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par Antoine Champagne - kitetoa

Cocaïne : l'ambassade de France de Bogota était-elle toute blanche?

Difficile de démêler les fils après les révélations du FBI...

Selon un document rendu public par le FBI des trafiquants auraient mis en place un système pour exporter 2 kilos de cocaïne par semaine via la valise diplomatique en Colombie. La France dément, les États-Unis se murent dans le silence.

Les photos échangées par les trafiquants - Document du FBI

Au détour d'un document rendu public la semaine dernière dans le cadre de l'enquête internationale Trojan Shield, un agent du FBI expliquait que des trafiquants avaient la possibilité d'exporter deux kilos de cocaïne chaque semaine (probablement vers l'Australie) via des enveloppes scellées de la valise diplomatique de l'ambassade de France à Bogota. Trojan shield a consisté à distribuer près de 12.000 téléphones à des groupes criminels, permettant des échanges chiffrés. De nombreux exemples d'utilisation de ces téléphones pour organiser des trafics étaient fournis dans ce document. Un seul évoquait la complicité possible de personnels d'une ambassade, c'est à dire, par rebond, d'un pays.

Voici le passage en question :

Le 23 mars 2020, l'utilisateur du JID 58f4a9, qui a été identifié par des messages An0m comme étant Baris Tukel, a demandé à l'utilisateur du JID cfdf8a, qui a été identifié comme étant Shane Geoffrey May, quel était le prix de la cocaïne en ce moment. Tukel a également demandé si May avait "cette adresse de building block" [Définition de building block]. May a répondu que la cocaïne se situait autour de 200.000 et a demandé à Tukel s'il avait des nouvelles. Tukel a écrit : "Ok, j'ai un petit boulot qui est apparu pour le building block", "Il y a 2 kg placés dans des enveloppes diplomatiques françaises scellées en provenance de Bogotta [sic]" et "Ils ont déjà reçu quelques colis". Tukel a ajouté : "Le seul problème est que COL prend 50/4. Les partenaires, y compris toi, devront partager les 50 autres" (ce qui signifie que les distributeurs colombiens prennent 50 % des bénéfices et que quatre autres personnes se partagent les 50 autres). Tukel a écrit : "Ils peuvent le faire chaque semaine [sic]" (ce qui signifie que des colis de deux kilogrammes peuvent être envoyés chaque semaine). May a répondu que c'était une bonne idée et qu'il enverrait l'adresse sous peu. Tukel a ensuite envoyé trois photos : deux des valises diplomatiques françaises et une de la cocaïne disponible. Après avoir envoyé la photo des paquets de cocaïne, Tukel a écrit : "Il y a des paquets en attente d'être envoyés par cette équipe."

Pourquoi le FBI a-t-il choisi cet exemple pour l'intégrer à un document dont il savait qu'il ferait surface à un moment ou un autre après la vague d'arrestation qui ne manquerait pas d'intervenir ? « Vous savez, les amabilités entre services, ce n'est pas nouveau », explique un fin connaisseur de ce type de coups de pieds de l'âne. Étrangement, la France n'était pas intégrée dans le groupe de pays participants à Trojan Shield. C'est d'autant plus intriguant que la gendarmerie française avait été un pivot dans le piratage de la messagerie Encrochat. Or la disparition de celle-ci a créé une partie du vide qui a été mis à profit par le FBI pour lancer l'opération Trojan Shield.

Vue plus large des photos - Document du FBI
Vue plus large des photos - Document du FBI

Baris Tukel, évoqué dans le document, est un membre d'un groupe de motards australiens au passé très sulfureux : les Comancheros. Il avait déjà fait parler de lui dans la presse australienne lorsqu'il avait perdu un procès contre un assureur. Le bordel dont il était propriétaire avait brûlé et la compagnie d'assurances s'était appuyé sur son appartenance au groupe de bikers, inconnue au moment de la signature du contrat, pour refuser de rembourser les dégâts. Une photo de 2015 a par ailleurs refait surface. On le voit participant à un diner avec un trafiquant de drogue turc aujourd'hui en fuite.

La valise diplomatique, DHL et les gros sacs postaux

Lors de la publication de notre article sur Trojan Shield; nous avions interrogé, comme Libération, le ministère français des affaires étrangères. Nous avons reçu la même réponse mot pour mot su service de presse qui nous enjoignait à citer une « source diplomatique » : « Un individu a usurpé l’identité d’un agent de notre consulat à Bogota et a employé des éléments visant à faire croire qu’il s’agissait d’un colis diplomatique, alors que ses colis étaient envoyés par une entreprise privée. Cet individu a été arrêté il y a un certain temps déjà. ».

En clair, le consulat n'a rien à voir avec cette histoire, la valise diplomatique n'a jamais véhiculé de la cocaïne, les fausses enveloppes ont été envoyées par une entreprise privée, de type DHL.

Selon un habitué des représentations diplomatiques françaises dans lesquelles il a longtemps travaillé, « la valise diplomatique peut prendre n'importe quelle forme. Une enveloppe, une malle, un container, peu importe. Le contenu n'est pas accessible pour le pays depuis lequel elle est expédiée. Mais la valise ne part pas seule. Elle est accompagnée par un membre de l'ambassade. Dans une petite ambassade, c'est généralement un gros sac postal scellé. » Par ailleurs, on imagine aisément la réaction d'un guichet DHL (ou autre service de courrier) si une personne se présentait en souhaitant envoyer un contenu inconnu, présenté comme faisant partie de la valise diplomatique... Le pourcentage de chances pour que la police soit alertée est énorme.

Nous avons relancé le ministère des affaires étrangères après sa réponse en remarquant que sur la photo publiée dans le document du FBI, on distingue clairement un sceau jaune qui entoure l'enveloppe et qui est frappé d'un "République française - valise diplomatique" ainsi que d'un logo français. Nous avons demandé au ministère s'il est courant qu'une entreprise privée accepte d'envoyer des enveloppes de ce type. Mais aussi où l'on peut généralement se procurer ce type d'"éléments" en Colombie. En outre, le FBI est très clair : il s'agit selon l'agence d'un envoie de colis diplomatiques, pas de pseudo colis envoyés via un quelconque DHL. Nous n'avons pas obtenu de réponse, le service de presse s'étant muré dans son habituel silence. Nos mails sont restés sans réponses, notre interlocutrice était systématiquement « en réunion » lorsque nous tentions de la joindre au téléphone et ne rappelait jamais après nos messages. Les services de presse ne sont plus faits pour répondre aux questions des journalistes, mais pour jouer la montre...

Par ailleurs, nous nous interrogeons : si un individu a été arrêté parce qu'il a usurpé une qualité de membre du consulat français à Bogota, qui plus est pour organiser un trafic de drogue, il doit probablement exister des compte-rendus dans la presse... Nos recherches ne donnent rien dans la presse locale. Le service de presse du ministère des affaires étrangères à qui nous avons demandé de nous pointer un lien vers un tel article nous répondra peut-être dans une centaine d'années.

Restait la piste américaine. Les États-Unis ont fait un choix en insérant cette information dans un document de procédure permettant d'obtenir des informations numériques sur un individu. Cette personne n'a d'ailleurs rien à voir avec le supposé trafic de cocaïne via la valise diplomatique française. L'agent a choisi de pointer l'ambassade française tout en donnant le minimum de détails. En termes diplomatiques, ce n'est pas neutre.

Nous avons joint le département de la justice américain pour leur poser les questions suivantes :

  • Ces interceptions ont-elles mené à des arrestations au sein des équipes au consulat français ou d'une personne se faisant passer pour tel ?
  • Combien de temps a duré ce trafic ?
  • Le FBI a-t-il prévenu les autorités françaises ?

Ouvert, dans un premier temps, aux questions sur Trojan Shield, le ministère de la justice américain s'est soudain muré dans un silence absolu : « ces questions dépassent le cadre de ce qui peut être révélé au public et je ne peux pas y répondre pour l'instant ». Le département d'État (affaires étrangères) américain se contente pour sa part de renvoyer sur le FBI.

Après le mystère de la chambre jaune, l'affaire de la coke qui était dans la valise diplomatique sans y être...

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