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par Antoine Champagne - kitetoa

Conserver une presse indépendante, un impossible pari ?

Financement : le nerf de la guerre

Le journalisme indépendant ne peut le rester que si un modèle économique est trouvé. Toutes sortes de choses existent. La monétisation des visiteurs, des contenus, les campagnes de dons, le bénévolat... In fine, ce sont les lecteurs qui peuvent créer et soutenir une presse qui leur ressemble.

Presse typographique rotative de Marinoni - Frédéric Bisson - Flickr - CC BY 2.0

Nous étions nombreux lundi 5 décembre 2022 à la Bourse du travail pour discuter du climat très pesant dans lequel évolue la presse. Reporterre avait réuni quelques noms de la presse indépendante, Reflets, Mediapart, Politis, Arrêt sur Images (ASI)… Tous ont une histoire à raconter. Les journalistes de Reporterre ont été assimilés à des militants dont ils couvraient les actions et sont poursuivis comme tels. Mediapart a été censuré pendant une dizaine de jours après un tour de passe-passe juridique mené par Maître Ingrain pour le compte du maire de Saint-Étienne. Politis et ASI sont attaqués sur le plan judiciaire dans le but de les affaiblir. « Le procès, c’est la punition », a lancé Dominique Pradalié, membre du Syndicat national des journalistes (SNJ) et présidente de la Fédération internationale des journalistes (FIJ). Reflets est toujours sous le coup d’une interdiction d’écrire sur Altice après un procès en référé mené également par Maître Ingrain, mais pour le compte de Patrick Drahi cette fois. Les lois liberticides s’accumulent années après années, a par ailleurs rappelé Dominique Pradalié. Il y a un climat malsain qui s’installe. Et dans ce contexte, quelques milliardaires détiennent une majorité des journaux, radios et télévisions. La télé en continu et les médias du groupe Bolloré distillent la haine et la division en permanence. Comment sortir de ce cycle infernal ? Comment faire notre métier, qui consiste à donner aux citoyens les moyens de faire des choix éclairés afin qu'ils puissent à leur tour, exercer leurs droits démocratiques, comme l’a rappelé Edwy Plenel ? Il faudrait une presse indépendante puissante. Un contrepoids. Mais comment faire ? Est-ce encore possible ?

L’économiste Julia Cagé a évoqué la possibilité de « changer la loi ». L’idée est que les journalistes soient plus puissants au sein de leurs médias. Qu’ils puissent par exemple refuser l’arrivée d’un investisseur.

Les journalistes disposent déjà d’une porte de sortie que n’ont pas les autres salariés du secteur privé. Ils peuvent, la plupart du temps, partir en bénéficiant d'une compensation financière (la clause de cession) lorsque leur média change de propriétaire. Dans l’esprit de Julia Cagé, il faudrait que les journalistes aient un pouvoir de blocage lorsqu’arrivent un Vincent Bolloré, un Patrick Drahi, un Xavier Niel, un Bernard Arnault… Et s’ils bloquent le rachat de leur média, les journalistes devraient pouvoir proposer un autre candidat. Soit. Mais cela ne résout pas la quadrature du cercle à laquelle nous sommes confrontés.

Pourquoi les milliardaires mettent-ils la main sur autant de médias ? Bien sûr, ils y voient un moyen de gagner de l’influence, parfois même un moyen de s’enrichir. Mais c’est surtout parce que cela ne coûte pas cher. Les médias sont la plupart du temps au bord de la faillite lorsqu’ils sont rachetés par les milliardaires. Il faut bien se l’avouer : le modèle économique de la presse ne fonctionne plus du tout. Bien sûr, on peut fabriquer de la « presse » avec des « content managers » qui produisent des « news » insipides en mode « les dix meilleurs éplucheurs d’oignons passés au crible : notre classement exclusif ». Ça fait du clic, les annonceurs sont contents parce que 500 « bots » (programmes informatiques) ont « vu » leur pub…

Les milliardaires et la presse en France - CheckNews - Copie d'écran
Les milliardaires et la presse en France - CheckNews - Copie d'écran

Un autre monde, imaginaire

C’est un monde imaginaire qui se dessine : un monde dans lequel la presse ressemble à de la presse mais n’est pas de la presse, un monde où les journalistes ne sont pas journalistes, un monde où les articles sont des « contenus ». Un monde où les « contenus » ne dérangent personne parce que, merde, il faut un peu être positifs de temps en temps, la presse indépendante est tellement déprimante avec ses articles anxiogènes sur un monde qui dysfonctionne !

Une presse sans publicité, qui ne collecte ni ne monétise les données personnelles de ses visiteurs, une presse qui ne serait pas détenue par des milliardaires, mais par ses journalistes et qui aurait les moyens de ses ambitions… C’est un rêve de hippie gauchiste… Et même lorsque cela existe sur le papier, comme pour le Canard Enchaîné, la réalité est moins rose que ce qui transparait à l’extérieur.

Alors que faire lorsqu’un canard, Libération par exemple, est en état de faillite virtuelle ? Où trouver les millions nécessaires pour ne pas mettre la clef sous la porte ? Est-ce qu’il existe une solution hors des milliardaires ? Peut-on refuser l’offre d’un Patrick Drahi parce que l’on sait, évidemment, que sa gestion va être préjudiciable pour le journalisme et pour l’entreprise ? Si les journalistes avaient le pouvoir de bloquer son arrivée au capital, qui proposer d’autre ? Un autre milliardaire ?

Reflets reste persuadé qu’un journal ne devrait vivre que de ses abonnements. La presse n’est pas un quatrième pouvoir. Elle est un rouage essentiel de la démocratie. Elle s’appuie sur la liberté d’expression, un pilier de toute démocratie, pour informer. Porter à la connaissance du public des faits d’intérêt général, qui méritent d’être discutés par la société dans son ensemble, qui permettent aux citoyens d’exercer leurs droits démocratiques de manière éclairée. Par exemple, il n’est pas certain que les citoyens voteraient pour un homme ou une femme politique dont la probité et le sens du bien commun sont mis en avant par des hordes de communicants s’ils avaient lu un article qui démontre des faits de corruption. C’est la différence entre la communication et le journalisme. Encore faut-il que les citoyens aient envie d’être informés par des journalistes plutôt que par Cyril Hanouna ou la presse people.

Autre quadrature du cercle : existe-t-il assez de lecteurs/auditeurs/spectateurs désirant griller leur temps libre sur des articles de fond plutôt que sur de l'infotainment ? Il faut bien se l’avouer, il y a plus de monde pour écouter les débilités soutenant les idées rances débitées par Cyril Hanouna que pour lire notre dossier sur les #DrahiLeaks ou sur Amesys. Que l’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas une question d’élitisme ou quoi que ce soit de ce genre. C’est juste qu’il est bien moins fatiguant et moins anxiogène de se laisser porter par l’infotaintement que d’entrer dans de longues enquêtes. Reflets ne perd pas d'argent, mais sans le travail bénévole de nombreuses personnes, ce ne serait pas le cas. Nous avons besoin de bien plus d'abonnés.

Si les années 80-90 ont été surnommées les années zapping (en raison de l’arrivée de la télécommande et de la multiplication des chaînes de télé), que peut-on dire des années 2020 ? De très nombreux lecteurs s’arrêtent aux titres, qui sont donc, on le comprend dans un environnement concurrentiel, de plus en plus putaclics… Les articles sont de plus en plus courts. Bref, la qualité baisse, ne parlons même pas des moyens. Comment la presse indépendante peut-elle trouver sa place dans un tel environnement ?

C’est un peu comme se demander comment un petit libraire de quartier peut survivre face à l’arrivée d’Amazon. C’est compliqué. Pas impossible, mais très compliqué.

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