Enclaves libertariennes et villes parasites [part 1]
Colonialisme new age ou techno-fascisme ?
Les milliardaires de la tech ne cherchent plus à coloniser les esprits. Leur objectif est d'annexer des territoires pour en faire des havres libertariens. Au Honduras, ces nouveaux évangélistes ont planté leur croix avec voracité. Prochaine cible, le Groenland ?
L’île de Roatan, au nord du Honduras, a perdu 250 hectares de sa superficie en moins de dix ans. Pourtant, rien à voir avec le dérèglement climatique qui sévirait dans la mer des Caraïbes. Au centre de cette île longiligne de 50 km de large, une enclave semi autonome s’est tranquillement incrustée depuis 2017 avec la bénédiction du gouvernement de l’époque, héritier d’un coup d’État militaire en 2009. L’ambition de Prospera, c'est son nom, avec sa résidence de luxe de 14 étages, son école Montessori, son terrain de golf, son bitcoin center et ses plages privées, est de réaliser le rêve libertarien des « Charter Cities », des villes qui cherchent à s’affranchir des États-nations en termes politiques autant qu’économiques.
Prospera revendique environ 2000 «habitants», dont les trois-quarts sont des « e-residents ». Pas plus de 300 se sont réellement installés dans l’enclave, selon un porte-parole questionné par Reflets. Chacun doit payer un ticket d’entrée, avec prix d’appel pour les locaux (260$ pour les honduriens, 1.300$ pour les expatriés). Environ 200 entreprises sont enregistrées (payant un forfait de 379$), essentiellement des commerces ou des vitrines touristiques, au milieu de concours de startup ou de bitcoin meetings. Pour attirer le chaland, elle se vante de faire avancer les « recherches médicales », hébergeant des tests cliniques interdits ailleurs (implantations de puces, thérapies géniques ou traitements à base de cellules souches). « Pas moyen de savoir quelles règles sanitaires encadrent ces pratiques, ils sont en roue libre » déplore Christopher Castillo, coordinateur de l’ARCAH, une des ONG du pays à se battre contre les ZEDE. Faire table rase des États ne veut pas dire éradiquer la bureaucratie. Pour pénétrer dans Prospera, comme l’a constaté une journaliste du New York Times Magazine, il faut signer un « Accord de coexistence », document long de 4.202 pages.

Sous l’influence de Paul Romer, un ex-prix Nobel d’économie qui sera plus tard Chief economist à la Banque mondiale, ces zones ont obtenu un statut spécial en 2013 au Honduras, pays de 10 millions d’habitants parmi les plus pauvres du continent. Les "Zone d’emploi et de développement économique" (ZEDE) sont des sortes de micro-États dans l’État qui peuvent créer leurs propres lois, pas seulement en matière fiscale. Seules trois ZEDE sont parvenues à se constituer, dont Prospera, jusqu’à ce qu’une alternance politique à la tête du Honduras, sur fond de de corruption et de narcotrafic [1 ] n’y mette un terme. Élue en novembre 2021, la présidente Xiomara Castro (épouse de l’ex-président Manuel Zelaya renversé en 2009), a fait campagne pour l’abolition des ZEDE, elles ont été abrogées par le parlement l’année suivante, processus confirmé par la Cour suprême de justice, plus haute juridiction du pays, en septembre 2024.
Prix du chantage diplomatique : 10,7 milliards de dollars
Sur place, l’enclave de luxe de l’île de Roatan n’a pas l’intention de déménager. Ses dirigeants ont immédiatement contre-attaqué en portant plainte, en février 2023, devant une cour d’arbitrage internationale, en vertu de traités de libre-échange signés par le Honduras qui protègent les investissements étrangers. Une quinzaine de procédures similaires ont été engagées contre le Honduras, par des investisseurs s'estimant lésés, mais ceux de Prospera, qui affirment avoir réuni 125 millions de dollars, sont les plus agressifs et réclament pas moins de 10,7 milliards de dollars de dédommagement au Honduras, soit le tiers de son PIB annuel (34 milliards dollars en 2023). Elle estime bénéficier d’une clause qui lui permet de se maintenir jusqu’à 10 ans, voire 50, après toute abrogation.
« Même depuis l’abrogation de la loi sur les ZEDE, les gens de Prospera sont toujours aussi sûrs de leur puissance, » reprend Christopher Castillo. « Le retour de Trump à la Maison blanche les a rendus encore plus arrogants, sachant que leurs intérêts seront fermement défendus. Il faut dire que l’actuel gouvernement n’a presque rien fait pour s’opposer concrètement au développement de Prospera : je pense qu’il a vraiment peur des représailles venant des États-Unis ».
Derrière l’enclave se cache une véritable entreprise, « Honduras Prospera LLC », enregistrée au Delaware, célèbre paradis fiscal étasunien. Son fondateur: Erick Brimen, 41 ans, qui se présente comme son PDG (« Chief Executive Officer »). Américain naturalisé, originaire d’une riche famille du Vénézuela, il émigre en Arizona à l’âge de 14 ans. Banquier d’affaires, il plaque tout en 2013 dès qu’il apprend ce qui se trame au Honduras avec les ZEDE. A travers sa société Neway Capital, Brimen crée deux sociétés immobilières inscrites à Tegucigalpa, la capitale (cf graphique).

Fin 2017, près du village de Crawfish Rock, deuxième bourg de Roatan, il achète quatre parcelles totalisant 20 hectares. Deux ans plus tard, comme l’a constaté le média en ligne Criterio.hn dans une longue enquête, l’enclave Prospera est parvenue à élargir son emprise pour atteindre à peu près 400 ha au total. Elle contrôle déjà 3 % du territoire de l’île de Roatan : 160 ha autour de Crawfish Rock et environ 100 ha dans d’autres parties de l’île, plus à l’est, moins peuplées mais aux forts atouts touristiques (lieu-dit « Port Royal »). Fin 2021, juste avant l’élection de Castro, elle a incorporé 140 ha de propriétés situées sur le continent, à Satuye, quartier de la ville portuaire de La Ceiba.
La stratégie d’expansion territoriale de Prospera est typiquement coloniale : ne pas se limiter à une seule implantation, multiplier les avant-postes, et s’élargir sans faire de bruit. Par étonnant que les ZEDE sont ressenties comme de nouveaux avatars des « républiques bananières » du début du XXe siècle, lorsque les économies d’Amérique centrale ont été placées sous la coupe de la multinationale étasunienne United Fruit Company.
Forcément, les liens sont tendus entre promoteurs yankees et habitants de Roatan, un des berceaux de la culture Garifuna, population afro-caribéenne autochtone qui se sent envahie et méprisée, selon les témoins cités dans cet article de Inside Climate News. Les habitants de Crawfish Rock ont appris en septembre 2020 que les clôtures et les vigiles apparus dans leur voisinage étaient destinés à devenir une ZEDE. Et pas une station balnéaire comme il en était question un an plus tôt. Même si Prospera a promis de réserver 90 % des emplois créés aux travailleurs locaux, le chiffre est difficile à vérifier alors que la zone déclare avoir déjà dépassé le cap des mille emplois créés. Les habitants sont surtout inquiets de probables expropriations, que la loi sur les ZEDE prévoyait. Brimen affirme qu’il n'y aura jamais de ventes forcées. Mais espère vivement que le gouvernement Castro tombe lors des prochaines élections de novembre 2025.
Le Groenland en ligne de mire
Pour monter sa cité radieuse, Brimen a bénéficié du parrainage d’investisseurs libertariens de haut vol, réunis dans le fonds Promonos Capital. A commencer par Peter Thiel, qu’on ne présente plus, parrain de la "Paypal Mafia". Il y a aussi Marc Andreessen, ex-codeur des années 90, capital-risqueur et consultant de luxe pour le DOGE d’Elon Musk. Autre pilier de Promonos : Balaji Srinivasan, un des gourous de la blockchain et auteur de l’une des bibles du technocapitalisme, The Network State : How to Start a New Country (2022). Ou encore Patri Friedman, fondateur du Seasteading Institute (qui rêve de villes flottantes sur des îles artificielles) et devenu un des premiers « résidents » de l’enclave de Prospera. Le premier à avoir misé dans l’enclave, à travers sa société Tipolis Inc., c’est un influenceur plus discret, Titus Gebel, juriste allemand à l’origine d’un des lobbies du secteur, la Free Cities Foundation, qui publie une sorte de listing des projets de villes-franches « en cours » ou « en gestation ». D'autres officines libertariennes diffusent la bonne parole (Free Cities Foundation, Charter Cities Institute, League of Free Cities…), relayées par de plus vétustes conclaves néolibéraux comme Atlas Network (fondé en 1981) ou la Mont Pelerin Society. Créée en 1947 par Milton Friedman, grand-papa de celui cité plus haut, et ses amis économistes nobélisés Hayek et Popper, cette sorte de secte ultralibérale regroupe encore beaucoup d'adeptes en Amérique latine, notamment au Honduras et au Guatemala.
Le fonds Promonos a misé sur sept projets aussi perchés que fumeux, Prospera étant le plus avancé. Au Nigéria, les promoteurs d’Itana ont mis la main sur 7 ha dans la zone franche « Lekki Free Zone », en banlieue de la capitale Lagos, pour en faire une banale pépinière à startups, "Talent City". En revanche au Bhoutan, leur projet "Yung Drung City" a capoté et l'idée a été récupérée l’an dernier par la monarchie pour ériger une « cité somptueuse » (Gelephu Magnificent City) de la taille de Singapour.
Trois autres sont de simples concepts de « villes en réseau » (Afropolitan, Small Farm Cities, Metropolis), mais le dernier, Praxis Nation, est le plus mégalomane. Praxis reprend à la lettre Srinivasan qui, dans son encyclique The Network State, prétend que « L’État-réseau doit être idéologiquement aligné mais géographiquement décentralisé. ». « Reclaim the West », tel est son mot d’ordre, impérialiste et suprémaciste, totalement décomplexé : « Notre but est de restaurer la civilisation occidentale et de poursuivre notre destin ultime de la vie parmi les étoiles » (sic). Pour l’instant, le concept est creux (« premier réseau souverain au monde« ) et ses quelques 87.000 «praxians» n’ont droit qu’à un passeport en carton. La tête pensante de « l’Empire Praxis » (sic), Dryden Brown, trentenaire illuminé, parle d’une « nation décentralisée » mais n’écarte pas un jour d’utiliser la brique et le ciment pour s'incruster sur la terre ferme. Un budget de 525 millions de dollars a, parait-il, été levé pour creuser les fondations de la cité. Où ça ? Peut-être bien au Groenland, affirme Dryden Brown, qui y est allé à l’été 2024 « pour tenter de l'acheter ». (sic) Depuis, c'est un partisan hystérique de l’annexion de ce territoire par les États-Unis, comme Trump l’a formulé clairement après son élection. Brown s’est félicité de la nomination d’un proche de Peter Thiel, Ken Howery, comme ambassadeur de Washington au Danemark, le pays qu’il faut convaincre pour mettre la main sur le Groenland.

Buzz City au Salvador
Jillian Crandall, chercheur au département de géographie de l’université de Berkeley, a étudié ces « imaginaires cryptoéconomiques » qui s'agitent autour du concept de Network State. « A peu près comme les promoteurs immobiliers de jadis, ces crypto-capitalistes considèrent les territoires comme des gisements de ressources naturelles et les villes comme des produits financiers, alors qu’ils restent complètement indifférents au sort de celles et ceux qui sont expulsées et aux écosystèmes qui finissent ravagés par le processus », écrit-il dans la revue Progress in Economic Geography (n°3, 2025). Pour lui, cette idéologie qu'il traite carrément de « techno-fasciste » dépasse de loin les précédentes tentatives de dérégulation portées par les smart ou autres sandbox cities : « le projet Network State se construit sur des fondations accélérationnistes et expansionnistes, à même d’influencer le développement politico-économique de multiples manières. »
Au Salvador, pays voisin du Honduras, c’est « Bitcoin City » qui fait le buzz depuis quatre ans, poussée du col par le président populiste Nayib Bukele, élu en 2019 et réélu l'an dernier, sorte de Pepe Grillo latino-américain. Pour l’instant, cette cité n’a pas fait couler la moindre tonne de béton. Mais a fait exploser la spéculation immobilière, comme l’a constaté Julio Gutiérrez, anthropologue à l’université de Caroline du Nord et auteur d’un travail de recherche sur la région impactée par Bitcoin City (La Union, ville du sud du pays, non loin du volcan Conchagua). Pour le chercheur, « la plupart des projets de villes libertariennes en restent à l’état de discours, ce sont avant tout des constructions idéologiques. » Il parle de « développement fictif », qui consiste à faire miroiter des projets « aux aspirations délibérément irréalistes » avec un seul objectif : encourager la spéculation et l’accaparement de terres. Et les transactions ne se font pas en bitcoin, mais en bon vieux US Dollar.
La ville bitcoin ne restera sans doute qu'un rêve, mais elle fait déjà des victimes, rapporte le média en ligne El Faro. Des petits propriétaires ont été sommés par les autorités de céder leurs terres à un prix cinq fois inférieur à celui du marché. « Bukele semble à présent s’en désintéresser », explique Gutiérrez à Reflets. « C’est le genre de type à faire beaucoup de bruit, et quand il échoue il prétend juste que rien n'a jamais été annoncé ». Embourbé dans son deal avec Trump sur les mégaprisons salvadoriennes, Bukele pourra faire diversion avec "Surf City 2", autre buzz marketing au service de l’industrie touristique qui fait fureur sur la côte est du Salvador.
Vous pouvez lire la suite de notre enquête ici.
[1] Juan Orlando Hernandez, président du parlement (2010) puis du pays (2014-2022), a été extradé en 2022 vers les États-Unis, puis condamné l'an dernier à 45 ans de prison pour collusion et trafic de stups. C’est sous son autorité que la première loi sur les ZEDE est passée en force : déclarée contraire à la Constitution en 2012, le pouvoir avait alors fait limoger, en pleine nuit, quatre juges récalcitrants, puis fait modifier la même constitution afin de faire adopter une nouvelle nouvelle loi l’année suivante.