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par drapher

Aliénation massive par la technique : un vieux problème qui s’amplifie

La consommation d'industries culturelles comme seul horizon

A l’heure de la chasse aux Fake News, de l’arrivée imminente de l’IA dans l’éducation, la santé, etc, des commémorations nationales par les réseaux sociaux, l’abêtissement des masses n’a jamais été aussi profond. L’aliénation par la technique est au cœur de ce processus, tout comme la consommation compulsive d’une industrie culturelle crétinisante.

La technologie remplace le monde réel : asservissement total - facebook

L’addiction en cours — du plus grand nombre — aux technologies numériques est avérée et Reflets s’en fait souvent l’écho. Pour autant, une fois ces nouveau modes de vie, de relations et de communication décrits, leurs causes et leurs effets ne sont pas pour autant traités : la population française passe un temps infini à regarder et utiliser des écrans, plébiscite toujours plus les technologies numériques mais rien n’indique les raisons profondes de ce « fonctionnement » ni ce qu’il engendre concrètement. Tentative partielle de « décryptage » des causes et conséquences de l’aliénation par la technique et l’asservissement à la consommation d’une population profondément dépressive, frustrée et paralysée par l’impuissance.

La nourriture industrielle tu dévoreras… comme tout le reste

L’industrie culturelle n’est pas une invention récente. Elle est une création américaine du début du XXème siècle (avec la création des premiers grands studios de cinéma), parfaitement pensée et organisée à l’époque et véritablement déployée au sortir de la seconde guerre mondiale. Bernard Stiegler, le philosophe techno-critique en parle abondamment et rappelle d’ailleurs souvent le concept de « nouvelle forme de barbarie » employé dès 1944 par des intellectuels pour décrire la politique américaine de « l’industrie culturelle ». Et industrialiser toute chose n’est pas sans conséquences sachant que dans le cas de la culture (définie de façon sommaire par la l'ensemble des pratiques, connaissances, traditions et normes propres à un peuple et la somme des activités artistiques, matérielles et immatérielles se référant à un espace humain partagé au cours d’une histoire commune) ces conséquences sont énormes.

La culture n’est pas un bien de consommation — à l’origine — et n’est pas censée l’être, et ce pour une raison simple : la consommation détruit et la culture n’est pas censé être détruite mais au contraire être conservée, échangée et transmise, tout en s’enrichissant au cours du temps.

Pourquoi parler de destruction dans le cas de la consommation ? Tout simplement parce que par essence, ce qui est consommé est fait pour être avalé, digéré et évacué. La première consommation humaine est la nourriture, par exemple. Il vient tout de suite à l’esprit une contradiction dans ce cadre précis : que faire alors de la tradition culinaire et de toute la culture qui l’entoure ? Une notion centrale : le partage et la création (unique). On ne consomme pas un plat cuisiné basé sur une tradition culinaire, issu d’une culture connue de celui ou ceux qui l’ont préparé. On le partage. La vocation d’une tradition-culture culinaire n’est pas sa diffusion massive au plus grand nombre, ni sa consommation généralisée. L’industrie alimentaire, au contraire, a cet objectif.

Aujourd’hui, une majorité de Français consomme de la nourriture industrielle qu’ils ne préparent pas eux-mêmes : ils dévorent des surgelés en masse et des préparations fabriquées en usine parfaitement étudiés pour les inciter à en consommer plus (sels et sucres ajoutés, additifs, colorants, etc) et les rendre « accrocs ». Consommer la nourriture au lieu de la partager, un premier pas vers la destruction de la culture culinaire, d’un asservissement humain au grand rouleau compresseur industriel aliénant.

Industrialiser la culture et sacraliser la technique

Toute la culture est devenue industrielle. Les populations la consomment. Le consommateur français consomme un hamburger dans une chaîne de restauration rapide comme il consomme un livre ou une musique. Il se décrira d’ailleurs sur un réseau social via ses consommations, de films, de séries, de musiques, de livres (voire parfois avec son hamburger dans son enseigne). La consommation est en réalité devenue « un critère majeur d’identification individuelle », ce que Guy Debord, le célèbre philosophe de la « société du spectacle » décrit comme une culture qui devient « à la fois le résultat et le projet du mode de vie existant ». Cette industrie culturelle est un besoin fabriqué pour répondre à la frustration générée massivement par l’industrialisation forcenée, génératrice d’addiction à la consommation. Le serpent se mord la queue, mais mène toujours à un concept central : la culture industrielle permet « aux désirs individuels de se conformer aux normes et à l’ordre social. »

Un autre philosophe, Jacques Ellul, dans les années 70 a beaucoup réfléchi sur l’aliénation par la technique, problème qui, s’il n’était pas pourtant encore très prégnant à son époque, l’est véritablement aujourd’hui. Ellul explique le processus d’aliénation à la technique par un processus humain inéluctable, celui de la sacralisation de son environnement. Pour le philosophe, l’humain a sacralisé la nature et lorsque la technique est venue polluer et profaner cette dernière, il s’est opéré une sorte de « transfert de sacré » : de ce qu’il sacralisait (la nature) vers ce qui l’a détruite et désacralisée (la technique). C’est par ce transfert de sacré qu’Ellul explique l’addiction à la technique, doublé d’un refus d’admettre sa sacralisation. La sacralisation de la technique — technique qui est souvent perçue comme neutre, ce qui est parfaitement faux — sacrifie l’esprit critique des individus, les conduisant de plus en plus à adopter des comportements conformistes. Pour Ellul, cette voie vers le conformisme par la sacralisation devait devenir « le totalitarisme de demain ».

Et quoi de plus conformiste que l’utilisation récurrente, moutonnière et répétitive des réseaux sociaux et de tous les outils en ligne « d’assistance » ou de distraction ?

Ce que la grande déprime en cours révèle

Le totalitarisme technologique [de demain] par le conformisme des masses envisagé par Jacques Ellul est en place en 2018. La réalité sociale et psychologique qui se profile est inquiétante : Bernard Stiegler qui enseigne en Chine depuis 5 ans souligne que 15% de Chinois sont dépressifs. Les suicides dans les pays développés augmentent, le malaise des « masses de consommateurs » est général, une sorte de grande déprime d’individus enfermés dans la technologie, consommateurs frénétiques d’industries culturelles cherchant à se conformer à des normes sociales mouvantes, souvent fabriquées et prégnantes à la fois, n’ayant plus comme projet que le « résultat » de leurs modes de vie aliénés.

De nombreux observateurs analysent cette situation et envisagent les conséquences que cette aliénation de masse produit. Au delà du mal-être individuel, collectif, c’est la possibilité de faire encore société qui questionne : jusqu’à quel point une société humaine peut-elle rester cohérente, soudée, résiliente et en mesure de faire du lien et du sens dans ce contexte ? Le philosophe et sociologue américain Herbert Marcuse annonçait dans les années 60 la chose suivante : « L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales ». Ce phénomène a parfaitement fonctionné jusque là, mais n’est-il pas en train de trouver ses limites avec la généralisation des technologies numériques [addictives] ? Une « décohésion sociale » n’est-elle pas en cours, faite d’une destruction systématique de tout ce qui constitue le [bien] vivre ensemble ? Destruction de l’économie réelle, de l’éducation, du système de santé, des espaces sociaux, de la protection sociale, de l’environnement, de la biodiversité, des liens familiaux, amicaux… ?

Générer de l’entropie jusqu’à la destruction finale de tout ?

La « disruption » (technologique) annoncée depuis quelques années et instiguée à grands coups de marketing n’est-elle pas une rupture avant tout entropique : génératrice d’un désordre destructeur ? C’est ce que pense Bernard Stiegler, qui estime pour sa part que c’est le « modèle de la donnée industrielle qui est la cause d’une entropie qui détruit les gens.» Pour le philosophe, les big data issues du modèle californien — qui ont exploité l’invention européenne du Web — ne sont ni solvables ni soutenables à terme. Les algorithmes qui les traitent, désormais catalogués en « intelligence artificielle » — alors qu’ils ne sont la plupart du temps que des systèmes de traitement statistiques automatiques — créent avant tout des moyennes et ne savent pas gérer les exceptions. Ce phénomène de moyenne tend à une dégradation permanente des informations et des résultats qui en découlent. L’exemple de la langue qui perd de sa richesse et se dégrade sous l’effet des traitements des algorithmes de Google est significatif, le chercheur Frédéric Kaplan l’ayant analysé.

Alors qu’une future « IA pour tous » est annoncée par Cédric Villani dans son rapport, c’est la dégradation de l’esprit critique et des capacités intellectuelles des masses aliénées par la technologie qui marque le présent.

Le slogan qui pourrait présider à un rapport sur le futur de notre société pourrait-il être : « Demain, tous idiots, aliénés et incultes, auto-asservis à la technologie et assisté par des algorithmes en apprentissage automatique » ?

Probable.

A moins que comme Stiegler le pense, un nouveau modèle ne puisse se créer car « les gens vont quitter les réseaux sociaux et les plateformes parce que ces outils les détruisent » ?

A voir…

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