Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Marie-Thérèse Neuilly

Une si grande colère...

Le déconfinement pourrait aussi s'appliquer

Peut-on raisonnablement contenir les colères qui se sont faites jour pendant le confinement en faisant donner la troupe ?

Sur un banc au soleil... - Pxhere - CC0

Quand on est fermé chez soi, avec comme consigne de ne pas en bouger, après un moment de saisissement, on s’assoit et tout se repositionne différemment. Avant on avait de nombreuses contrariétés, des griefs envers ses collègues, des stress pour arriver à l’heure à l’école. Là dans ce temps immobile s’opère une nouvelle conscientisation. A l’extérieur le monde est devenu encore plus menaçant, on s’enferme pour s’en protéger. Se laver sans cesse les mains, avant et après avoir fait quelques courses, se fabriquer un masque après être parti en quête d’une seule de ces protections parmi ces millions qui étaient soit-disant régulièrement livrées. Sentir l’angoisse monter après chaque discours, car « leurs paroles » essaient de dissimuler une incapacité à gérer une situation qui oscille entre danger et absurdité. Perdre la confiance, obéir à tout et son contraire. Et la colère, à l’intérieur, a ruminé toutes ces frustrations.

Et puis les nouvelles qui viennent de l’extérieur sont de plus en plus mauvaises, on se croyait riche et on n’a pas assez de respirateurs, nos hôpitaux ne sont pas en mesure de répondre à nos besoins en cas de pandémie, certains médecins emploient mal à propos un vocabulaire de guerre – on fait du tri, on doit choisir ceux qui ont le plus de chances de survie… On se demande s’ils ont une idée des fonctionnements et des financements de l’hôpital public et de qui leur garantit un salaire. Une petite remise à niveau serait nécessaire, pour rappeler les règles qui régissent cette « entreprise publique », qui paye avec de l’argent « public » qui vient entre autres des cotisations des « assurés » avec leurs « ayants droit », avec le devoir de prendre en charge les plus démunis, avec ces devoirs apportés par le serment d’Hippocrate, les comités d’éthique, les règles déontologiques etc…

Une pandémie, ça pourrait être la fin du monde, mais là il s’agit d’une répétition générale seulement. Alors il faudrait appliquer les règles sociales en vigueur, sans écarts de langage.

Pour ceux qui ont vécu assez longtemps (65 ans, après ça c’est normal que ça s’arrête, c’est ce qui surnage dans ce climat d’effervescence et de non- sens), être une entité statistique, fragile avec une pluralité de défaillances potentielles, sentir qu’on coûte cher et que ça suffit. Certains disent même que si on a arrêté l’économie, c’est par un geste généreux et valeureux jamais vu jusqu’à présent : pour sauver la vie de tous ces vieux pourtant devenus inutiles. Acte d’humanité incommensurable, mais qui va nous coûter très cher. Ils pourraient dire merci, les fragiles.

Mais voilà que le déconfinement ne tourne pas comme on aurait pu l’espérer, dans une douceur ouatée, par phases, par étapes, en ordre et discipline. Et que rien ne pourra arrêter cette colère qui gronde, surtout pas la menace de faire donner la troupe, ou toute organisation blindée. Une colère pour laquelle les mois d’enfermement précédents ont permis une concentration des forces, à la recherche d’un exutoire. L’inaction forcée, la claustration, la conscience de d’inutilité de tous ces discours contradictoires, la recherche d’une cause qui en vaille la peine, sortir de ce trouble, on ne peut pas vivre avec l’innommable. Et si on n’arrive pas à le nommer, on va le crier.

Pour ceux qui ne peuvent pas parler de « leur » confinement

Alors il y a une expérience sociale grandeur nature qui va révéler ces forces des ténèbres, ces lignes de rupture, ces grondements, ces frémissements, les larmes, les cris, les souffrances. Bien qu’il ait de multiples figures, l’innommable en prend quelques unes comme emblématiques de ce qu’il peut- être, en s’acharnant sur certaines victimes, coupables de faiblesse.

Ainsi, les femmes battues. Si tu parles je te tue, dit le plus fort à celle à qui on n’a pas appris à se défendre. Pourquoi ces visages tuméfiés ? « just because I am a woman », comme l’avait affiché Alexsandro Palombo en janvier 2020 quand il avait placardé à Milan des photos retouchées en visages abimés de femmes célèbres, « juste parce que je suis une femme ».

Pendant le confinement la situation des femmes battues empire, au bout d’une semaine les associations spécialisées, les services de police et de gendarmerie organisent des lieux spécifiques pour recueillir les plaintes, dans des pharmacies, dans des galeries commerçantes. Mais on ne sort pas de chez soi avec des bleus sur le visage et un nez cassé, même avec un masque. D’ailleurs on ne sort pas de chez soi.

Et puis il y a les enfants maltraités

L’enfant se tait, se referme, tout plutôt que d’être abandonné, si tu parles tu iras à la DASS. Baisse les yeux, tais- toi, reste tranquille, reste dans ta chambre- si tu en as une- et puis s’ensuivent les qualificatifs de dépréciation, de ceux qui font bien mal et qui s’inscrivent à vif dans la peau – jusqu’à la mort.

Pourtant le scandale viendra d’ailleurs. Comment la question de la justice ressurgit... Non le racisme n’est pas l’apanage des Américains, le déconfinement est marqué en France par une révolte de même nature que celle qui bouscule les villes américaines, contre les violences policières, contre une société qui ne sait plus qui la compose.

Le mètre réglementaire n’est pas respecté, le masque et la cagoule renforcent ce sentiment d’étrangeté : qui sont-ils tous ces enragés qui veulent être écoutés ? C’est ceux à qui le silence du confinement a donné des forces. Il fallait une étincelle, et c’est un brasier qui s’enflamme. Le mot qui se donne à entendre c’est justice. Pour tous, tout le temps, dans tous les replis de la vie sociale.

Pouvoir respirer, rester vivant, ne plus jamais entendre « I can't breathe » (« Je ne peux pas respirer »), Pendant le confinement on a ressenti un peu, très peu à vrai dire ce qu’étais l’état de privation de liberté, de cette liberté qui est pourtant un des piliers de notre société. A ces victimes, celles qui ne peuvent se défendre, qui se trouvent directement exposées tous les jours à la cruauté se sont ajoutées celles que l’exclusion, le racisme, la brutalité ont désigné comme indignes de participer à la vie sociale.

Les effets de ce confinement, il faut les voir avec ceux qui ont enduré plus de souffrances que lorsqu’ils pouvaient s’abstraire des exactions quotidiennes de leurs tortionnaires. Silences lourds de menaces, cris étouffés, mais ça pourrait être pire encore ! Les effets du confinement, c’est manquer d’air. Etouffement. Quelle peur a bien pu nous saisir pour qu’on accepte ces huis clos, ce repliement ?

Et bien il y a eu ces paroles guerrières qui utilisaient la métaphore pour donner corps à un ennemi invisible et qui rodait autour de nous, prêt à fondre sur sa proie, porté par ceux que nous aimons et protégeons, les enfants par exemple. Et puis les vieux ont compris qu’il fallait qu’ils se fassent discrets, une dame haut placée en Europe les a enfermés chez eux jusqu’à Noël, mais heureusement en France on ne leur a demandé que d’être raisonnables. Ils pourront continuer à faire un petit tour du quartier, avec un masque, ils peuvent encore promener leur animal de compagnie, pour le moment tout au moins puisque les études scientifiques montrent bien que le virus se joue de la barrière des espèces, et que l’affaire n’est pas terminée.

Alors ce « monde d’après » est- il prêt d’arriver ? Porté par une colère qui saura bousculer l’amertume, permettre à chacun de trouver une place, d’exister, d’exercer ses droits fondamentaux. Tout au long de sa vie, enfant protégé par les adultes, femmes qui osent se défendre, vieux qui veulent profiter des derniers rayons de soleil sur leur banc dans le square.

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