille les arrêter avec violence ?

Pour Farida, il y a deux points de vue qui s'opposent. En clair, il y a dans le coin gauche du ring les opposants à Emmanuel Macron qui n'en peuvent plus mais et dans le coin droit, les membres de l'amicale de la police, du syndicat Alliance, une armée de bots gérée par LaRem et enfin, les militants LaRem sincères.
Pour se faire une opinion, et se ranger dans le coin gauche ou dans le coin droit, il y a les faits. Farida a envoyé des projectiles sur les forces de l'ordre. C'est indéniable, elle a d'ailleurs été filmée en train de le faire et elle l'a reconnu en garde à vue. De même, elle adresse des doigts d'honneur aux forces de l'ordre.
Ces points permettent à toute l'amicale de la police du gaz lacrymo, des LBD et des grenades désencerclantes de laisser entendre que Farida n'est pas innocente. Sous-entendu, elle n'a eu que ce qu'elle méritait. Peut-être méritait-elle une arrestation. On peut en discuter, mais ce que l'on peut tout de suite écarter, c'est que Farida méritait d'être tirée par les cheveux, plaquée au sol la tête dans la poussière, blessée au front, bâillonnée par les forces de l'ordre lorsqu'elle essaye de donner son nom aux autres manifestants... Rien de tout cela n'est acceptable, rien ne peut le justifier. D'autant que pour la même manifestation, on peut observer des forces de l'ordre relativement passives lorsqu'un groupe de casseurs détruit devant elles une voiture d'une personne handicapée.

Lorsqu'elle est évacuée, Farida est filmée par des manifestants. Elle tente de leur donner son nom. Une policière qui l'escorte lui applique la main sur la bouche pour l'empêcher de s'exprimer. On se demande dans quel manuel de police ce geste est préconisé...
Cette gestion des manifestants rejoint l'article que nous avions publié sur l'étranglement. Les forces en présence sont profondément et terriblement inégales.
Il suffit d'observer l'équipement des CRS il y a 25 ans et celui dont ils disposent aujourd'hui pour comprendre le processus de militarisation en cours. Là où l'on a besoin de "maintien de l'ordre" et donc de désescalade, on observe un sur-armement permanent et accru. La tenue des CRS passe d'une sorte de survêtement à une armure protégeant toutes les parties du corps.

L'armement fait également un bond. Il est désormais courant de voir des forces de l'ordre équipées de fusils d'assaut lors de manifestations. What could go wrong ? La militarisation des forces de l'ordre est une constante depuis des années, en France comme ailleurs. Comme si les pouvoirs exécutifs avait de plus en plus peur des peuples, de leurs réactions.
Cela démontre une chose : les manifestants ne sont plus vus comme des citoyens exerçant leur droit constitutionnel de manifester, leur opposition à une politique en place. Ils sont vus comme des ennemis. Des personnes à mater par la force. Dans cet état d'esprit, les violences policières ne peuvent qu'intervenir.
Comment peut-on concevoir qu'un affrontement est nécessaire avec des jeunes pendant un concert de la fête de la musique qui se déroule au milieu de nulle part, sans habitations aux alentours ? Dans un affrontement avec des forces très inégales, il y a de grands risques de mort. C'est ce qui est arrivé par exemple à Steve Maia Caniço. A Malik Oussekine. A Zyed Benna et Bouna Traoré. A Cédric Chouviat. Et tant d'autres.

Lorsqu'un pays s'enorgueillit d'avoir aboli la peine de mort, il serait bon que ses dirigeants, mais aussi certains de ses citoyens ne tentent pas d'excuser une mise à mort par un casier judiciaire rempli ou un délit mineur, au moment où la police tue la victime.