Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Stéphanie Fontaine, Jacques Duplessy

« Ma mère a été victime de négligence, voire de maltraitance »

Une infirmière dénonce la prise en charge de sa mère dans un Ehpad Korian

Pas de protections adéquates, portes de résidents malades du Covid ouvertes, mauvaise prise en charge de la douleur, la gestion de la crise dans l'Ehpad Korian de Neuilly-Plaisance est mise en cause par la fille d'une résidente décédée du coronavirus. Ces accusations sont réfutées par la direction. Une plainte sera déposée prochainement.

Covid - Reflets

Catherine Caille en est persuadée : « Ma mère a été victime d'un défaut de soin à l’Ehpad Korian de Neuilly-Plaisance. Si je n’étais pas intervenue et si je ne m’étais pas occupée moi-même de la faire transférer à l’hôpital Cochin, elle serait décédée à la maison de retraite dans d’atroces souffrances. » Catherine Caille sait de quoi elle parle : elle est elle-même cadre infirmier à l’hôpital Cochin.

Le 27 mars, les familles ont été prévenues par téléphone par le médecin coordonnateur que deux premiers cas de Covid avaient été confirmés à l’Ehpad Korian Les Lauriers. Le 31 mars, nouveau coup de fil, Catherine Caille est informée que Marcelle, sa maman âgée de 77 ans, est à son tour atteinte du Covid. Elle obtient l’autorisation de venir la voir le lendemain.

« Là, c'est un choc. J’ai découvert une situation hallucinante. Le personnel ne portait pas les protections adéquates, la porte de la chambre d’un résident sur laquelle était inscrite "Précaution gouttelettes", ce qui laissait supposer qu'il était atteint du Covid, était ouverte. Pour un autre résident tombé, le personnel est entré sans protection pour le remettre dans son lit. L’aide-soignant ne portait même pas de masque ! Comme les résidents ne recevaient plus de visite depuis le 7 mars, forcément, on peut se douter que la contamination s’est faite en interne. J’ai pu constater que les règles d’hygiène les plus élémentaires n’étaient pas respectées. Le personnel manquait de tout : pas de charlotte, pas de surblouse… J’étais venue avec mes propres protections. Quand j’ai voulu me déshabiller, j’ai demandé où mettre les protections contaminées, on m’a répondu : "Laissez-ça là." J’ai laissé le sac poubelle dans le couloir. Il y avait un vrai laisser-aller, un manque de procédures et de savoir-faire. Mais surtout, je me suis aperçue d'un manque de soins flagrant ! Pour la nuit, les infirmières m’ont dit qu’il n’y avait qu’une infirmière pour trois établissements. Impossible de bien suivre des patients dans ces conditions. Alors qu'on paie près de 4.000 € par mois ».

Porte ouverte d'un résident probablement atteint par le coronavirus - Photo : Catherine Caille
Porte ouverte d'un résident probablement atteint par le coronavirus - Photo : Catherine Caille

« Une escarre dans lequel je pouvais presque entrer le poing »

L’état épouvantable de sa mère la fait bondir. « Plutôt qu’un confinement de chambre, c’était un confinement de lit vu son état ! Elle avait des escarres au niveau du sacrum dont une tellement profonde qu'on pouvait presque y entrer le poing, les jambes bloquées en cuisses de grenouille, les pieds posés complètement à plat vers l’extérieur sur le matelas, ce qui montre qu’elle était continuellement alitée… Elle n’avait même pas un matelas anti-escarres.

Marcelle Caille sur son lit à l'Ehpad Korian Les Lauriers le 1er avril 2020 - Photo : Catherine Caille
Marcelle Caille sur son lit à l'Ehpad Korian Les Lauriers le 1er avril 2020 - Photo : Catherine Caille

On peut parler de négligence, mais moi je me demande s’il ne s’agit pas plus de maltraitance ! Au niveau de la douleur, la prise en charge était catastrophique : on lui donnait juste du paracétamol en suppositoire alors qu’elle aurait dû recevoir de la morphine. Le médecin coordinateur m’a dit le 1er avril par téléphone : "Êtes-vous d’accord pour que je prescrive de la morphine car ça peut accélérer sa mort ?" J’ai donné mon aval car je voulais surtout éviter qu'elle souffre. Mais le soir, rien était fait et une infirmière m’a dit qu’il était trop tard pour en avoir et qu’il n’y en avait pas pour elle dans l’Ehpad.

Ma mère ne recevait pas non plus assez d’oxygène. Elle était censée recevoir 15 litres d’oxygène, elle en avait même pas cinq ! L’appareil n’était pas adapté pour délivrer un débit plus important. La première fois que je suis entrée dans sa chambre, l'alarme du concentrateur d’oxygène sonnait. Personne n'était venu voir, ni réparer l'anomalie !

En plus, l’Ehpad n’avait pas les masques adéquats : quelqu'un avait fait un nœud au masque pour tenter d’augmenter le débit et il y avait des fuites d’oxygène. Elle n’avait pas d’oxymètre pour mesurer sa saturation en oxygène. J’en ai réclamé un pour faire l’examen moi-même. Alors une infirmière est allée le chercher. J’ai voulu prendre sa tension : les trois tensiomètres électroniques indiquaient "erreur", donc on a pas pu prendre sa tension. Le thermomètre indiquait 36,4°C juste avant son transfert à l'hôpital, alors qu'elle était à 38,8°C à son arrivée aux urgences… C'est fou, rien n'était fiable ! »

« Vous ne vous trompez pas d’Ehpad ? »

Le soir même de sa visite, Catherine Caille la fait transférer par le SMUR à l’hôpital Cochin où elle décède une semaine plus tard. « Aux urgences, ils étaient stupéfaits de son état catastrophique. Le lendemain, le médecin coordinateur de l’Ehpad a appelé l’hôpital. Quand il lui a été demandé ce qui avait été fait pour la douleur, il a a assuré avoir donné de la morphine... C’est faux ! Cette prescription ne figure même pas dans le dossier de transmission. A Cochin, ma mère a été vraiment très bien prise en charge. Elle a même pu reprendre conscience avant de partir. J’ai eu le temps de lui dire au revoir. Mais combien de personnes ont eu cette chance ? »

Contactée, la directrice de l’Ehpad, Corinne Sellier, donne un tout autre son de cloche. Elle aurait « presque doublé le nombre de personnels », lesquels disposaient de « pléthore de protections, pléthore de cuves d’oxygène ». Selon elle, il y avait même trop de stocks d’anti-douleurs, dont une partie a dû être renvoyée à la pharmacie. Elle nous demande : « Vous ne vous trompez pas d’Ehpad ? »

Mais la directrice refuse de nous révéler le nombre de morts du Covid sur « la petite centaine de résidents » que compte son établissement, et nous renvoie vers la mairie pour consulter les certificats de décès. Sauf que l’Ehpad transfère beaucoup de résidents mourants vers l’hôpital et les décès ne sont donc pas tous déclarés en mairie. Notre courriel de questions complémentaires adressé à la direction de l’Ehpad et à la communication du groupe Korian est resté sans réponse. Selon notre enquête, il y aurait eu au moins sept décès sur la période, un chiffre sans doute très inférieur à la réalité.

Catherine Caille ne compte pas en rester là ; son conseil, Maître Charles Joseph-Oudin, prépare une plainte contre l’établissement, mais aussi contre l’État. « J’ai actuellement une dizaine de dossiers de familles dont un proche est mort du Covid-19 en Ehpad, et également une dizaine de dossiers de soignants touchés par le coronavirus qui souhaitent attaquer l’État pour ne pas leur avoir donné les moyens et les protections nécessaires, détaille l’avocat spécialisé dans la santé. L’État a failli en ne donnant pas suffisamment de masques notamment. Et surtout, il a adapté sa doctrine en fonction du stock de masques disponible, allant jusqu'à dire qu’il était inutile d’en porter. Nous allons saisir le tribunal administratif pour défaut de politique sanitaire. Pour les victimes en Ehpad, nous allons déposer des plaintes contre X visant à la fois l’État et les établissements concernés. Les Ehpad ont la responsabilité de la sécurité de leurs pensionnaires. Je pense qu‘il y a une distinction à avoir entre des petits établissements qui manquent vraiment de moyens financiers et des grands groupes comme Korian qui distribuent des dividendes importants à leurs actionnaires. »

Le groupe Korian à nouveau pointé du doigt

Le groupe Korian est régulièrement mis en cause dans les médias pour les conditions de prise en charge de ses résidents et la recherche du profit maximum. Un ancien directeur d’établissement, Jean Arcelin, avait également dévoilé cette course au profit dans le livre Tu verras maman, tu seras bien (XO Editions, 2019).

Des enquêtes de différents confrères pointent une mortalité particulièrement importante dans les établissements Korian au regard du nombre de ses résidents pendant l'épidémie de Covid-19. A la Riviera de Mougins (Alpes-Maritimes), 40 décès (sur 109 résidents !), à la Villa Victoria de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), 25 décès, à l'Epervier du Bourget, 24 décès, à Aurélias de Pollionnay (Rhône), 28 décès, à la Vill'Alizé de Thise (Doubs), 26 décès… Ce macabre tour de France pourrait ainsi continuer longtemps. Plus de 600 victimes ont été recensés dans le groupe Korian à la date du 26 avril, selon L’Obs. Mais ce chiffre est sans aucun doute sous-estimé, car l’entreprise ne prend pas en compte les résidents en Ehpad qui décèdent après leur transfert à l’hôpital.

Désormais, c’est la justice qui va s’intéresser à ce qui pourrait être un nouveau scandale sanitaire. Une dizaine de familles de victimes de l’Ehpad de Mougins vont porter plainte ainsi que la mairie, tout comme deux familles de résidents de l’établissement de Clamart ou encore la famille de Marcelle Caille contre l’établissement de Neuilly-Plaisance. D'autres plaintes sont à l’étude.

De son côté, Korian a annoncé attaquer le quotidien [Libération](https://www.liberation.fr/france/2020/04/19/covid-19-dans-les-ehpad-korian-engloutis-par-la-vague1785758), jugeant diffamatoire un article « _mettant en cause sa gestion de la crise épidémique Covid-19 ». Le groupe a finalement renoncé à distribuer les 54 millions de dividendes prévus cette année et révélés par L'Obs.


Nous avons reçu le droit de réponse suivant de la société Medica France

Un article intitulé «Ma mère a été victime de négligence, voire de maltraitance », de Jacques Duplessy et Stéphanie Fontaine, publié le 28 mai 2020 sur le site Reflets.info, fait état de graves mises en cause de l'ensemble du suivi des résidents, et notamment d'une résidente en particulier, de l'EHPAD Lauriers de Plaisance, situé à Neuilly-Plaisance et géré par la société MEDICA FRANCE, ainsi que d'allégations de carences dans la mise en œuvre de mesures de protection.

En conséquence, je vous remercie d'insérer le droit de réponse suivant sur le site reflets.info, en application des dispositions de l’article 6, IV, de la Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique et de l'article 13 de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse :

"L'article «Ma mère a été victime de négligence, voire de maltraitance» de Jacques Duplessy et Stéphanie Fontaine, publié le 28 mai 2020, met très gravement en cause le suivi et la protection des résidents de l'EHPAD Lauriers de Plaisance, ainsi que de ses personnels, dans la contexte de l'épidémie de Covid, allant jusqu’à l’allégation de fautes de nature pénale.

Notamment, cet article allègue des négligences voire des maltraitances structurelles, qu’illustreraient la situation de Madame C., résidente.

Non, Madame C. n'a été victime ni de négligence, ni d'un défaut de soin, encore moins de maltraitance.

Les compétences professionnelles supposées de la fille de Madame C. ne se substituent ni à une analyse précise du dossier médical, ni au travail d’inspection et de contrôle réalisé par les autorités sanitaires. En l’espèce, l’intensité des soins possibles au sein d’EHPAD est incomparable avec celle d’un établissement hospitalier à rayonnement national tel que l’Hôpital Cochin où elle dit travailler.

L’établissement Les Lauriers de Plaisance (93) récuse formellement les points allégués dans le témoignage dont l’article de Jacques Duplessy et Stéphanie Fontaine fait état, tant sur les modalités du transfert que la prise en soins.

Les allégations rapportées ont un caractère totalement erroné et diffamatoire dans la mesure où l’affirmation que Madame C. aurait été maltraitée ne correspond en rien à la réalité.

Nous en voulons pour preuve les éléments qui figurent à son dossier médical que nous tenons évidemment à la disposition des autorités.

En particulier, nous tenons à rappeler que :

  • Le transfert en milieu hospitalier avait été demandé au SAMU dès le 31 mars par l’établissement. Malheureusement cette première demande avait été refusée par les services de régulation. Cela n’a pas empêché l’équipe de négocier en direct un transfert le 1er avril à l’Hôpital Sainte Camille (5km).

  • Le personnel de soin ne manquait pas « de tout » comme allégué à tort.

  • Le personnel de soin de Lauriers de Plaisance n’a ni négligé, ni maltraité Mme C., pas plus avant son transfert à l’Hôpital que pendant les cinq années de son séjour dans l’établissement.

L’EHPAD Lauriers de Plaisance à Neuilly-Plaisance déplore à ce jour 10 décès en lien avec le Covid (8 cas confirmés) dont 6 sont intervenus dans un hôpital. Sur 110 résidents, 42 ont été touchés par le virus et 31 guéris du Covid. A date, aucun nouveau cas n’a été déclaré depuis le 17 avril 2020.

En cas de suspicion et/ou confirmation de Covid-19 et de décès, une information a été délivrée aux familles concernées, si possible par l’intermédiaire du référent familial, et du conseil de vie sociale, mais également remontée quotidiennement à la plateforme Santé Publique France conformément aux instructions des autorités de santé.

En outre, en lien avec l’agence régionale de santé, l’EHPAD Lauriers de Plaisance a mis en place des protocoles imposant les mesures barrières recommandées. En l'état, il apparait que l’établissement n'a jamais connu de manques s’agissant des équipements de protection recommandés par les autorités de santé.

D’une façon générale, nous souhaitons rappeler qu’en matière d’analyse du suivi de soins en EHPAD, les soins prodigués aux résidents sont consignés à leur dossier médical, tel que cela a été le cas du suivi de la personne visée par l’article."

J’attire votre attention sur le fait que les mises en cause de cet établissement géré par MEDICA étant en partie lisible en accès libre, ce droit de réponse ne saurait être visible que des seuls abonnés.

Je vous prie de croire, Madame le Directeur de la publication, à l'expression de ma considération distinguée,

Pour la Société MEDICA FRANCE Charles-Antoine PINEL - Président

Ce courrier appelle quelques précisions :

Reflets tient à rappeler que nous avions donné la parole à la directrice de l'établissement qui avait déjà démenti le manque de matériel de protection et assuré d’une prise en charge conforme de Madame Caille.

Dans sa réponse, Korian précise tout de même le nombre de malades Covid : 45 sur 110 résidents. Une telle proportion ne peut qu'interroger sur le respect des mesures barrières et la disponibilité en matériel de protection pour les soignants. A ce sujet vous pouvez relire nos articles sur l'Ehpad de Saint-Paulien dans notre dossier Coronavirus.

Nous relevons également une imprécision : "42 personnes atteintes, 31 guéries et 10 décès", selon Korian. Or, 31 +10 = 41, qu'est devenue la 42ème personne ? On nous dira qu'on pinaille...

Enfin, il y a bien un chiffre qui ne correspond pas à celui de notre enquête. Korian assure que 4 résidents sont décédés dans l'établissement et 6 à l'hôpital. "Nous avons eu connaissance de 6 décès suspectés ‘Covd-19’ à l’Ehpad Les Lauriers“, nous a pourtant indiqué la mairie de Neuilly-Plaisance.

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