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par Antoine Champagne - kitetoa

Dis papa, c'est quoi la presse indépendante ?

Le sens des mots... et autre déontologie

On parle beaucoup de presse indépendante. Mais comment peut-on définir une presse indépendante ? Par opposition, sans doute à une presse dépendante (mais de quoi ou de qui) ? Et la déontologie dans tout ça ?

Tweet de David Dufresne

Cet article est né d'un tweet de David Dufresne. Celui-ci invitait ses followers à donner quelques sous à "la presse indépendante" qui en a bien besoin. Un petit abonnement pour rester propre indépendant... David nous a gentiment inclus dans cette liste. Deux points positifs ici : être classé dans la liste des journaux indépendants et bénéficier, peut-être, de quelques abonnements supplémentaires pour assurer... notre indépendance. Mais à peine découvert le tweet de David, nous voilà plongés dans un abîme de perplexité. Finalement, qu'est-ce donc qu'une presse indépendante ? De quoi ou de qui est-elle indépendante ? Du coup, si elle est indépendante, est-ce que cela signifie qu'elle est plus "éthique" qu'une presse dépendante ? Mal au crâne...

Evidemment, ce questionnement nous ramène à une réaction récente déclenchée après notre article sur le conseil de déontologie journalistique. Nous y exposions la théorie suivante :

Mais surtout, à qui servira ce machin ? A ceux qui souhaitent le plus la disparition de la presse indépendante. Explications... Ce Conseil de déontologie journalistique pourra distribuer tous les mauvais points qu'il souhaite aux mastodontes de la presse, détenus dans leur immense majorité par quelques milliardaires, cela ne représentera même pas une piqure de moustique sur un éléphant. En revanche, il y a fort à parier que le Conseil sera saisi à la moindre occasion par ceux qui seront au centre des enquêtes de la presse indépendante. Les extrémistes qui ne veulent pas qu'on les désigne comme tels, les corrupteurs, les corrompus, les lobbies, les serviteurs de l'Etat qui finissent par pantoufler dans le privé à grand renfort de conflits d'intérêts... On en passe. Tous s'empresseront de saisir le Conseil lorsqu'ils seront mis en cause. Et la presse indépendante s'épuisera à se défendre de faire correctement son métier. Comme si les procès baillons ne suffisaient pas...

Le Canard Enchaîné, qui en connaît un rayon en matière de presse indépendante, avait quant à lui qualifié le futur conseil de déontologie journalistique de "bouffonnerie".

Tout cela n'a pas plu à Yann Guégan qui nous est tombé dessus un peu fort :

Thread de Yann Guégan - Copie d'écran Twitter
Thread de Yann Guégan - Copie d'écran Twitter

Yann s'étonnait de cette "tribune parano sans même donner le temps au CDJM de s'installer" et fustigeait notre "posture du "sniper"".

C'est dommage de s'énerver comme ça au lieu d'essayer de définir avec nous ce qu'est une presse indépendante et si, justement la déontologie est dépendante de cette indépendance. Ou pas...

L'indépendance

Cela parait simple, mais c'est en fait assez compliqué. Un media indépendant l'est-il parce qu'il ne dépend d'aucun groupe ? Est-ce que si l'investisseur qui détient le groupe de presse est un fabriquant d'armes ou un ponte du secteur du luxe, cela le disqualifie pour être "indépendant" ? Mais si l'investisseur est un spécialiste de la presse ? Dans cette dernière catégorie, on a connu quelques escrocs pas très éthiques.

De fait, jusqu'il y a une quarantaine d'année, il était fréquent que les propriétaires de presse soient des gens qui avaient pour métier principal... de fabriquer de la presse. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Pour autant, est-ce que le journaliste de base, au Figaro, est moins "libre", moins "indépendant" qu'un de ses confrères de la presse citée dans la liste de David Dufresne ? Peut-on généraliser en disant que non ? Mystère. Par exemple, il est peu probable qu'un journaliste écrivant régulièrement pour Reflets voit un de ses articles encensant Marion Maréchal Le Pen et le Printemps républicain être validé par le proprio. Il n'est donc pas complètement libre. Inversement, un journaliste du Figaro qui ferait une enquête sur les rétro-commissions lors de la vente de matériel militaire ou les avions de chasse aurait sans doute du mal à faire passer son sujet en interne... L'indépendance, saycompliqué...

Si nous voulions retenir une définition radicalisée de l'indépendance de la presse, nous pourrions dire qu'un journal indépendant appartient à ses journalistes et qu'il ne vit que de la vente de ses contenus. Ce que nous dit un twittos parmi ceux qui ont répondu à notre appel pour essayer de définir ce qu'est la presse indépendante :

Qu'est-ce que la presse indépendante ? - Copie d'écran Twitter
Qu'est-ce que la presse indépendante ? - Copie d'écran Twitter

Nous venons, ainsi qu'Alex Ringess, de décrire le Canard Enchaîné, ovni de la presse. Sa structure capitalistique empêche une prise de participation extérieure. Le journal appartient aux journalistes. Les actions n'ont pas de valeur et sont incessibles. En outre, le Canard ne vit que de ses ventes, sans recettes publicitaires ni subventions publiques ou privées.

la politique...

Mais un organe de presse qui appartiendrait à ses journalistes, ne vivrait que de ce que lui rapportent ses lecteurs mais qui serait de droite ou de gauche, ouvertement... Serait-il indépendant ? Dans notre petit sondage sur Twitter, certains voulaient exclure de la liste Le Media. Il a été lancé par des gens très, très, très proches de la France insoumise. Donc Le Média serait dépendant. Oui mais non. Premier point, Le Média d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec Le Média d'hier. Deuxième point, il ne vit que de ce que lui apportent ses spectateurs. Alors ?

Le Média n'est pas une vitrine de LFI - Copie d'écran Twitter
Le Média n'est pas une vitrine de LFI - Copie d'écran Twitter

Si une couleur politique affichée enlève le droit à la qualification de presse indépendante, pas mal d'organes de presse vont devenir dépendants. Car à y regarder de près, rares sont les organes de presse apolitiques. A part peut-être Gala ou Biba ? Et encore...

Mieux, et complexifiant, la couleur politique peut sembler varier, selon le contexte. Le Canard Enchaîné est par exemple considéré de droite par les gens de gauche lorsque la gauche est au pouvoir et il est considéré de gauche par les gens droite lorsque la droite est au pouvoir...

L'auto-désignation

Oui, mais et la presse qui s'auto-qualifie indépendante, qui est même syndiquée (comme Reflets) dans un syndicat qui porte le mot "indépendante" dans son intitulé : le Syndicat de la Presse Indépendante d'Information (SPIIL) ? Est-elle particulièrement indépendante, du coup ? Automatiquement et indiscutablement indépendante ?

Elle est indépendante car ne dépendant pas d'un gros groupe de presse ou d'investisseurs institutionnels. Mais pour autant, s'abstient-elle de recevoir des subventions publiques ou privées ? Est-elle exempte de publicité ? A-t-elle fait - et par exemple, ce n'est pas la moindre des questions pour nous, ici, chez Reflets - le choix délibéré de ne pas monétiser les données personnelles de ses lecteurs ?

Rien de moins sûr. L'une des activités importantes du SPIIL, est de soutenir ses membres dans leur recherche de subventions variées. Le fonds Facebook, le fonds Google, le fonds étatique machin ou chose... tout est bon pour "survivre". Et pourquoi pas ?

Le patron du journal qui emploie Yann Guégan a par exemple animé quelques ateliers du SPIIL sur les différends fonds permettant à la presse indépendante de le rester grâce aux subventions.

Atelier Spiil - FINP et Fonds stratégique : comparatifs À quels besoins ces deux Fonds d’aide répondent-ils ? Quels sont les critères d’attribution ? Dans quelles stratégies de financement peuvent-ils s’inscrire ?

Atelier du Spiil - Aides directes : le FINP et FSDP Retrouvez les bonnes pratiques et conseils sur les Fonds Google-AIPG pour l'innovation numérique de la presse et Fonds stratégique pour le développement de la presse.

Contexte a lui-même bénéficié d'un de ces fonds, le FINP, pour la mise en place d'un paywall.

Déontologie

Message subliminal pour Yann Guégan afin d'éviter une nouvelle flamewar spontanée : nous ne jugeons pas négativement la presse indépendante qui assure son indépendance en cherchant des subventions.

Mais à vrai dire, cela pose tout de même des questions déontologiques et d'indépendance. Et c'est probablement ce pourquoi le Canard avait qualifié le futur Conseil de déontologie journalistique de bouffonnerie.

Peut-on être indépendant de Google, de Facebook, de l'État français, ou de l'Union européenne, si l'on vient régulièrement quémander des subventions auprès d'eux ? Osera-t-on un article très critique contre l'une de ces entités au moment où l'on finit de remplir le dossier de demande de subvention ?

Est-ce déontologique que de demander de l'argent pour financer un paywall, une diffusion de quelques vidéos, une plateforme d'annonces légales, un outil de datamining pour mieux monétiser les données personnelles des lecteurs ? N'est-on pas plutôt "indépendant" lorsque l'on est autonome ? La question mérite d'être posée.

Car lorsqu'il s'agit de pub, par exemple, tout le monde se pose la question : peut-on imaginer un article ouvertement critique contre la galaxie LVMH dans la presse mainstream vivant de la publicité, sachant que LVMH est le premier annonceur français ? De même lorsqu'il existe un conflit capitalistique : un article négatif sur LVMH dans les Echos est-il possible ? Une papier défavorable à Dassault dans le Figaro ?

Il y a les radicalisés, façon Reflets, qui refusent toute subvention, la pub, les investisseurs, qui ne veulent dépendre que de leurs lecteurs... Saycompliqué... Et puis il y a ceux qui sont prêts à quelques concessions mineures pour survivre tout en maintenant leur indépendance. Pas évident de dire qui est plus indépendant que l'autre. Finalement, la presse indépendante, cela n'existe peut-être tout simplement pas ?

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