Enclaves libertariennes et villes parasites [part 2]
Le retour des « républiques bananières » ?
Trois enclaves cherchent à faire sécession au Honduras, chacune avec sa stratégie d'expansion... mais avec la même arrogance.
Force est de constater que la plupart des enclaves mégalomanes annoncées ces dix dernières années, à grand renfort de buzz et d’images 3D, ont du mal à décoller. Cela fait dix ans par exemple que Liberland, micro-nation autoproclamée, végète dans un no man’s land de 7 km² au bord du Danube, entre Croatie et Serbie — le lieu n’accueille qu’une « dizaine de colons, installés dans des infrastructures temporaires et étroitement surveillés par la police croate », dixit un reportage du Figaro. D’autres sont mort-nés, comme California Forever, projet d’enclave de 700 ha pour super-riches (comté de Solano, Californie) et soutenu par Mark Andreessen : après six ans de lobbying, les promoteurs ont eu peur de soumettre leur idée à référendum. Akon City, ville futuriste qui devait s’ériger au Sénégal, promue depuis 2020 par une star de la R’n’B, Akon, n’a pas encore posé la moindre brique. Quant à Brock Pierce, enfant terrible de la blockchain, il rame à construire sa cité radieuse à Porto Rico, baptisée « Puertopia », depuis qu’il a racheté de multiples propriétés après un cyclone qui a ravagé cette île des Caraïbes en 2017. Selon le New York Times, Pierce accumule les ardoises et les procès, et sur place on le traite de banal « colonialiste du bitcoin ».
« Zones parasites »
Ces désillusions ne découragent guère les idéologues libertariens. L’exemple du Honduras ne peut que les inciter à encore y croire. Hélène Roux, sociologue au Centre population et développement (IRD - Paris Cité), étudie ces « zones économiques spéciales » en Amérique centrale depuis une quinzaine d’années. Elle était au Honduras l’été dernier pour travailler sur Ciudad Morazan, une autre Zone d'emploi et de développement économique (ZEDE) qui, comme Prospera, a profité du statut spécial créé en 2013. « Ces zones sont des réalisations totalement parasites, explique-t-elle à Reflets, dans le sens où elles s’installent en sachant profiter des infrastructures existantes ou en projet, que ce soit en termes de transports, d’énergie, ou de ressource en eau ». L’anthropologue Julio Gutiérrez abonde en ce sens : «Je pense en effet qu’il y a quelques chose de parasitaire dans la logique de ces projets. Il s’agit surtout d’extraire de la valeur (à la fois financière et foncière) à partir des lieux de vie ainsi convoités ».
Ciudad Morazan, qui prétend créer une ville modèle, s’est installée en 2022 à Choloma, au nord du pays, zone aride et « vraiment moche », selon la sociologue, mais toute proche des réseaux routiers, ferroviaires et portuaires qui traversent le territoire centre-américain d’est en ouest et du nord au sud. Choloma, troisième ville du pays, est le cœur industriel des maquiladoras, ateliers de confection de vêtements qui inondent le marché nord-américain, à coup de cadeaux fiscaux, depuis les années 1990.
Le fondateur de Ciudad Morazan, Massimo Mazzone, est un businessman sexagénaire italien marié à une hondurienne, qui brasse dans l’import-export en Amérique centrale depuis vingt cinq ans. Lui aussi est membre de la Mont Pelerin Society [voir notre article précédent]… Deux cryptomonnaies y sont acceptées. « Pourtant, Morazan n’affiche aucune ambition libertarienne », rebondit Christopher Castillo, de l’organisation ARCAH. « Sa stratégie est plus sournoise, sans faire de vagues, mais tout autant arrogante. Il est allé expliquer au maire de Choloma [150.000 habitants] que Morazan a le statut d'une municipalité, qu’il devait donc être traité à égalité… Alors que les ZEDE venaient d’être abrogées ! ». Le 15 mai dernier, Mazzone s'est joint à la plainte déposée par Prospera devant une cour d'arbitrage de la Banque mondiale.
Sur place, raconte Hélène Roux, la seule construction visible de la ZEDE Morazan, c’est un énorme portail d’entrée, avec sas de contrôle et barrières métalliques, qui délimite la zone barricadée de quelques dizaines d’hectares. A l’intérieur, un seul hangar et des petits pavillons identiques. Pour la galerie, des photos ont été publiées laissant paraître une vie locale, avec jeux d’enfants et parties de barbecue. « Non, il n’y a rien sur place, les logements étaient en location sur Airbnb jusqu’à l’été dernier », a constaté Hélène Roux après son séjour de recherche effectué en août 2024.
Castillo pense que Morazan va devenir « une résidence sécurisée pour classes moyennes, employés ou cadres du coin qui ont du mal à se loger pour pas trop cher. » Leur offrant un « semblant de vie citadine et de sécurité », celle des clôtures barbelées et de sa police privée. En 2022, c'est Mazzone qui traitait de « parasites » les manifestants d'ARCAH venus taguer le mur d’enceinte de la zone (« Ce territoire n’appartient pas à la ZEDE! »).

Orquidea est la troisième ZEDE à avoir été autorisée au Honduras. Elle a davantage la saveur des républiques bananières. Sa spécialité : la production intensive de fruits et légumes, en priorité des poivrons, tomates et piments destinés à l’export. L’emprise totale de la zone, située à Las Tapias, commune de San Marcos de Colon (sud-est du pays), représente 270 Ha et sa ferme, constituée d’énormes serres longilignes, occupait 34 Ha en octobre 2021, selon le média en ligne Criterio.hn. Son patron-fondateur, Victor Wilson, est un entrepreneur américain mais n’a rien d’un libertarien. Il s’est installé dans le pays en 1992 pour faire des affaires dans l’agro-industrie, sa ZEDE — filiale de son groupe Agroalpha — est devenue pour lui une occasion d’en faire davantage sans avoir de comptes à rendre aux autorités. Ici, on le connaît comme « le roi de la crevette » : sa première société, Grupo Granjas Marinas, en est devenu le plus gros producteur du Honduras.

Dans sa zone, point de bitcoin, le dollar et le lempira (devise locale, environ 30L pour 1€), restent maîtres. En revanche, Guillermo Peňa Panting, le « secrétaire technique » d’Orquidea — Secretario Tecnico, l’administrateur officiel de la ZEDE, désigné par le précédent gouvernement —, est un adepte de la dérégulation. Il a créé la Fundación Eléutera, qui se définit comme le principal think-tank libertarien du pays. Un de ses aïeux était un homme d’affaires britannique, embauché par United Fruit pour construire la première ligne de chemin de fer dans les années 1910. Ça crée des liens avec Wilson, qui fut aussi patron de la filiale locale de Chiquita Brands, nom que s’est donné en 1989 United Fruit pour tenter de faire oublier son oppressant passé dans la région. L'ex-président du Honduras Juan Orlando Hernandez a visité quatre fois la zone Orquidea — avant de se faire pincer pour trafic de stups par la DEA en 2022...
La démocratie à Prospera : un mètre carré, une voix !
Au Honduras, Prospera est la ZEDE qui est allée le plus loin en termes d’autonomie. Elle a écrit son code civil (basé sur la « common law » des États-Unis), son régime fiscal (10 % sur les revenus, 1 % de taxe foncière, 5 % de TVA), son code de l’urbanisme — la tour Duna, résidence de luxe de 14 étages, surpasse les règles locales qui interdisent tout bâtiment de plus de 8 étages —, fondé sa police privée et son tribunal civil. De quoi générer une bureaucratie qui n’a rien envier aux États vétustes (en témoigne les centaines de références de son « journal officiel »).

Elle a surtout forgé sa propre gouvernance politique, une vrai caricature d’oligarchie teintée de néoféodalisme. Beth Geglia, anthropologue et documentariste [1], estime qu’il s’agit d’un véritable « gouvernement privé », un « modèle de gouvernance hautement entreprenarial ». Tout le pouvoir de décision est concentré dans un Board of Trustees, banal conseil d'administration, de 9 personnes. Son président, c’est le fameux « secrétaire technique », sorte de maire ou de gouverneur de la zone, le seul devant être de nationalité hondurienne. A Prospera, le poste est occupé depuis 2022 par un juriste de 31 ans et fervent promoteur des ZEDE, Jorge Colindres. Dans ce conseil, 4 sont désignés par les financiers fondateurs, Erick Brimen et ses associés. Officiellement, la majorité des 5 membres doit être soumise au vote des résidents. Mais une clause prévoit qu’à partir d’août 2025, ou lorsque l’enclave atteindra le cap des 10.000 résidents (ils ne seraient que 2000 environ), 2 de ces 5 sièges seront élus uniquement par les propriétaires fonciers qui ont intégré leurs biens dans la ZEDE. Les droits de vote sont même corrélés à la surface de leurs terrains — un mètre carré, une voix ! « Démocratie locale défectueuse et trompeuse », tranche l'anthropologue Beth Geglia.
L’autre caricature, c’est son tribunal civil, pouvant aussi traiter des délits — même si en matière de crimes et d’homicides, les lois pénales du Honduras continuent à s’appliquer (de quoi économiser, au passage, le coût de construction d’une prison...). C’est un banal tribunal d’arbitrage, géré par une société inscrite cette fois au Texas, Prospera Arbitration Center LLC (PAC). Neuf juges au total, avocats ou ex-magistrats de pays anglo-saxons (un seul est hondurien : Humberto Macias, ex-directeur juridique de l’enclave, restons entre amis), et les trois principaux (Senior Arbiters) sont des juges retraités de l’État d’Arizona (tiens tiens, là où Brimen a vécu…) — même pas d'anciens juges fédéraux.
On ne rigole pas avec les conflits d’intérêts, chez Prospera. Le PAC a créé son « comité d’éthique », composé de huit membres, dont sept sont les mêmes juges... qu’ils sont censés contrôler. Prospera dit avoir construit aussi son code du travail (avec des promesses de salaire minimum de 25 % au dessus de celui du pays), dont les litiges se règlent, logique, devant le PAC. Il y a même une « inspection du travail », dont le président en titre n'est autre que... le maire du village en personne, Jorge Colindres.
Autonome, mais « parasite », l'enclave prospère d'Erick Brimen. La structure utilise des infrastructures publiques (routes, hôpitaux, ports et aéroports), sans dire à combien se monte sa participation. Prospera est surtout détestée pour avoir accéléré l’assèchement d’une des deux nappes phréatiques de l’île de Roatan. Sa frénésie de construction et les besoins de sa clientèle VIP sont particulièrement voraces. Elle n’en dit rien sur son beau prospectus en ligne. « Oui, l’eau est une ressource très précaire sur Roatan, nous confirme Christopher Castillo, de l'association ARCAH. Et la présence de l’enclave a aggravé le problème. Plus largement, les lois nationales sur la protection de la nature ne s’appliquent pas à Prospera, alors qu’il y a de nombreuses zones naturelles sensibles à préserver dans la baie. C’est dramatique ». Pour établir un rapport de force, avance-t-il, « la solution serait qu’aucune institution ou administration publique n’ait de liens financiers avec la ZEDE ». A commencer par le fournisseur d’eau potable…
Note [1] Auteure de plusieurs films (son compte Vimeo) ou travaux de recherche sur les ZEDE au Honduras, dont "Honduras: Reinventing the Enclave", NACLA Report on the Americas, N°4, 2016.