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par Jacques Duplessy

Christine Albanel, un peu trop proche de la directrice de Korian ?

La présidente du comité d'éthique de France Télévisions a rendu un avis sur un documentaire qui mettait en cause le groupe d'Ehpad

Saisi par Korian, le comité d'éthique de France Télévisions a jugé que « la présentation de la situation d’établissements du groupe Korian peut apparaître particulièrement à charge » dans un film diffusé dans l'émission Pièces à conviction. Une zone d'ombre interroge : Christine Albanel et Sophie Boissard, la directrice générale de Korian, sont de vieilles connaissances... Mais pour l'ancienne ministre, il n'y a aucun problème : ce n'est que du « parisianisme ».

Christine Albanel - Siren-Com - Wikipedia - CC BY-SA 2.5

La découverte de la maltraitance dans les Ehpad de date pas de l’excellent livre Les fossoyeurs. D’autres fins limiers de l’investigation s’étaient déjà penchés sur le sujet. Dans notre podcast Dessous choc, nous avons donné la parole à François Nénin coauteur de L’or gris publié il y a 10 ans. Reflets avait aussi raconté en mai 2020 une histoire tragique survenue dans un établissement Korian : « Ma mère a été victime de négligence, voire de maltraitance ».

En novembre 2020, c'est au tour du magazine de France 3 Pièces à conviction de diffuser l'enquête de Julie Pichot et Xavier Deleu, intitulée « Que se passe-t-il dans les Ehpad ? » Le groupe Korian était notamment mis en cause. Les journalistes montraient que le nombre de morts avait été particulièrement élevé dans leurs établissements pendant la crise du Covid. Ils révélaient aussi l’opacité de la communication en direction des familles. De quoi faire pousser de hauts cris à Korian qui jugeait ce documentaire diffamatoire. L’entreprise déposait alors une plainte en diffamation et saisissait également le comité d’éthique de France Télévisions. Si la plainte est toujours en attente, le comité d’éthique présidé par l’ancienne ministre de la Culture, Christine Albanel, s’est lui tenu le 9 juin 2021 pour examiner la demande de Korian. Dans son avis rendu public le 30 septembre, il estime que « ce qui s'est vraiment passé dans les Ehpad n'était pas traité de la même façon selon que les faits se déroulaient dans des établissements associatifs, publics ou privés. » Les membres concluent même que « la présentation de la situation d’établissements du Groupe Korian peut apparaître particulièrement à charge ». Dans un communiqué de presse, l'entreprise s’empresse de crier victoire.

Les curieuses questions du comité d'éthique

A France Télévisions, cet avis fait grincer des dents, comme le raconte une source interne : « France télé est un groupe qui soutient l’investigation et c’est déjà assez difficile comme ça. Et on se fait emmerder par un comité d’éthique dont la connaissance du droit de la presse me paraît très légère. On a eu des questions loufoques, ils ne savent pas comment on fait une enquête, combien de temps on met… Comme ils n'y connaissent rien, ça paraît à charge. Mais une enquête, quand on dénonce des choses, évidemment c'est aussi à charge. Les critiques ont de bonnes raisons d'être là. On allume des contre-feux en parlant d'enquête à charge. La réalité c'est qu'il y a eu des milliers de morts dans les Ehpad durant la pandémie. Les deux réalisateurs ont aussi été mis en cause par Korian car ils avaient fait plusieurs documentaires sur les Ehpad et que cela aurait été un business… En fait, on a juste des journalistes spécialisés en santé. Comme si être spécialiste d’une question, cela vous rendait suspect… Le comité avait aussi remarqué que les journalistes n’étaient pas membre de France Télé. Ils ne savent pas qu’il y a des sociétés de production, les docs de France télé sont souvent fabriqués par des producteurs extérieurs. C’est désespérant... Et puis c’est quoi cette suspicion sur des journalistes uniquement parce qu’ils ne sont pas de France Télé… Ils seraient moins bon ? Cela m’agace. » Une incompétence qui s'explique peut-être par la composition du comité d'éthique : sur les cinq membres, il n'y a qu'une seule journaliste...

Virginie Marquet, l'avocate des deux journalistes Julie Pichot et Xavier Deleu, fait part de sa surprise dans le traitement du dossier par le comité d'éthique : « Il nous a reproché de nous être acharné contre Korian. Christine Albanel est intervenue pour demander pourquoi les journalistes stigmatisaient Korian alors que le Covid avait touché tous les Ehpad. Nous avons expliqué qu'il y avait des raisons objectives, avec un nombre de morts statistiquement et proportionnellement supérieur à d'autres Ehpad. Le comité estimait qu'il aurait fallu parler de toutes les autres maisons de retraite privées. Ce n'est pas leur rôle. C'est impossible quand on fait de l'enquête. Le choix de parler de Korian s'imposait aussi car les journalistes avaient reçu de nombreuses plaintes de familles et d'associations de victimes. Albanel est revenue plusieurs fois en disant : "mais cela s'est passé partout pareil". Xavier Deleu répondait "non, ce n'est pas vrai". C'était étonnant cette façon de revenir pour nous dire pourquoi vous ne tapez que sur Korian, alors que la situation était la même dans d'autres établissements. Or c'est faux. »

Une instrumentalisation par des groupes privés ?

Plusieurs journalistes de France Télévisions pointent aussi l’instrumentalisation du comité d’éthique. « Quand il y a une procédure judiciaire en cours, l'Arcom (ex CSA, NDLR) sursoit à statuer quand il est saisi car il laisse le soin à la justice de se prononcer avant. Nous étions assez surpris que le comité d’éthique souhaite quand même se prononcer. Le service juridique de France télé leur avait signalé la procédure judiciaire de Korian et que tout avis du comité d’éthique pouvait interférer dans la procédure judiciaire. La logique aurait voulu que le comité d’éthique ne statue pas. Ils ont voulu absolument le faire… Un élément a du jouer, le comité d’éthique venait de changer de composition et c’était la première occasion de se prononcer sur un truc pour montrer qu’ils existaient. Le service juridique interne était surpris », poursuit notre source interne à France Télévisions.

Virginie Marquet, l'avocate des deux journalistes s'interroge également : « On a du mal à voir quelle est la mission exacte du comité d'éthique. Il était censé protéger les journalistes des interventions des actionnaires sur le contenu éditorial. Or dans les faits il est saisi par les groupes ou les personnes sur lesquelles les journalistes enquêtent pour essayer de faire pression. C'est un dévoiement de la mission du comité, selon moi. Il vient s’immiscer dans le contenu éditorial des émissions, ce qui me paraît problématique. Les journalistes sont libres de choisir l'angle de leur sujet et de leur enquête. Là on a même l'impression que le comité d'éthique est lui-même un peu instrumentalisé par des groupes privés, et qu'il vient interférer dans une décision de justice. »

« suspicion de complaisance »

Surtout que l’on découvre que Christine Albanel et Sophie Boissard, la directrice générale de Korian, sont de vieilles connaissances. Les deux femmes se croisent tout d’abord au début des années 2000 au sein du Conseil d'Analyse de la Société. Christine Albanel y siège en tant que présidente de l'établissement public du musée et du domaine national de Versailles tandis que Sophie Boissard en est membre de droit en tant que directrice générale du Centre d'analyse stratégique.

Elles se retrouvent aussi dans le gouvernement Fillon. Christine Albanel est ministre de la Culture alors que Sophie Boissard est directrice adjointe du cabinet de Christine Lagarde, ministre de l’économie.

En 2017, Sophie Boissard, devenue DG de Korian est invitée par le Digital Society Forum fondé par Stéphane Richard, le patron d’Orange et Christine Albanel, alors l'indispensable « Directrice exécutive d’Orange, en charge de la RSE, de la diversité, des partenariats et de la solidarité ». Et pour faire bon poids, Christine et Sophie se retrouvent aussi aux dîners du Siècle, le club sélect qui organise un dîner mensuel entre dirigeants politiques, économiques, culturels et médiatiques.

Une source interne à France Télévision confirme l’embarras de la chaîne : « _Notre service juridique avait prévenu Mme Albanel qu’aux vues de ses relations avec la directrice de Korian, il serait prudent qu’elle se déporte sur ce dossier. Mais le comité d’éthique étant indépendant de France Télévisions, elle était libre de faire ce qu’elle voulait. Peut-être que le comité d'éthique serait parvenu aux mêmes conclusions, mais elle n'aurait pas du participer à cette décision, et prendre le risque de faire naître le soupçon _ »

Contactée, la directrice générale de Korian n'a pas répondu aux questions que nous lui avions adressées. Son service de communication nous a juste déclaré qu'étant en désaccord avec le traitement qui leur avait été réservé dans le documentaire, ils avaient saisi le comité d'éthique de France Télévisions, comme le veut la procédure définie par les chaînes publiques.

C'est la faute au parisianisme...

Christine Albanel confirme en toute décontraction à Reflets ses liens avec Sophie Boissard : « Oui, je la connais, quand on se croise dans une réception on se dit bonjour. Ce n’est pas une amie. Je l’ai invité au Digital Society Forum pour réfléchir sur la thématique santé. C’est tout. » Quand on lui mentionne les dîners du Siècle, elle acquiesce en riant : « Ah oui, bien sûr, on se croise au Siècle. Mais il y a 300 ou 400 personnes à ces repas, vous savez. C’est le parisianisme... »

Pour elle, rien ne justifiait un éventuel déport lors de la tenue de ce comité d’éthique : « Si on avait eu des intérêts communs, bien sûr. Mais là, je me sentais complètement en situation d’examiner la requête de Korian. D’ailleurs notre avis a été très très mesuré. Je ne le regrette pas, je l’assume complètement. »

La présidente du comité d’éthique de France télé sera entendue jeudi par la commission d’enquête du Sénat sur la concentration dans les médias en France. Une nouvelle question pour les sénateurs ?

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