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Dossier
par Antoine Champagne - kitetoa

Dans les coulisses de la signature du contrat Amesys en Libye

Quand les anciens patrons racontaient aux enquêteurs leur version des faits...

Les auditions de Philippe Vannier et de Stéphane Salies en 2017 confirment ce que nous écrivions au fil des ans sur Amesys et nous apprennent quelques détails. La justice se hâte très lentement, dans cette affaire d'écoute massive d'Internet ayant amenée à la torture d'opposants au colonel Kadhafi.

L'ancien logo d'Amesys - CC

Février-mars 2017 : dans le cadre d’une enquête sur la société Amesys et son rôle dans la vente à la Libye de Kadhafi d’un outil d’interception des communications via Internet, les gendarmes entendent le patron, Philippe Vannier et le responsable commercial, Stéphane Salies. Depuis 2013, les juges du pôle contre les crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre du tribunal de grande instance de Paris enquêtent à tout petits pas sur la possible complicité d’Amesys dans la torture de Libyens. Plusieurs d’entre eux ont été entendu et ont témoigné de la torture qu'ils ont subi sur la base d’interceptions réalisées avec Eagle, l’outil vendu par Amesys au colonel Kadhafi.

Les deux hommes vont s’efforcer de minimiser leur rôle dans cette affaire et les gendarmes ne vont pas les cuisiner trop violemment. A titre d’exemple, lorsque l’enquêteur demande à Philippe Vannier si Eagle a été vendu à d’autres pays étrangers, celui-ci répond qu’il n’en sait rien et n’est pas relancé sur ce point. Pourtant, à l’époque de son audition, toutes les preuves de la vente du produit à l’étranger, au Maroc par exemple, sont publiques.

Devant l’enquêteur, Philippe Vannier retrace son parcours et celui d’Amesys. Selon l’ancien patron d’Amesys, puis de Bull, puis de la division big data et cybersécurité d’Atos, c’est la société Ipricot, au mitan des années 2000, qui apporte les compétences en Internet Protocol. Philippe Vannier révèle qu’il n’avait pas le financement pour racheter la SSII I2E (en 2004) qui sera à la base de la création d’Amesys. C’est donc deux de ses amis, Marc Herard Dubreuil et Dominique Lesourd qui vont apporter les fonds pour créer la holding Crescendo que l’on retrouvera ensuite au cœur de toutes les opérations financières qui aboutissent à la prise de contrôle ubuesque de Bull (novembre 2009). Puis à la revente de Bull à Atos (2014) alors que Thierry Breton en était le patron. Thierry Breton offrira « l’asile politique » à Philippe Vannier en le nommant directeur général et au comité exécutif alors que la plainte pour complicité de torture est bien entendu publique et que le rôle de Philippe Vannier dans la vente de systèmes d’interception globale du trafic IP dans de multiples dictatures et États policiers est de notoriété publique. Tout cela n'ayant bien entendu jamais fait tiquer le moindre ministre d'un quelconque gouvernement français, très bon client, quel que soit le bord politique des technologies fournies par Amesys/Bull/Atos. Désormais, Philippe Vannier n’est plus que « Scientific Community Advisor » pour Atos. Il n’a pas de fonction opérationnelle, précise l’entreprise.

Les négociations avec la Libye commencent en 2006, explique Philippe Vannier. Selon lui, Ziad Takkiedine est venu au contact d’I2E sur les conseils de la société Salamandre. Cette entreprise de conseil en stratégie et de contre-espionnage est connue pour accueillir de très nombreux anciens membres des services de renseignement ou de police.

La DGSE à la manoeuvre ?

Les liens très anciens entre Amesys (ses fondateurs) et les services de renseignement ressortent également de ces deux entretiens. Outre le fait que Philippe Vannier évoque plusieurs fois les demandes d’autorisation faites auprès de la direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DPSD) pour recevoir des Libyens dans les locaux d'Amesys, on découvre que la société de la mère de Stéphane Salies, Salies SA, œuvrait déjà dans « le domaine de la représentation de composants électroniques et de solution d’interception pour les services secrets français ». I2E, quant à elle, fabriquait « une solution d’interception, sur la partie HF, pour les services français ou l’armée ». Stéphane Salies explique à l’enquêteur qu’il avait des contacts avec la DGSE depuis 13 ans quand il leur a présenté Philippe Vannier. « Pour moi, je ne sais plus exactement, mais je pense que la DGSE a mis Philippe dans les mains de Ziad Takkiedine, ou par le biais d’une personne, Pierre Sellier, de la société Salamandre », précise-t-il.

La théorie abracadabratesque développée au fil des ans par Reflets trouve par ailleurs un étonnant écho dans les déclarations de Stéphane Salies. Cette théorie, parfaitement abracadabrantesque car nous ne pouvons pas la prouver, suppose que, malins, les services de renseignement français auraient demandé à Amesys de leur ménager un accès distant sur les infrastructures installées un peu partout dans le monde. En quelque sorte, le renseignement français aurait délocalisé les écoutes, se libérant du cadre juridique français, aurait fait financer son infrastructure par des dictatures et des États policiers, bref, aurait à la fois soutenu le commerce extérieur Français et déployé une infrastructure technique hors pair. Cet accès distant, a au moins existé pour les développeurs d’Eagle dans sa version libyenne pour des opérations techniques, cela a été déclaré lors des auditions de plusieurs développeurs. D’ici à ce qu’il ait ensuite été aménagé pour les services, il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons pas puisqu’il s’agirait d’une théorie abracadabrantesque. Ceci dit, pour Stéphane Salies, Philippe Vannier lui avait dit « que ses contacts allaient lui faire rencontrer les représentants de l’État de Libye, pour des contrats, que c’était sérieux et avec l’aval des cousins (DGSE) ». En outre, le développement de Eagle a été fait sur la base de l’article R226-3 du code pénal, précise l’ancien commercial en chef de l’entreprise. C’est-à-dire qu’il n’a été possible qu’après autorisation des services du premier ministre. Ce sujet avait fait l’objet d’un long argumentaire de Reflets.

Quoi qu’il en soit, par l’entremise de Ziad Takkiedine, le contact est noué avec les Libyens et un contrat est signé en décembre 2006 pour 15,5 millions d’euros. A cet instant là, Eagle (aujourd’hui Cerebro) n’existe pas. C’est avec l’argent du colonel Kadhafi que le produit va être développé puis vendu plus tard à d’autres pays comme le Maroc ou le Qatar. Sur ces 15,5 millions le système Eagle en lui-même représentait 10 millions. Stéphane Salies est précis : le dossier technique présentant Eagle a été présenté par Philippe Vannier à Abdallah Al Senoussi (alors condamné en France pour terrorisme), Omar Salem et un général libyen du service des achats. Une fois le contrat signé, Philippe Vannier aurait transmis le flambeau à Stéphane Salies qui s’est rendu sur place « une vingtaine ou une trentaine de fois ». Nous avions écrit à plusieurs reprises que Philippe Vannier s'était rendu en Libye en janvier 2011, au début des troubles dans le pays pour vendre un upgrade du système. Et nous écrivions qu'à cette occasion, 3.000 euros avaient été retirés en liquide. C'était une erreur de notre part. Si les 3.000 euros ont bien été retirés en liquide pour ce voyage, c'est Stéphane Salies et non pas Philippe Vannier qui l'a entrepris. Il l'évoque dans son audition.

Dans cette affaire, les juges se succèdent depuis quelques années au gré des mutations. Mais le procès, si procès il doit y avoir, n'est pas encore en vue. L'un des magistrats s'inquiétait du service à saisir pour les auditions, sachant, disait-il, qu'Amesys travaillait avec de nombreux services. La proximité de l'entreprise avec les services de renseignement et leur éventuelle collaboration peuvent-elles être des freins à la tenue d'un procès ? Veut-on éviter de graver dans le marbre d'une vérité judiciaires certains détails de cette collaboration ? Quoi qu'il en soit, alors que toutes les auditions ont été faites, que les rôles de chacun sont bien définis, pourquoi tarder autant à renvoyer devant un tribunal ?

Documents disparus

Philippe Vannier, comme à peu près tous les salariés et ex-salariés d’Amesys insiste devant l’enquêteur sur le fait que le contrat ne visait que « le trafic international ». Il concède tout de même que cela concernait « le monitoring du flux entrant et sortant du pays ». Ces éléments de langage visent sans doute à dédouaner Amesys si l’État libyen utilisait Eagle pour surveiller des opposants communiquant entre eux au sein du pays ? Ont-ils convaincu les juges ? Les techniciens comprennent que dans un pays comme la Libye, dans les flux entrants et les flux sortants, il y a une grosse majorité du trafic du pays et que faire le tri, à cette époque-là avec l’outil Eagle, était impossible. L’ancien patron d’Amesys, amnésique sur de nombreux points, indique par ailleurs aux enquêteurs que de nombreux documents n’ont pu être retrouvés en dépit des recherches engagées. On joue de malchance… Pour Stéphane Salies, ces documents ont tout simplement été détruits à la demande de Philippe Vannier. Parlant des documents contractuels, il explique : « Fin 2011, début 2012, Philippe Vannier nous a demandé de tout détruire. J’ai trouvé cela ridicule et le lui ai dit, mais nous l’avons fait, les disques durs ont été effacés, les échanges de mails aussi, le contrat était dans le coffre-fort » d’Elexo à Boulogne Billancourt, « mais je ne sais pas ce qu’il est devenu ».

Comme le coffre-fort d'Alexandre Benalla ?


Cet article est suivi d'un long papier sur la responsabilité de ceux qui codent.

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